POURQUOI IL NE FAUT PAS SE TROMPER SUR LA NATURE DES REGIMES
Beaucoup d’erreurs diplomatiques auraient été évitées ces dernières années si la classe politique avait encore une idée claire de la typologie des régimes politiques telle qu'elle avait été élaborée au milieu du dernier siècle par des auteurs comme George Orwell, Hannah Arendt, Raymond Aron.
Aux catégories habituelles venues d'Aristote : monarchie, aristocratie, démocratie, et leur perversion en tyrannie, oligarchie et démagogie, ou aux classifications plus communes distinguant tout simplement démocratie et dictature, les tragiques expériences que l'on sait ont amené ces auteurs à ajouter la catégorie jusque-là inédite du totalitarisme. Hannah Arendt y inclut le communisme soviétique et le régime nazi. Elle y aurait ajouté d’autres régimes communistes apparus ultérieurement, notamment celui de Chine. Elle pensait que le régime totalitaire n'était possible que dans de grands pays comme la Russie ou l'Allemagne : les cas du Cambodge et de la Corée du Nord, seul prototype existant encore à l'état pur de ce type régime, lui ont apporté un démenti. En revanche, elle n'avait pas tort de considérer que l'Italie fasciste avait laissé trop d'espace à des forces étrangères à son idéologie, en premier lieu à l'Eglise catholique et pratiquait trop peu la terreur pour mériter le qualificatif de totalitaire. Tout au plus s'agissait-il d'un régime idéologique. De même, elle faisait basculer, au grand dam des antifascistes d'alors, l'Espagne franquiste ou le Portugal de Salazar du côté des dictatures classiques de type sud-américain.
Dictature et régime totalitaire
La différence entre système totalitaire et dictature classique ne tient pas seulement à la place beaucoup plus grande que prend l’idéologie dans le premier, conduisant au mensonge généralisé, bien décrit par Soljenitsyne. Elle tient aussi au fait que la dictature ne s’en prend qu'à ses opposants leur réservant généralement le sort le plus dur, tandis que le totalitarisme pratique la terreur de masse, sans considérer de près ce qu’a fait ou n'ont pas fait les uns et les autres. Alors que la dictature ordinaire ne demande qu’une allégeance passive sous la forme d'une soumission craintive, le régime totalitaire exige en outre une mobilisation permanente des citoyens en sa faveur.
Entre la dictature et la démocratie des degrés existent. Certains pays comme l'Espagne, le Portugal, le Chili sont passés d'un coup de l'une à l’autre. D'autres tels le Brésil, le Mexique, la Turquie, Taïwan ont suivi des degrés non sans conserver quelques imperfections. On peut considérer aussi la Russie d'aujourd'hui comme une démocratie imparfaite et sûrement pas comme une dictature au sens habituel. Que l'alternace y semble difficile, c'est ce qu'on avait déjà vu en son temps au Mexique, en Suède, au Japon sans que personne ne trouve à redire du caractère démocratique de ces pays, au moins s'agissant des deux derniers. Et que dire de nos démocraties occidentales où ce qui distingue les grands partis qui alternent au pouvoir est devenu bien ténu tandis que ceux qui s'écartent du consensus sont impitoyablement voués à la diabolisation ou à la marginalité ?
Le XXIe siècle a produit de nouveau types de régime inédits jusqu'ici. La Chine d’aujourd’hui a conservé une enveloppe totalitaire : parti unique, Etat fort, police politique redoutable mais l'idéologie s'y est affadie au bénéfice d'un système économique capitaliste très éloigné du communisme des origines. Elle est une sorte de totalitarisme schizophrène. On dit que le régime s'est libéralisé mais les milliers d'exécutions capitales (80 % de celles qui ont lieu dans le monde), les millions d'incarcérations dans les camps (laogais) et les prisons frappent-elles seulement les condamnés de droit commun ? Il est permis d'en douter. Comment suivre Pascal Lamy quand il prétend que la Chine de Xi Jinping serait plus démocratique que la Russie de Poutine ?
Faut-il qualifier de totalitaires des régimes islamiques comme l'Iran des ayatollah ou l'Arabie Saoudite, sans compter le nouvel Etat islamique (Daesh) ? La référence religieuse les distingue des grands totalitarismes du XXe siècle ou de l’actuelle Corée du Nord qui sont athées. L'intrusion de l'Etat dans la vie privée y va cependant loin. Aucune liberté religieuse n'existe en Arabie ou sous le khalifat de Mossoul. Comme l'Irak et l'Iran, ils ordonnent des centaines d'exécutions par an. Mais dès lors que la loi islamique y est respectée, ces pays ne connaissent ni la mobilisation permanente (l’Iran s'est bien calmé à cet égard), ni la terreur de masse des régimes communistes.
Il reste que ces régimes religieux apparaissent bien plus oppressifs que les dictatures arabes classiques (de type nassérien, baasiste ou assimilé) : Algérie, Tunisie, Libye, Irak avant 2003, Egypte, Syrie. C’est par ignorance des catégories fondamentales que nous avons évoquées que certains de ces régimes (notamment ceux de l'Irak, de la Libye et de la Syrie) ont été diabolisés comme s'il n'y avait jamais eu rien de pire sur la terre. C'est sur la base de ces analyses erronées et d'une projet utopique de "démocratisation" du Proche-Orient, que l’Occident, au travers des printemps arabes, s ' est évertué à aider à leur renversement : la plupart des pays concernés ont alors plongé dans le chaos. Il s'agissait de dictatures classiques, un peu rudes pour certaines (Syrie, Libye) mais de rien d'autre. Leur caractère dictatorial témoignait d'un Etat encore peu sûr de lui. Mais pour faire un Etat démocratique, il faut d'abord un Etat et non pas détruire l'Etat. Dans la longue voie vers la démocratie, l’Etat n'est pas un obstacle, il est une première étape et une condition nécessaire. Sa destruction ne pouvait amener qu’une grave régression.
Roland HUREAUX
Mai 2017