Les turbulences que traverse aujourd’hui la France se trouvent au croisement de trois crises.
La crise dite des banlieues, qui a atteint son paroxysme en novembre dernier et qui risque d’être relancée par les événements actuels est le propre de très jeunes gens, originaires des cités dites « difficiles ». Elle n’a pas de véritable organisation et se traduit par une extrême violence dont la principale cible est la police.
Les explications qui en sont données sont pour la plupart insatisfaisantes. Le chômage ? Mais la majorité de ces jeunes sont des mineurs qui ne sont pas encore en âge de travailler. L’immigration ? Mais il ne s’agit que d’une minorité des enfants d’immigrés, ceux que leurs parents ne contrôlent pas. L’islamisme ? Les mouvements islamistes ne sont clairement pas derrière, même si, ultérieurement une récupération est possible ; les recrues européennes d’Al Kaida viennent plutôt de l’université que des lycées professionnels. Le racisme ? Mais les « casseurs » sont de toutes origines, y compris parfois indigènes.
La haine fantastique de ces jeunes pour la police devrait nous mettre sur une autre piste : celle d’une éruption de violence « oedipienne » à l’égard d’un « principe de réalité » qui n’est plus incarné par l’autorité parentale ( les jeunes les plus violents viennent de familles déstructurées), ni par l’école ; l’instance paternelle haïe est « transférée » sur l’Etat, symbolisé par la police. C’est pourquoi la plupart de ces jeunes se rangent vers 25 ans.
Il reste qu’en amont, de tels événements ne se produiraient pas si la France n’avait accueilli au cours des dernières années un flux plus important d’immigrés que les autres pays d’Europe et si cette immigration ne revêtait pas des caractères particuliers : en majorité non seulement musulmane , ce qui n’est pas original, mais plus spécifiquement arabe, ce qui l’est plus : la France est en Europe le premier pays d’accueil des Arabes et donc la première caisse de résonance des événements du Proche-Orient . En outre, notre affirmation surprendra : cette immigration est moins « communautaire » que d’autres : les structures familiales des Arabes ou Africains de France sont plus vulnérables que celles des Asiatiques, bien sûr, mais aussi celles des Turcs d’Allemagne ou des Pakistanais d’Angleterre ; malgré des réactions de crispation identitaire ( affaire du voile), l’encadrement des jeunes y est plus déficient.
L’autre crise est celle qui s’est exprimée dans le référendum du 29 mai 2005. Même si l’on s’est attaché depuis à l’oublier, le rejet clair du projet de constitution européenne par le corps électoral a témoigné d’un grave malaise de la société française, cette fois dans son ensemble. S’il n’est pas sûr que la construction européenne ait été rejetée dans son principe , elle l’a été certainement dans ses modalités. Plus particulièrement visée fut la politique menée par les différentes instances qui tiennent lieu de gouvernement européen à Bruxelles, à Luxembourg et surtout à Francfort. A été sans doute aussi sanctionnée la manière dont les gouvernements français successifs défendent ( ou ne défendent pas) les intérêts de la France dans la grande mécanique européenne.
En tous les cas, les effets de ces politiques ont très clairement été perçus: stagnation su pouvoir d’achat depuis environ quinze ans ( l’augmentation limitée donnée par les statistiques est absorbée par la hausse des prélèvement quasi-obligatoires : assurance maladie et auto, mutuelles, redevances locales , électricité etc.), maintien d’un taux élevé de chômage, délitement du tissu agricole et industriel et aussi – même si la responsabilité nationale, voire locale, est pour le coup la principale – hausse des impôts et des charges.
Le discours officiel est que tout cela est le prix à payer pour s’adapter à la mondialisation. Mais la mondialisation étant supposée nous apporter un plus, comment faire admettre que dans l’immédiat, elle ne se traduise pour la masse que par des sacrifices ? Retour à la « génération sacrifiée » de Staline ? Mais qui peut encore y croire ?
C’est ce deuxième malaise qu’expriment les syndicats classiques dont les membres ne sont ne principe pas concernés par le CPE, mais qui craignent qu’il ne soit le prélude à un démantèlement du Code du travail. .
La troisième crise est celle, plus spécifique, d’une partie de la jeunesse : ni celle des grandes écoles ( qui rêve de partir à Londres ou à New York et s’est remarquablement tenue hors des mouvements de contestation), ni celle des banlieues, mais entre les deux, un mélange composite d’étudiants de filières déclassées, de jeunes chômeurs plus ou moins diplômés, mais aussi des intermittents du spectacle, des sans-papiers etc. qui constituent , plus que les étudiants eux-mêmes, majoritairement exaspérés par les piquets de grève, les commandos qui bloquent les universités. Chaque fois qu’a pu se tenir un vote régulier, seule une minorité des étudiants a voté la grève.
Il est bien vrai que notre société est dure à la jeunesse : le taux de chômage des jeunes semble plus élevé que chez nos partenaires, le revenu relatif des jeunes salariés est nettement moindre qu’il y a trente ans, privilèges de l’ancienneté et des retraités aidant, il leur est difficile de trouver un logement indépendant ou d’emprunter ; certains rencontrent des problèmes familiaux souvent graves qui leur font fuir le domincile. Comment faire comprendre à cette jeunesse que le CPE n’a pas été conçu comme une brimade ou une discrimination supplémentaires mais en vue de rétablir au bénéfice des moins de 26 ans une offre d’emploi abondante et donc d’en sortir une partie de la « galère » ?
Cette troisième crise n’est pas indépendante des deux autres : le chômage barre les perspectives des adolescents des cités, il pèse comme une menace sur toutes les catégories sociales. Les jeunes ( au moins une partie d’entre eux) sont le maillon faible sur qui pèse , beaucoup plus que sur les autres tranches d’âge, la crise économique et sociale.
Il se peut que ces trois « souffrances françaises » soient aggravées par une donnée morale : le mépris de la France et des Français ( et symboliquement de la langue française !) qui s’affiche de manière de plus en plus impudique dans une partie de notre élite. Celle-ci semble avoir perdu de vue le rôle multiséculaire de toutes les élites : être le defensor civitatis, le rempart qui assure la sécurité non seulement physique mais aussi sociale et économique de la masse, et le producteur de symboles qui garantisse à cette dernière le respect d’elle-même et donc le respect de la France. Si on leur ressasse que l’histoire est une longue suite de crimes, que les Français sont plus racistes que les autres ( alors que tout laisse penser qu’ils le sont plutôt moins), que la France n’est plus qu’une puissance de second rang , si on fête Trafalgar et pas Austerlitz, la réalité économique à laquelle se trouvent confrontés les jeunes , des banlieues comme des facultés, est encore plus désespérante.
Que faire ? Il va de soi que le problème des banlieues n’a aucune solution à court terme. Un contrôle strict de la nouvelle immigration et un effort multiforme et patient d’assimilation peuvent seuls éviter que la question, suivant la pente de la démographie, ne s’aggrave.
Résoudre au fond le problème spécifique de l’emploi des jeunes implique que l’on s’attaque en même temps aux raisons de la stagnation de l’économie française, particulièrement des salaires. Même si le carcan international dans lequel nous sommes enfermés semble impossible à desserrer, les Français eussent apprécié qu’au moins on le tentât, par exemple en explorant la TVA sociale. Est-il nécessaire de dire que c’est le mandat implicite qu’ils ont donné à leurs gouvernants en mai 2005 ?
Améliorer l’emploi des jeunes sans remettre en cause ce carcan, tel est précisément le sens du CPE ( et de quelques autres mesures moins douloureuses). On en voit les limites politiques.
Que faire donc ? Sans nul doute, dans la hiérarchie des missions de l’Etat , améliorer l’emploi de jeunes est moins essentiel que d’empêcher de graves désordres, à condition toutefois de ne pas aggraver ceux-ci en donnant le sentiment d’une démission de la puissance publique. Choix difficile donc.
Mais il est clair que seule une dynamique globale prenant à la racine toutes les dimensions de la crise française a des chances de susciter l’adhésion nécessaire à une politique de réforme.
Roland HUREAUX *