Il est clair que le peloton ne pourrait dans ce cas rester groupé indéfiniment.
Une monnaie est à un peuple ce que le braquet est à un coureur. En fonction de sa constitution physique, un coureur réalisera ses meilleures performances avec un petit braquet, là où un autre ira à la même vitesse mais avec un gros braquet. Cela n’a rien de déshonorant pour le premier qui peut même arriver avant l’autre au sommet.
Du fait de sa structure économique, de sa sociologie, de son histoire, chaque société a ainsi son taux d’inflation « naturel » (et donc une monnaie plus ou moins forte) et, s’il s’en éloigne, son économie en pâtit.
La France n’a nullement à rougir sur ce plan là : le comportement du franc sur la longue période est à peu près le même que celui du dollar. En 1958, 1$ = 5 F ; aujourd’hui, en traduisant l’euro en franc, 1 £ = toujours 5 F. De même la livre. La lire et la peseta ont eu un comportement un peu moins bon depuis 50 ans mais elles appartiennent à la même famille.
Seul le mark a eu, au cours du demi-siècle écoulé, une évolution aberrante ( au sens statistique) en se réévaluant d’un facteur 3,5 par rapport au franc, à la livre et au dollar. Ce comportement atypique résulte d’un « traumatisme de la petite enfance » qui a touché la société allemande : les crises d’inflation galopante de 1923 et 1947, des crises nous n’avons pas connues en France, au moins depuis la Révolution. Il est également fondé sur le fait que l’Allemagne est en monopole sur un certain nombre de biens qu’elle exporte , comme les machines-outils, et a donc intérêt à les vendre cher, alors que les autres pays, plus exposés à la concurrence mondiale ont intérêt à vendre bon marché. Quand la Chine saura faire les mêmes machines qu’elle, l’Allemagne tombera de haut !
L’Allemagne était si viscéralement attachée au mark que François Mitterrand n’a obtenu son ralliement au projet français de l’euro qu’à condition que l’euro ne soit rien d’autre que le mark repeint. Nos inspecteurs des finances, qui peuvent finir premiers de l’ENA sans jamais avoir étudié l’économie, Trichet en tête, avaient trouvé cela très bien : pour eux la stabilité monétaire est l’alpha et l’oméga de la bonne gestion macroéconomique. F.Mitterrand qui, lui aussi, ignorait l’économie, avait cru arrimer ainsi l’Allemagne à la France alors que c’est le contraire qui s’est passé.
La France aurait pu se rattraper en obtenant au départ un bon avantage comparatif en entrant dans l’euro avec un franc dévalué. La vanité française aidant, nous avons fait le contraire et sommes entrés avec un taux favorable au franc et donc défavorable à l’économie française.
Le résultat ne s’est pas fait attendre : la croissance française qui avait toujours été supérieure à la moyenne européenne jusque là, est devenue inférieure à cette moyenne depuis notre entrée dans l’euro (et même dès 1993, début de la politique du franc fort, exercice préparatoire à l’euro).
Compte tenu de ces données, tous les prix Nobel d’économie avaient annoncé alors que l’euro ne tiendrait pas la distance.
La théorie des « zones monétaires optimales » prévoit en effet que pour qu’un espace géographique partage la même monnaie, il faut qu’il y ait dans cet espace une certaine homogénéité de comportement – ou bien des transferts massifs d’une région l’autre comme il y en a eu par exemple de l’Allemagne de l’Ouest vers l’Allemagne de l’Est. Aucune de ces conditions n’est réalisée en Europe.
Quand se produira la rupture de l’euro et à l’initiative de qui ?
Tant que leur notation ne s’est pas trop dégradée, les pays inflationnistes (les pays méditerranéens et aujourd’hui la France) n’ont pas intérêt à rompre : certes leur balance du commerce se dégrade à grande vitesse mais ils peuvent régler leur déficit en euros, de même que les Américains règlent le leur en dollars.
Le seul pays qui aurait intérêt à sortir vite de l’euro est l’Allemagne puisqu’elle porte le poids des déficits des autres. Dans ce cas, l’euro ne disparaitrait pas ; il redeviendrait ce qu’il était au départ : le mark.
Pour reprendre une comparaison montagnarde, grâce à l’euro les différents pays sont au rappel. Les moins doués risquent de décrocher mais le premier de cordée peut être aussi tenté de couper la corde avant d’être entraîné par les autres dans le vide (un vide tout relatif puisque il ne s’agirait que d’une spirale inflationniste).
Mais l’euro fut dès le départ une création politique. Il le reste. C’est pourquoi, pour des raisons politiques, l’euro bénéficiera sans doute d’un acharnement thérapeutique qui le fera durer plus longtemps que ce que le voudrait la raison économique.
Le choc décisif sera, non point la chute du dollar, encore très hypothétique, mais la relance d’une inflation forte qui suivra vraisemblablement le début de la reprise - en raison de l’expansion de la masse monétaire qu’entraînent un peu partout les plans de relance.
La disparition de l’euro posera beaucoup de problèmes : en quelle monnaie l’Etat français remboursera-t-il les dettes contractées sur le marché international ? Dans l’immédiat, le niveau de vie des Français en prendrait un coup par le renchérissement des produits importés et la nécessité de rééquilibrer notre balance des paiements ; le franc rétabli (ou l’euro français comme on voudra) sera plus exposé à la spéculation internationale. Mais ce serait aussi une épreuve de vérité pour obliger la France à prendre en mains son seul véritable problème : la désindustrialisation.
En cas de rupture de l’euro, le traumatisme politique serait considérable. On peut se demander combien de temps l’édifice communautaire lui survivrait.
Roland HUREAUX