Edouard HUSSON , « Nous voulons vivre sans les juifs » Novembre 1941. Perrin, 2005, 176 pages.
Le court récit d’Edouard Husson sous-titré « Quand et comment ils décidèrent la solution finale » se lit comme une le récit d’une descente aux enfers. Sans évoquer directement ce que fut la Shoah, il décrit semaine après semaine comment fut prise, dans une atmosphère de possession, à la fois irréelle et démoniaque, la décision d’exterminer les juifs d’Europe. Il donne une date : novembre 1941.
Qui prit la décision ? Hitler bien sûr. Il ne laissa certes pas de traces écrites, ce qui a pu alimenter l’allégation révisionniste selon laquelle il ne serait pas personnellement responsable de l’extermination des juifs. Mais la plupart de ses ordres n’étaient pas écrits. Ils n’étaient même pas toujours explicites, simplement suggérés. C’était à une cour empressée de devancer ses désirs ou de décrypter ses sous-entendus ( ce qui ne veut pas dire que sur ce sujet il n’ait pas été explicite), les hommes et les services se trouvant en compétition permanente pour lui complaire et par là accroître leur sphère d’influence.
Sur la question des juifs, les S.S. et spécialement l’adjoint d’Himmler, Reynhard Heydrich (assassiné à Prague en juin 1942), eurent très vite l’avantage : avant les autres, ils comprirent ce qu’avait de radical le dessein d’Hitler en la matière et eux qui avaient dédaigné de se mêler à la « Nuit de cristal », considérant que ce pogrom n’exprimait qu’un antisémitisme émotionnel, se placèrent très tôt pour l’exécuter eux-mêmes.
Quand fut prise la décision ? Le livre donne au départ un sentiment de confusion qui ne fait que refléter le désordre dans lequel elle fut prise et les tâtonnements qui la précédèrent . Mais malgré cette apparente confusion, elle est l’aboutissement d’une logique implacable.
La décision d’éliminer les juifs d’Allemagne et de l’Europe allemande fut prise très tôt . Avant la guerre, il ne fut certes question, officiellement, que de les expulser hors des frontières ; mais plus qu’ une option de fond, cette politique exprimait sans doute le souci de ménager l’opinion internationale - et aussi allemande en vue de la préparation de la guerre.
L’invasion de la Russie fut un tournant capital. Les premières exécutions systématiques de juifs, hommes , femmes et enfants, à l’arme à feu et en plein air, eurent lieu en Ukraine à partir de l’été 1941: elles furent le fait des Einsatzgruppen, S.S. ou même simples unités de la Wehrmacht. Le raisonnement avancé en petit comité pour les justifier était qu’il fallait purger les arrières du front russe de toute résistance et pour cela éliminer les résistants potentiels : cadres du parti communiste ou juifs, ces derniers étant tenus aussi pour des communistes potentiels puisque selon Hitler, le communisme (comme le capitalisme) était fondamentalement un phénomène juif.
Cette méthode avait deux inconvénients : les recrues, même au sein de la S.S., âmes apparemment plus tendres que le régime ne l’aurait voulu, vivaient mal ces opérations, malgré l’alcool dont on les imprégnait avant ; elle laissait en suspens le « problème » des juifs se trouvant plus en arrière du front, notamment en Pologne et en Allemagne. Sans envisager encore explicitement le génocide, les gauleiter se les rejetaient les uns les autres comme un fardeau encombrant. Leur regroupement dans le gouvernement général de Pologne fut décidé dès le début de la campagne de Russie.
L’autre prodrome de la solution finale, fut le traitement, « scientifique » lui , par le gaz et intra-muros, déjà infligé à une autre catégorie de population, les malades mentaux et les handicapés , cela dès l’automne 1939.
Cependant l’idée d’appliquer massivement aux juifs le même traitement qu’aux malades mentaux ne s’imposa qu’après un détour : pendant plusieurs mois, le pouvoir nazi envisagea de déporter les juifs au loin, d’abord à Madagascar , puis en Sibérie .
Il ne faut pas imaginer l’idée d’installer les juifs d’Europe à Madagascar comme une sorte de projet « sioniste » transposé sous le tropique du Cancer. Le modèle qu’ont alors en tête les nazis est plus ou moins celui génocide arménien : de même que les Arméniens et autres chrétiens d’Orient furent laissés démunis dans le désert par les Jeunes Turcs jusqu’à ce que mort s’en suive, les juifs devaient, dans le fantasme malgache, s’enliser dans d’obscurs marécages remplis de miasmes.
Pour la déportation en Sibérie, le modèle d’une extermination plus ou moins rapide par le travail, les privations et le froid était déjà connu des nazis : c’était celui du goulag stalinien. Ils n’envisageait d’ailleurs que d’en réemployer les installations et les méthodes. Une extermination aussi mais dont personne ne prenait la responsabilité directe puisque officiellement il ne s’agissait que de « camps de travail ». Les pires criminels idéologiques préfèrent quand ils le peuvent se voiler la face sur la réalité de leurs actes. Mais en l’espèce, ils ne le purent pas.
Pour la réalisation de ces projets, il fallait en effet d’abord gagner la guerre, contre le Royaume-Uni pour l’un, contre l’U.R.S.S pour l’autre. Or il apparut bientôt que ce ne serait jamais le cas . Le projet criminel devait être alors envisagé directement.
Novembre 1941, c’est le moment où la direction du IIIe Reich perd l’espoir de vaincre rapidement l’Union soviétique.
L’extermination « scientifique » des juifs est doublement liée à ce constat d’échec : non seulement la géographie de la guerre interdit aux nazis de commettre le crime autrement ou ailleurs , mais l’extermination constitue encore une sorte de vengeance des revers militaires : dans la fantasmagorie nazie, les juifs étaient la cause de la guerre ; les juifs encore présents sur le territoire du Grand Reich, de la Russie à l’Atlantique devaient donc payer pour leurs congénères qui agissaient au travers de Staline et Roosevelt. Le génocide comme vengeance en arrière d’un front qui s’effondre, c’est ce qui se passa aussi au Rwanda en 1994. Sur la fin, s’ajouta l’idée encore plus folle que, perdus pour perdus , les nazis devaient au moins accomplir une grande « œuvre » : débarrasser l’Europe de ses juifs. La décision du génocide était certes déjà prise, mais ce raisonnement explique que sa réalisation ait été accélérée au cours des derniers mois, au mépris même des impératifs de la guerre.
Selon Edouard Husson, le pas décisif fut franchi le 5 novembre 1941 quand Hitler dit à Himmler et Heydrich : « Nous pouvons vivre sans les juifs » et encore « si je tolérais, quand les meilleurs tombent au front, que les criminels soient préservés, je détruirais l’équilibre des forces au détriment de l’élément sain de la population » , la « solution finale » est mise en route. Pour Hitler , les « criminels », ce sont les juifs, quel que soit leur sexe ou leur âge. Les premiers assassinats de masse sur le territoire polonais eurent lieu à Chelmno le 8 décembre 1941.
Il est vrai que se tient encore le 25 janvier 1942 la célèbre conférence de Wannsee. Mais, contrairement à ce qu’on a cru longtemps, à ce moment là, la décision est déjà prise ; cette réunion de deux heures sert surtout aux chefs nazis à s’assurer la collaboration des grandes administrations ( chemins de fer , industrie etc ) qui , beaucoup moins idéologiques, auraient pu constituer un frein.
« Le judéocide, rappelle l’auteur, est le crime politique le plus monstrueux de l’histoire, parce que Hitler et ses auxiliaires ont voulu, en éliminant les juifs, éradiquer la conscience morale de l’Occident » . Il était le préalable à d’autres crimes. Le dernier chapitre rappelle le bilan sinistre du régime : « en 6 ans de guerre, outre 6 millions de juifs, ils ont causé la mort de 10 millions de civils ( dont 3 millions de Polonais non-juifs et 1 million de Serbes) et de 3 millions de prisonniers de guerre soviétiques. Plus de 500 000 tsiganes ont été assassinés et au moins 150 000 handicapés ou aliénés ont été éliminés ».
Petit livre clair et bien documenté sur un sujet ténébreux, cet ouvrage fait le point d’une question encore controversée ; il montre aussi que le génocide, comme le terrorisme , loin d’être irrationnel , s’appuie sur une logique aussi folle qu’ implacable.
Roland HUREAUX