(Article paru dans Le Débat n°146, sept.-oct.2007)
Comment ne pas être frappé par le contraste entre l’éclat des initiatives politiques et médiatiques du nouveau président de la République française et les limites du programme qu’il entreprend de mettre en œuvre dans les débuts de son quinquennat ?
Sur le plan purement politique, Nicolas Sarkozy a depuis son élection multiplié les initiatives inédites qui donnent le sentiment d’un profond renouvellement du style de gouvernement par rapport à l’ensemble de ses prédécesseurs (dont Mitterrand et Chirac), d’une imagination efficace et qui frappent de stupeur tant ses adversaires qu’une partie de l’opinion.
Parmi ces initiatives, beaucoup ne font pas l’unanimité : la soirée post-électorale au Fouquet’s, le style « différent » de Cécilia, la participation du chef de l’Etat à des réunions électorales – voire aux réunions des ministres des finances européens -, le tutoiement au conseil des ministres, la renonciation à la grâce du 14 juillet, le méga-concert de Michel Polnareff au Champ de Mars, mais, qu’on les approuve ou non, ces initiatives témoignent d’un renouvellement profond du style, d’une quasi « révolution culturelle » bousculant un vieux pays engoncé dans un protocole hiératique. Seule l’élection de Giscard en 1974 avait donné ce sentiment de « modernité ».
Les initiatives politiques n’ont pas moins surpris : quasi-parité hommes femmes au gouvernement, large ouverture aux « minorités visibles », avec en particulier dans un poste important la personnalité étonnante de Rachida Dati. Même la minorité catholique, pourtant moins visible, a son ministre avec Christine Boutin. Plus inattendue et en même temps plus déstabilisatrice est l’ouverture à gauche, non seulement au niveau des ministres et secrétaires d’Etat : Bernard Kouchner, Jean-Pierre Joyet, Eric Besson, Jean-Marie Bockel, Fadela Amara, Martin Hirsch, mais à celui des personnalités sollicitées pour telle ou telle mission, Jack Lang, Hubert Védrine et Dominique Strauss-Kahn soi-même promu candidat de la France à la direction du FMI.
Cette ouverture, qui vise aussi l’opinion étrangère (Kouchner est bien en cour à Washington, Joyet à Bruxelles : toutes les affaires étrangères sont entre les mains de la gauche « atlantiste ») a plusieurs significations. On peut l’interpréter comme la continuation de l’hégémonie culturelle de la gauche : même défaite dans les urnes, c’est encore elle qui confère le sceau de la modernité. S’il a gagné à droite, Sarkozy semble d’abord soucieux de faire prévaloir les valeurs issues de la gauche : parité, promotion des enfants d’immigrés, action humanitaire (1). Les élus UMP d’Alsace qui se sont battus pour faire élire l’actuel président et voient promouvoir le seul d’entre eux ( Bockel) qui avait fait la campagne de Ségolène Royal, l’ont, on le comprendra, mal pris, comme l’épouse délaissée dont l’époux a préféré convoler avec la femme de l’autre.
Mais on peut aussi, sinon dans l’ouverture elle-même, du moins dans la manière si facile avec laquelle ses bénéficiaires ont accepté les propositions qui leur étaient faites, voir le signe annonciateur de la fin de la gauche : trois échecs successifs à la présidentielles, faible crédibilité de l’ex-couple Royal-Hollande , tarissement de la veine idéologique : beaucoup au parti socialiste peuvent légitimement s’interroger sur leur avenir et, désespérant d’ accéder un jour aux responsabilités, écouter les sirènes du ralliement.
La politique d’ouverture peut aussi s’expliquer par le tarissement des talents à l’UMP : après des années de filtrage sur le seul critère du conformisme, comment s’étonner qu’il reste parmi les élus de cette formation (ce que ne sont ni Rachida Dati, ni Christine Lagarde) bien peu de ministrables, sinon compétents, du moins dotés un certain relief (André Santini constitue une heureuse exception mais il est difficile de le rattacher à la jeune génération). Même s’ils sont tous les deux médecins, qui contestera que Bernard Kouchner est plus à son aise dans les affaires étrangères que Philippe Douste-Blazy ?
Si l’on ajoute à cette heureuse guerre de mouvement, la déconfiture à peu prés totale de tout ce qui pourrait résister au « sarkozysme » triomphant, à droite (Front national, MPF), au centre (MoDem), à gauche (partis socialiste et extrême gauche), une voie véritablement royale semble s’ouvrir au nouveau président pour une audacieuse politique de réforme.
Et c’est bien cela que la pays attend, une fois éteints les lampions de la fête: de l’action et même une rupture. « Enfin quelqu’un qui veut faire bouger les choses » disent les partisans du nouveau président et même ceux, nombreux, qui sans avoir voté pour lui, sont tombés sous le charme.
Et pourtant : quel contraste entre l’ éclat de la victoire et les espoirs qu’elle suscite, d’un côté, et, de l’autre, la conscience vive de bien des observateurs qu'aucun des projets qui sont aujourd’hui « dans les tuyaux » n’est à même de porter le fer dans les problèmes de la France !
La réforme emblématique, celle qui a été votée en premier, celle aussi où le nouveau président s’est refusé à toute concession, tant aux services de Bercy qu’à sa majorité, c’est le « paquet fiscal » : ensemble de mesures d’allègement des impôts principalement en faveur des contribuables aux revenus les plus élevés : exonération des droits de succession en ligne directe, « bouclier fiscal » à 50 % du revenu, allègement de l’assiette de l’ISF etc. Entre 10 et 15 milliards € en tout.
La lourdeur spécifique de la fiscalité française, qui entraîne une évasion fiscale importante et l’expatriation de nombreux talents était certainement devenue un problème dans un monde ouvert et concurrentiel.
Mais quelle signification peuvent avoir de telles mesures dans un pays où les dépenses publiques représentent 54 % du PIB, où le déficit courant est de 2,8 % du PIB (soit 15 % du budget de l’Etat), tant qu’aucune mesure d’économie substantielle n’aura été prise ? A la rigueur les comprendrait-on si Sarkozy ne s’était pas engagé à réduire la dette publique ou avait jeté par-dessus bord les contraintes d’équilibre européennes, mais tel n’est pas le cas. A l’évidence, Sarkozy n’a pas en la matière la même latitude que Bush, dont il s’inspire, pour générer du déficit.
Il est vain d’attendre une quelconque relance de la consommation de catégories sociales, souvent âgées, qui ont déjà un revenu largement suffisant pour leurs besoins. Ces nouvelles dispositions inciteront-elles les personnes à haut revenu expatriées, outre Johnny Hallyday, à rentrer en France ? On peut seulement l’espérer.
Malgré l’inclusion, discutable, de la CSG et du RDS– qui altère ce qui faisait la force de ces prélèvements lourds : leur universalité -, le nouveau boulier fiscal sera-t-il plus attractif que ne l’était le précédent, que peu de bénéficiaires potentiels faisaient jouer, de peur des contrôles ?
L’exonération fiscale des heures supplémentaires (et celle des « petits boulots » d’étudiants) est la partie populaire du « paquet fiscal ». Certainement bienvenue pour ses bénéficiaires, elle demeure compliquée à mettre en œuvre et son effet sur l’activité économique laisse sceptique la plupart des experts.
Si les grèves des services publics sont plus nombreuses en France qu’à l'étranger, elles le sont cependant moins qu’autrefois et, malgré l'exaspération légitime qu’elles provoquent chez les usagers, sont loin de constituer un des problèmes majeurs de l’économie française. C’est dire que le dispositif visant à instaurer un service minimum risque d’être, soit inutile car il en existe déjà, soit inopérant car ce genre de mesure est toujours difficile à faire respecter – comme l’avaient montré les réquisitions d’autrefois.
Si le niveau insuffisant d’une partie des universités françaises constitue une question préoccupante, ayant pour effet, tant les mauvais classements internationaux que le chômage de trop de jeunes diplômés, il n’est pas certain que l’autonomie, devenue le maître mot de la réforme, soit en la matière la panacée. Comme trop souvent en France, la réponse institutionnelle se substitue aux solutions de fond que pourraient être en l’espèce une réorganisation profonde du premier cycle, la multiplication des filières d’excellence, l’intéressement des ingénieurs à la recherche, un ajustement des budgets, sensiblement inférieurs à celui de nos partenaires. Que signifiera l’autonomie dans telle ou telle université prolétarisée où le président est élu par le SNESUP, les étudiants trotskystes, la CGT des Atos ? Sûrement pas la même chose que dans les grandes universités américaines où le pouvoir est partagé entre les grands sponsors et les Prix Nobel. Faute de pouvoir faire prévaloir en la matière une vraie logique de marché, ce qui est évidement impossible puisque il faudrait renoncer au statut de la fonction publique et admettre un autofinancement intégral, la réforme envisagée ne va-t-elle pas conduire les universités à se replier encore plus sur elles-mêmes ? On peut le craindre. Pour l’élite de l’enseignement supérieur français (grandes écoles, Paris I, II, IV etc., Dauphine) la question se pose évidemment de manière différente, même si l’autonomie de ces établissements est déjà grande. Les universitaires les plus conservateurs ont pu supposer que l’autonomie permettra de rendre l’université sélective ou payante, vieux serpent de mer qui se heurte aux mêmes résistances depuis qu’on en parle, soit depuis les années soixante. Prudemment, le gouvernement l’a exclu.
Sans doute la partie la plus incontestable des projets en cours tient-elle à la sécurité : que la majorité des magistrats mette en cause l'instauration peines planchers pour les récidivistes est dans l'ordre des choses, puisque c’est leur marge de manœuvre qui s’en trouvera restreinte. Mais cette réforme touche à peine les mineurs et ne concerne que le jugement, pas les poursuites ni l’application des peines, qui se trouvent tout autant au cœur du problème de l’impunité. L’instauration des peines plancher ne tient pas non plus lieu d’une vraie réforme de la justice des mineurs, comportant une prise une charge d’ensemble de la question : réforme de l’ordonnance de 1945, développement de centres spécialisés, etc.
Comment à cet égard, ne pas être inquiet de voir qu’une des premières décisions du nouveau président a été, après avoir reçu les syndicats enseignants à l’Elysée (grande première : ils n’étaient jusqu’ici reçus que par le ministre) l’abrogation pure et simple des décrets Robien. Abrogation justifiée pour ce qui est de la polyvalence des enseignants (qui ne pouvait que les déqualifier encore), mais désastreuse s’agissant de la possibilité qu’ils ouvraient de placer les jeunes en apprentissage dès l’âge de 14 ans. Tout le monde sait qu’une fraction de la population scolaire, spécialement dans les banlieues chaudes, considère dès 10-12 ans l’école comme le bagne. Permettre à ces jeunes de la quitter dès 14 ans, en continuant bien entendu de suivre une formation générale, c’était la voie du bon sens ; l’accès précoce au monde du travail constitue pour eux une solution alternative à la plongée dans l’univers des bandes, solution sans doute difficile à mettre en œuvre dans notre économie mais que, non sans courage, Gilles de Robien avait rendue possible au nez et à la barbe de la pensée unique pédagogique. Elle ne l’est plus.
Un autre projet, à moyen terme celui là, destiné à simplifier le marché du travail, est l’instauration d’un contrat de travail unique. La simplicité, malgré les apparences, n’est pas la flexibilité appelée de ses voeux par le patronat et redoutée par les syndicats. Il est significatif que Philippe Manière, directeur de l’Institut Montaigne, une maison qui n’est pas précisément un lieu de réaction antilibérale, dise que cette mesure, comme beaucoup d’autres dans le passé, aura le résultat inverse de celui recherché, qu'au lieu de fluidifier le marché du travail, elle le rigidifiera, qu’au lieu de favoriser l’emploi, elle le dissuadera (2).
Il n’est jusqu ’au projet de nouvelles restrictions au regroupement familial (déjà très restreint) , qui ne soit à côté du principal problème d’immigration subie qui est aujourd’hui la réunion de conjoints vrais ou de complaisance.
De l’ensemble de ces projets, on peut dire
- qu’aucun n’attaque un problème de fond ou en tous les cas ne l’attaque à fond, que ce soit le chômage, la délinquance, la crise de l’enseignement, le poids des retraites etc. ;
- qu’aucun ne fait l’unanimité comme remède aux problèmes posés, toute mauvaise foi politicienne mise à part bien entendu ;
- que leur contour exact est négociable : que restera-t-il de la loi sur l’autonomie des universités, du contrat de travail unique, de la réforme du code pénal et du service public minimum à la suite des tractations en cours ? Cela reste à voir. Déjà, le service public minimum ne concerne plus que les transports terrestres. Les magistrats pourront s’exonérer des peines plancher par une bonne motivation. Le risque de voir ces projets se vider, au moins en partie, de leur contenu est réel, d’autant que la menace de la sanction du Conseil constitutionnel pèse sur la réforme fiscale (au nom de l’égalité devant l’impôt), le service public minimum (le droit de grève étant garanti dans la constitution) et la réforme du code pénal (au nom de l’autonomie du pouvoir judiciaire).
Seul le « paquet fiscal » n’a pas été négocié. Il a été voté en premier. L’Elysée a pris d’emblée, pour ne pas sembler chipoter, les hypothèses maximales. Comme si en définitive, le seul sujet sur lequel sa doctrine ait été claire et son action déterminée était celui-là.
« Je dirai ce que je ferai, je ferai ce que j’ai dit » a annoncé martialement Nicolas Sarkozy. Une annonce qui aurait un sens avec un programme radical s’attaquant au fond aux problèmes du pays mais qui en a bien moins s'agissant de ce qu’Elie Cohen a appelé « un programme modéré sans effet décisifs » (3).
Il est donc probable que, si un vent nouveau souffle dans la sphère gouvernementale, aucune mesure radicale (en dehors de la fiscalité) ne sera prise dans les cent jours, dans le temps de l’état de grâce tenu pour plus favorable aux réformes de fond.
Il est en revanche, d’ores et déjà prévisible que très vite, dès la rentrée en fait, se feront jour des exigences plus immédiates qui prendront le pas sur l’exécution du programme. D’abord, la nécessité de rééquilibrer les comptes de la Sécurité sociale, à nouveau dangereusement en déficit, la réforme cosmétique de Douste-Blazy de 2005 ayant eu le peu d’effet que l’on pouvait craindre. Ensuite celle de boucler le budget prochain sous la triple contrainte de la baisse des impôts, de charges nouvelles issues du programme Sarkozy et de l’engagement de réduire non seulement le déficit mais aussi l’endettement. Comment ? La seule mesure d’économie annoncée est la réduction du nombre de fonctionnaires : on ne remplacera qu’un sur deux des 70 000 partant à la retraite, dit-on. Ce mot d’ordre semble nouveau aux non-initiés : qui se doute qu’il était déjà à l’ordre du jour depuis plusieurs années, sans jamais avoir été appliqué ? On se demande où se trouvent ces effectifs qui ne seront pas remplacés : ni dans la police et la gendarmerie auxquelles Nicolas Sarkozy ministre avait accordé 15 000 postes supplémentaires dans le cadre de la Loi d’orientation et de programmation sur la sécurité intérieure de 2002, comportant une montée en charge qui n’est pas encore entièrement exécutée et sur laquelle il sera difficile de revenir, ni sans doute dans la justice dont les effectifs sont, de l’avis commun gravement insuffisants. A supposer même qu’on ne tienne pas la promesse coûteuse de garder les enfants à l’école jusqu’à 19 heures et de généraliser le soutien scolaire, qui exigerait la création de milliers de postes de surveillants, l’Education nationale acceptera-t-elle la suppression de 20 000 postes d’enseignants qu'on lui annonce ? Ne finira-t-on pas par transiger somme on l’a toujours fait jusqu’ici ? Restent les administrations financières, notamment les services fiscaux : des réductions d’effectifs y sont sans doute envisageables, à condition toutefois de ne pas démanteler ce qui fait la colonne vertébrale de l’Etat régalien depuis Philippe le Bel, ce qui doit marcher quand tout le reste ne marche plus, l’appareil fiscal, pourtant de moins en moins à même d’opérer des contrôles efficaces.
Il y a en fait bien des chances que les économies budgétaires soient insuffisantes. On s’en tirera comme on le fait depuis quinze ans par quelques nouveaux tours de passe passe dans la présentation (rendus cependant plus difficiles depuis que la Cour des Comptes certifie le budget de l’Etat) et surtout la poursuite des privatisations. Le projet de fusion GDF-Suez suit son cours. Ensuite, viendront sans doute les quelques fleurons encore dans le patrimoine public : EDF, SNCF, Caisse des dépôts. Dans quatre ou cinq ans, cette ressource sera épuisée : au terme de vingt-cinq ans de privatisations, l’Etat se sera entièrement dépouillé de ses actifs économiques sans avoir amélioré ses comptes. Après nous le déluge !
Mais même ramenées à des proportions modestes, les mesures d’économie qui devront être prises dans quelques mois feront mal, bien plus que si elles avaient été prises à chaud, dans les « cent jours ».
Le champ international est peu à même d’offrir dans l’immédiat des compensations aux Français ; le point fort de l’action du nouveau gouvernement est le projet de traité européen simplifié, qu’on se gardera désormais d’appeler constitutionnel. Le président en attend un renouveau d’influence de notre pays sur la scène internationale. Si, comme il est prévisible, ce projet passe le barrage de l’accord des Etats, il aura peu de difficultés à le faire voter par le Congrès, pour peu que le parti socialiste ne rallie pas entièrement les positions de Fabius et Mélenchon. Mais la ficelle sera un peu grosse pour les Français sachant que le traité envisagé garde l’essentiel du projet constitutionnel qu’ils ont rejeté par référendum le 29 mai 2005. Nicolas Sarkozy ne risque-il pas de payer le succès diplomatique d’une perte de légitimité sur la scène intérieure qui rendra encore plus difficile les réformes ?
L’Europe ne se réduit pas aux institutions. Jusqu’ici le nouveau président veut en être un bon élève. Pourra-t-il contrôler sérieusement l’immigration sans au moins un réaménagement du traité de Schengen ? Cela reste à prouver. Surtout, comme il l’a dit lui-même à plusieurs reprises, la politique de l’euro fort (aujourd’hui à 1, 38 $) menée par la Banque centrale européenne, handicape non seulement nos exportations mais aussi nos emplois et même, à terme, l’avenir de notre appareil industriel tout entier, déjà dangereusement mis à mal par les délocalisations. Faute que le nouveau président ait à Bruxelles convaincu M.Trichet – et encore moins l’Allemagne – de changer de politique, la seule solution alternative à une baisse ou à une sortie de l’euro est la TVA sociale. On s’est engagé à l’étudier. Sans plus. On peut se demander si les nombreuses difficultés techniques de cette réforme seront surmontées par une approche aussi molle. Le piège européen risque ainsi de se refermer sur le nouveau président : le déclin industriel de notre pays se poursuivra.
Reste la réforme constitutionnelle : même si la majorité des Français se prononce pour la modernisation des institutions (quand a-t-on vu un sondage hostile à une quelconque « modernisation » ?), il y a peu de chances qu’elle les enthousiasme. Les modernisations sont toujours aventurées en la matière : ainsi l’instauration du quinquennat dont tout le monde reconnaît aujourd’hui qu’il a porté un coup fatal au Parlement. Or celle-ci doit encore renforcer la présidentialisation du régime aux dépens du premier ministre. En affaiblissant le rôle de ce dernier, le chef de l’Etat a-t-il perçu qu’il se privait de la possibilité de donner à mi-mandat un second souffle à son programme de réformes ? Second souffle dont il aura pourtant bien besoin.
Au total il est peu probable que, dans aucun domaine, le nouveau président parvienne à opérer la rupture que l’opinion attend. La presse étrangère n’est d’ailleurs pas dupe. Bruxelles fronce déjà les sourcils devant l’action de ce nouveau gouvernement qui affiche sa bonne volonté mais semble s’empêtrer dans les contradictions budgétaires. Ce ne sera pas Margaret Thatcher dit le Times, au mieux Edward Heath (4) !
Comment expliquer une telle situation ?
Il faut bien sûr faire la part de la logique électorale : de plus en plus, en France comme dans les autres démocraties occidentales, l’art de se faire élire, avec tout ce qu'il suppose de démagogie, se distingue de l’art de gouverner. De notoriété publique, Jacques Chirac avait en la matière le don du grand écart. Les déductions fiscales, dont profiteront d’abord les grands relais d’opinion (gens de média, « people » etc.) répondent à cette logique. On ne voit que trop comment la promesse d’une loi sur la continuité du service public peut rassurer les électeurs exaspérés par une grève opinée du métro suite à l’agression d’un conducteur ou d’un mouvement social à la SNCF , même si en définitive il ne sort pas grand-chose de ce texte dont l’annonce a permis de faire vibrer les congrès UMP.
C’est aussi sans doute pour des raisons électorales que l’on a pratiqué sur quelques grands projets un subtil déplacement sémantique destiné à éviter de heurter l’opinion : s’agissant de l’Université, l’autonomie au lieu de la sélection (5), s’agissant de la justice, les peines plancher au lieu de la question des mineurs, du droit du travail, la simplification au lieu de la flexibilité, sur l’immigration, le rapprochement familial au lieu des mariages arrangés. Au risque, chaque fois, de s’éloigner du vrai problème.
Il faut aussi faire la part de l’idéologie : comme la décentralisation de M. Raffarin, l’autonomie des universités est d’abord un slogan trouvant de bonnes résonances idéologiques dans le public de droite et une partie du corps enseignant. Quelle que soit son efficacité réelle, elle fait partie du prêt à penser sur ce sujet.
La crise de la pensée réformatrice
Mais il faut faire aussi, plus profondément, faire la part de la crise de la pensée réformatrice en France telle qu’elle s’exprime depuis quinze ans : combien de réformes avortées, cosmétiques, et surtout inefficaces ou contre-productives, entre les 35 heures, la décentralisation, les multiples réformes de la justice, les lois sur l’immigration, sur l’éducation nationale, les fausses réformes de l’Etat ( justement dénoncées par François Fillon dans sa déclaration de politique générale) etc. ? Qui se souvient que l’affaire d’Outreau est venue après l’institution par Elisabeth Guigou du juge de la détention, précisément destinée à empêcher les dérives de ce genre ?
Or aucun des mécanismes qui ont au cours des dernières années grippé la machine réformatrice ne semble remis en cause. Le prêt à penser technocratique d’abord : la méthode de réforme de l’Etat, réforme pourtant nécessaire si l’on veut réduire intelligemment les charges publiques, qui a montré son inefficacité au cours des dernières années : approche globale et par le haut, opérations de fusion dans les corps et les directions, création de commissions nouvelles, ne semble pas remise en cause. Plus que jamais, le rapprochement des administrations des Impôts et du Trésor, de la Police et de la Gendarmerie , des directions locales de l’agriculture et de l’équipement, sur les effets desquels beaucoup de spécialistes sont sceptiques, sont à l’ordre du jour. Un des grands projets du nouveau ministre de la justice est la refonte de la carte judiciaire. On sait pourtant combien ces opérations de refonte des cartes (des communes, des régions etc.), toujours prêtes dans les cartons des ministères, sont coûteuses en énergie, difficiles à réaliser (elles se terminent toujours, face à la résistance des élus locaux, par des mesures cosmétiques dont on tire trois francs six sous.) S’il s’agit de faire des réformes pour faire des réformes pourquoi pas ? Si on veut vraiment avancer, il y a sûrement des chantiers plus urgents.
Cette crise tient aussi à la continuité du personnel politique et administratif. Il faudrait au nouveau président un grand génie – qu’il a peut-être - , et une connaissance fine des ressorts intimes de l’appareil d’Etat – qu’il n’a à coup sûr pas - pour réaliser des réformes de grande ampleur avec les mêmes hommes et le même fonds d’idées qui y ont échoué depuis vingt ans. Sarkozy succède à Chirac mais ce sont toujours – aux opérations d’ouverture près -, les mêmes hommes qui gouvernent. Le grand-père est parti en maison de retraite mais la famille continue sa vie comme avant. Rachida Datai, ce n’est pas d’abord une femme et une musulmane, c’est une magistrate, comme Xavier Darcos, ministre de l'éducation nationale est inspecteur général de l’éducation nationale, pur produit d’un système qui est le principal responsable des dérives de l’enseignement depuis une génération. Il ne manque qu’un préfet à l’intérieur et un général à la défense. Quand une classe politique est conduite à rechercher les compétences à l’intérieur de chacun des appareils technocratiques, c’est qu’elle est bien peu sûre des siennes. Le risque est fort que le gouvernement ait peu de recul par rapport aux logiques des différentes administrations, lesquelles logiques sont en général à l’origine des dysfonctionnements que déplorent nos concitoyens.
Nicolas Sarkozy échouera-t-il pour autant ? Sur le plan des réformes, c’est probable encore que, inexpérimenté en de nombreux domaines – éducation nationale en particulier -, il semble plus que d’autres capable d’apprendre sur le tas, de corriger certaines erreurs de la première approche, sachant que la méthode des essais successifs, dont témoignent ses quatre lois sur l’immigration, risque de nourrir un peu plus l’inflation législative.
Mais, même si sur le fond rien d’essentiel ne bouge, l’effet de nouveauté que suscitent ses méthodes, le dynamisme de sa gestion politique et médiatique peuvent par eux-mêmes avoir leur efficacité, sur l’opinion publique sans doute , sur le moral des décideurs économiques peut-être. En étant optimiste, on dira que le fait que le nouveau gouvernement soit bien accueilli, qu’il donne le sentiment de la nouveauté, est à soi seul une rupture. Le but du « paquet fiscal » semble être d’abord là : moins un effet économique direct que ce que le chef de l’Etat appelle lui-même un « choc de confiance » au travers des relais d’opinion.
Il est également probable que les Français, comme le montre Jean-Claude Casanova (6) jugeront en définitive le nouveau gouvernement sur l’évolution de l’économie. Si ce gouvernement a de la chance, il y aura reprise et, réforme ou pas réforme, les Français seront contents et s’il n’y en a pas, ils ne le seront pas.
Surtout, on peut penser que le nouveau président continuera de jouir durant son mandat des mêmes appuis qui lui ont permis de gagner : celui des principaux groupes de presse. Cet appui a déjà permis de présenter en France le sommet de Bruxelles où Nicolas Sarkozy a fait sa première apparition dans la cour des grands comme un succès personnel. Ce n’est pas, loin de là, l’impression qui ressort de la presse internationale, en particulier allemande : qu’importe, les Français ne la lisent pas.
Au moment où Tony Blair, longtemps si populaire, quitte la scène politique, les langues se délient : hors de la paix en Irlande du Nord dont personne ne lui dispute le bénéfice, il s’avère que le bilan de sa politique n’est pas si brillant : des réformes souvent brouillonnes, un alourdissement conséquent de la réglementation et de la sphère publique (pas moins de 299 organismes nouveaux), beaucoup de bluff médiatique grâce à l’appui du groupe Murdoch. Seuls quelques Français attardés s’imaginent encore que le « blairisme » a fait des merveilles. S’ils pensent que le sarkozysme sera une sorte de blairisme à la française, ils ne se trompent pas forcément, d’autant qu’à ces termes de comparaison on peut ajouter l’atlantisme sans nuance des deux dirigeants. Que Blair ait été réputé de gauche et Sarkozy le soit de droite n’est évidemment plus, aujourd’hui, une différence pertinente. Que Tony Blair ait succédé à Margaret Thatcher et Nicolas Sarkozy à Jacques Chirac en est en revanche une majeure : l’un a trouvé les réformes faites, l’autre les trouve à faire. C’est pourquoi on espère, avec Théodore Zeldin (7), que la comparaison ne tient pas.
Roland HUREAUX *
- auteur de L’Antipolitique (Privat, 2007)
- L’humanitaire, dans la mesure où il n’est autre chose que l’antique charité chrétienne, n’est évidemment pas une valeur de gauche, mais celle-ci avait su la récupérer.
- Le Parisien libéré, 24 mai 2007
- Le Nouvel économiste, 23 novembre 2006
- Times, 2 juin 2007
- Nous ne promouvons pas personnellement la sélection qui est discutable, mais c’était elle qu’attendaient les électeurs de Sarkozy.
- Le Monde, 11 juillet 2007
- Le Figaro, 27 juin 2007