Rien de plus affligeant pour ceux qui aiment la véritable Espagne que l’image artificielle qu’on s’en fait trop souvent de ce côté ci des Pyrénées.
Il y avait jadis l’Espagne des toreros et du fandango, de Carmen et des pénitents de Séville, terre implacable de la foi la plus ardente et des guerres sans merci.
Il y a aujourd’hui l’Espagne de Zapatero, qui a fait récemment la une du Le Nouvel Observateur , grand hebdomadaire de gauche, mais est aussi célébrée par les organes de presse de tout bord, même The Economist, comme le pays à la mode : une social-démocratie ouverte et respectueuse de l’économie libérale, une croissance économique exemplaire, une décentralisation radicale, l’adoption sans réserves de l’euro, le oui à
Il est vrai que la réussite, bien réelle, de Madrid devenue – ou redevenue après des siècles de léthargie – une grande métropole internationale ouverte au monde, contribue à nourrir ces illusions. Cette réussite contraste avec le provincialisme où s’enfoncent les autres grandes villes de la péninsule, à commencer par Barcelone, plus soucieuses de cultiver leur particularisme ethnique que de s’ouvrir au monde.
De cette nouvelle Espagne, Pedro Almodovar, metteur en scène talentueux et homosexuel affiché, et Pénélope Cruz, symbole de la nouvelle Espagnole pleinement libérée ( bien qu’au « au bord de la crise de nerfs »…), de pair avec le nouveau président du gouvernement socialiste, à l’allure juvénile et décontractée, sont les symboles emblématiques largement reproduits par les couvertures des magazines.
Hélas, la véritable Espagne est loin de ces clichés où se complaisent les ayatollahs de la pensée unique internationale
Sa prospérité est fragile : liée à la bulle immobilière et à une explosion des crédits aux particuliers, elle réserve, dès que la bulle percera, des lendemains qui déchantent ; le respect apparent du pacte de stabilité européen repose sur des statistiques encore plus douteuses que les nôtres ( même s’il est vrai que les prélèvements obligatoires sont beaucoup moins lourds en Espagne qu’en France ), le rapport entre le centre et la périphérie est loin d’être stabilisé. Surtout, donnée majeure, la situation démographique du pays est catastrophique. Le taux de fécondité est à 1,2 ( rappelons que ce taux est de 2,1 aux Etats-Unis, 1,9 en France, 1,7 au Royaume-Uni). L’Espagne est en train de dépérir à grande vitesse ou plutôt elle « brûle la vie par les deux bouts » comme on dit ; elle est comme un immeuble en flammes : tandis qu’il se consume, les gogos admirent l’éclat de la flamme et croient qu’il embellit. Cette situation est grave sur le plan biologique: les générations espagnoles ne se remplaçant qu’à moitié, le pays est vouée à la disparition à l’échéance d’un siècle ; elle l’est aussi sur un plan plus général : l’indice de fécondité est comme la synthèse du moral d’un peuple ; l’effondrement de la natalité – que l’on retrouve dans toute l’Europe méditerranéenne et de l’Est, mais sans que l’on chante autant de louanges des pays en cause - reflète de graves déséquilibres. L’imprudente liquidation de la politique familiale (assimilée de manière historiquement erronée au franquisme) n’explique pas tout, la crise de la famille ( si bien illustrée par Carlos Saura ) non plus : c’est toute une société qui, ayant perdu ses repères, prise de vertige, se laisse aspirer par le néant.
Gageons qu’en fait, c’est bien pour cela que l’Espagne est si populaire dans certains milieux dont le goût de la modernité n’est que le vernis du nihilisme : parce que d’une manière plus radicale que le reste de l’Europe, ce pays , où la déchristianisation est presque aussi avancée que chez nous, liquide dans la fiesta l’héritage judéo-chrétien que, plus audacieusement que d’autres poursuit sa course à l’abîme. Derrière les feux de la rampe du « miracle espagnol », l’instinct de mort. On aime l’Espagne qui apostasie et transgresse mais aussi, sans le dire, l’Espagne qui se suicide avec panache.
Par derrière la crise de la société, se profile celle du système politique espagnol. Le pays avait forcé l’admiration du monde par la sagesse avec laquelle il avait su gérer l’après-franquisme : trois hommes y avaient plus que d’autres contribué : le roi Juan Carlos qui, même si son étoile commence à pâlir , a longtemps impressionné par son charisme et sa prudence, Adolfo Suarez, premier chef de gouvernement de l’Espagne démocratique (1976-1980) , castillan jeune et grave, conscient de la difficulté de sa mission et menant la barque avec discernement : l’un et l’autre vinrent à bout avec courage de la tentative de coup d’Etat anachronique de 1980 , Felipe Gonzalez (1980-1996) , représentant de la gauche dans ce qu’elle a de plus respectable : fils d’ouvrier agricole andalou arrivé au sommet , fier des valeurs populaires qu’il incarne mais en même temps prudent social-démocrate ayant le sens de l’Etat. La transition fut fondée sur un triple équilibre que chacun, de quelque bord qu’il soit, s’attacha à préserver :
- entre le pouvoir central et les autonomies ;
- entre la tradition ( représentée d’abord par l’Eglise catholique) et la modernité , inspiratrice d’une laïcité tempérée ;
- entre la mémoire franquiste et la mémoire républicaine, chacun convenant que l’Espagne nouvelle ne pouvait se fonder sur l’exclusion d’aucune.
Avec le néo-conservateur José Maria Aznar (1995-2004), vint le temps de la droite américaine et ultralibérale ( l’intéressé n’est pas pour rien l’inspirateur de Nicolas Sarkozy ! ). Si l’Espagne de toujours y perdait ses couleurs, les équilibres de la transition n’étaient pas remis en cause.
Le bilan du socialiste José Luis Zapatero n’est pas nul : avoir obtenu que l’ETA dépose les armes est une réussite considérable. Mais à quel prix ?
Avec l’actuel premier ministre, on assiste, pour la première fois depuis 1975, à la remise en cause radicale du triple équilibre de la transition :
- les concessions qui sont faites à
- l’adoption du mariage homosexuel en juillet 2005, malgré le défilé d’un million de manifestants à Madrid, a mis l’Eglise et l’opinion catholique en position de rupture ;
- enfin le nouveau pouvoir s’attaque sur tout le territoire aux signes de la mémoire franquiste (noms de rues, d’institutions, statues) : au compromis entre les deux Espagne, n’est pas loin de substituer la revanche de l’ Espagne républicaine, tenue pour celle de la lumière sur l’ombre.
On peut craindre qu’à terme, ces ruptures soient porteuses de nouveaux drames.
En contraste avec le sérieux plébéien de Felipe Gonzalez, Zapatero représente sans doute ce que les communistes détestaient le plus dans une certaine social-démocratie : la légèreté petite-bourgeoise, l’insouciance du fils de famille qui brade allègrement l’héritage reçu.
Est-il nécessaire de dire que dans un tel contexte, la monarchie, mal enracinée, risque de d’apparaître assez vite comme un symbole suranné et en porte à faux ?
Si
Jusqu’à quand durera le mirage ? Déjà
Après l’euphorie factice d’aujourd’hui, il n’est pas exclu que quelque choc salutaire vienne sauver l’Espagne de sa marche flamboyante au néant.
Roland HUREAUX