Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog

Roland HUREAUX

MrHureaux

Recherche

Articles RÉCents

Liens

29 août 2006 2 29 /08 /août /2006 09:57


Pierre Manent, La raison des nations – Réflexions sur l’avenir de la démocratie en Europe , Gallimard, 2006, 97 pages


Pierre Manent que ses ouvrages austères ont imposé dans le champ de la philosophie politique se libère du carcan universitaire dans un court essai, expressément subjectif ( le je y est de rigueur ) en trois chapitres vifs et concis : la démocratie, la nation , la religion . Ne nous y trompons pas : cette réflexion d’apparence abstraite ou distanciée est sous tendue par une passion, celle de la civilisation européenne, et une inquiétude, celle de l’avenir de l’Europe.

Sauf à le démarquer en moins bien, il est difficile de rendre compte en quelques lignes de cet ouvrage dense et intense.

Sans le citer, Pierre Manent fait, quoique avec des bases philosophiques très différentes, un constat analogue à celui de Robert Kagan : l’Europe est sortie de l’histoire ; elle a cessé d’y être un acteur par l’effet d’un dépassement de la démocratie vers sa forme extrême : l’abolition des différences et singulièrement des différences nationales et religieuses, par un souci de la douceur universelle, par le refus de toute conflictualité. « Au nom de la démocratie nous avons instauré la paralysie politique de la démocratie. »

Ce souci d’une démocratie accomplie fondée sur le refus de toute altérité conduit aux évolutions que l’on ne connaît que trop bien : l’Europe entraînée dans un processus de construction devenu « une finalité sans fin » ( l’auteur distingue à juste titre l’Europe des pères fondateurs qui voulaient rapprocher des nations aux antagonismes séculaires, de l’Europe de Maastricht qui veut au contraire abolir les nations), l’incapacité à se fixer des limites et donc à dire non à l’entrée de la Turquie dans l’Union européenne – et par là la course vers un universalisme sans détermination. Au nom de ce même refus de la différence « on enjoint à chaque peuple de se séparer de son passé impardonnable d’intolérance et d’oppression ». Tout ce qui distingue se trouve culpabilisé.

Ce refus de la différence est commun à l’Europe et aux Etats-Unis : « L’empire européen a ceci de commun avec l’empire américain qu’il est aimanté par la perspective d’un monde où aucune différence collective ne sera significative » Il est aussi , paradoxalement, partagé par les intégristes musulmans qui veulent instaurer le règne universel de la charia ( on regrette cependant que Pierre Manent donne un moment dans le poncif du « 11 septembre  tournant historique majeur » après lequel rien ne sera plus comme avant  : nous pensons pour notre part que l’on connaissait avant les sentiments des islamistes pour l’Occident, que l’évolution militariste des Etats-Unis est antérieure et que cet événement, en définitive contingent et qu’une meilleure efficacité policière eut prévenu, ne s’est pas à ce jour répété). Mais à la différence des Européens, Américains et islamistes fondent leur projet sur le recours à la force. Entre l’Europe et les Etats-Unis qui n’ont pas perdu de vue, eux, le fondement hobbesien de l’Etat moderne, l’attitude face à la peine de mort constitue une différence emblématique.

Ces développements sont certes en continuité avec l’histoire d’une Europe instauratrice de la démocratie et tendue depuis lors vers son accroissement. Mais ils sont aussi en rupture, avec cette histoire car à vouloir toujours plus de démocratie, ils en sapent les fondements. . L’originalité de l’Europe, dit justement Pierre Manent, est d’avoir su concilier la liberté et la civilisation. Il est des peuples libres et non civilisés : les « sauvages », bons ou mauvais, il est des civilisations qui sacrifient la liberté  : tous les grands empires. L’Europe est allée plus loin en inventant , après la cité grecque, l’Etat-nation ( dont la forme monarchique sacrifia d’abord elle aussi d’abord la liberté) puis, au sein de l’ Etat-nation, le gouvernement représentatif.

Le caractère consubstantiel de la démocratie et de la nation , le fait que l’expression démocratique n’a de sens que dans une communauté politique qui ne peut être qu’un Etat-nation est une des constantes de la pensée de Pierre Manent, en quoi il rejoint , quoique mezzo voce et avec une élaboration philosophique qui lui est propre , les différents courants « républicains. »

En se coupant de ses fondements nationaux et en voulant se radicaliser, la démocratie entre en crise. Certes la théorie de la représentation contient en elle-même sa propre crise : il est dans la nature du gouvernement représentatif que les mandants se sentent toujours mal représentés, mais avec l’Europe d’aujourd’hui , la crise atteint un sommet : «  l’Etat est de moins en moins souverain et le gouvernement de moins en moins représentatif » . Les coups de semonce du 25 avril 2002 et du 29 mai 2005, « jacqueries électorales », rappellent le malaise sous-jacent à la démocratie dite avancée – en contradiction paradoxale avec l’autosatisfaction que nous inspirent nos « valeurs démocratiques ». L’Etat lui-même est remis en cause  par la multiplication des droits-créances et aussi par le refus grandissant de toute contrainte : «  le niveleur est à son tour nivelé » . L’Etat contemporain a de plus en plus dans l’esprit public, pour reprendre une formule de Philippe Raynaud « le monopole de la violence illégitime » : toute expression revendicative a sa légitimité mais sa répression par l’Etat est vécue comme une entorse à la douceur démocratique. L’Eglise elle-même est toujours prête à critiquer toute répression un peu ferme  : faute de pouvoir , comme autrefois inspirer l’Etat, elle en sape les fondements.

Faute de communauté politique fondée sur la conscience d’une différence et l’amour de soi, la communication s’affaiblit car « la communication par elle-même ne produit pas la communauté politique ». L’absence de communauté hypothèque elle aussi la représentation : « à travers la colère de n’être pas représenté, se fait jour l’angoisse de ne plus être représentable ».

La laïcité elle-même est en crise. Elle ne s’était substitué au ciment religieux de l’Europe que parce que chaque nation en était venue à constituer une communauté sacrée . Mais si la nation n’est plus sacrée, quel est encore le sens de la laïcité ?

Pourtant aux portes de l’Europe s’observe un retour du national–religieux » avec le regain de l’islam et l’Etat d’Israël ( sorti non d’Egypte mais d’une Europe libérale incapable d’apporter une solution au « problème juif ») . On pourrait y ajouter les Etats-Unis de George Bush. Pour ces « autres », l’Europe a beau se prétendre universelle, refuser d’être un « club chrétien », se présenter comme une coquille vide apte à recevoir toute l’humanité, elle est à leurs yeux quelque chose et non pas rien. Si elle ne se considère pas comme chrétienne, les autres si. Pour l’auteur « quelque chose empêche de dire que l’Europe n’est pas chrétienne. » L’Europe n’échappe en tous les cas pas à sa condition historique : « Après la nation sacrée, après la classe, après la race, c’est au nom de l’Europe même que nous avons essayé d’échapper à la condition européenne. Nos gouvernements ont beau s’époumoner et nous morigéner ; il semble que cette fois encore ce soit en vain . Notre condition, plus forte que nos passions les plus fortes est en train de nous reprendre. »  « Rentrons donc dans cette Europe réelle que nous nous efforçons vainement de quitter » . Quelle Europe ? Pierre Manent ne le dit qu’à demi-mots : sinon une Euripe confessionnelle, ou raciale ou étroitement liée aux formes classiques de la démocratie, tout de même un projet fondamental  transversal à ces avatars : même s’ « il ne s’agit pas de mettre le nom chrétien sur tous les étendards », « il s’agit de continuer l’aventure européenne dont la longue phrase inachevée cherche à nouer le plus étroitement possible la liberté et la communion, à les nouer ensemble jusqu’à ce qu’elles se confondent ». Autre manière sans doute de dire que le destin de l’Europe est d’être trinitaire.


Partager cet article
Repost0

commentaires