Article paru dans Le Spectacle du Monde, avril 2011
L’indépendance de l’Algérie fut vécue en son temps comme une double et douloureuse amputation.
Pour la France, elle signifia la perte d’une terre dont ses gouvernants avaient dit « l’Algérie, c’est la France » et qui, pour le prouver, lui avaient donné un statut métropolitain, la divisant en départements et arrondissements, avec des préfectures, des sous-préfectures, des gendarmeries, des postes, des écoles etc. On s’était ainsi convaincu que, à la différence des autres territoires d’outre mer, elle n’avait pas vocation à s’émanciper.
Pour l’Algérie, ce fut l’exode d’un million de Français (sur dix millions d’habitants) qui constituaient la colonne vertébrale de l’économie du pays. Exode provoqué par la minorité d’activistes accédant au pouvoir, désireuse d’occuper vite les villas libérées, mais qui prit par surprise la majorité de la population, laquelle n’avait jamais imaginé que l’indépendance signifierait le départ des Français. Il s’en faut de beaucoup en effet qu’au sein du FLN, quelqu’un ait eu la hauteur de vue d’un Nehru, premier maître de l’Inde indépendante ou d’un Nelson Mandela, si soucieux de ménager les blancs après l’émancipation des noirs d’ Afrique du Sud. Dirigée par des hommes médiocres, sélectionnés par un processus impitoyable d’éliminations internes, l’Algérie nouvelle, dépourvue d’aristocratie précoloniale, n’a trouvé en son sein personne pour empêcher le drame.
On ajoutera l’ambigüité de la victoire politique du FLN sur fond d’écrasement militaire, propre, elle aussi, à faire des amers de part et d’autre. Les uns pour avoir été humiliés sur le terrain, les autres pour avoir été frustrés du bénéfice de leur victoire.
L’héritage maudit de la guerre révolutionnaire
Les nouveaux dirigeants étaient imprégnés de la théorie de la guerre révolutionnaire, fondement des terrorismes les plus sanguinaires, selon laquelle le pouvoir revient au plus violent, théorie aux effets exacerbés par les traditions violentes de cette contrée. Le sort terrible fait aux harkis fut à l’avenant, tout comme celui dont étaient menacés les pieds-noirs en fuite.
Tous les pays qui ont adopté cette méthode impitoyable d’émancipation l’ont payé de décennies de convulsions et de stagnation, un régime de fer y générant presque toujours une seconde guerre civile : outre la Chine maoïste, citons le Vietnam, le Cambodge, le Laos, l’Angola, le Mozambique etc. L’Algérie n’a pas échappé à cette malédiction.
La chance apparente qui aurait du compenser le désastre du départ des pieds-noirs, la richesse extraordinaire du sous-sol en pétrole et en gaz, s’avéra en réalité une autre malédiction. Il n’y a pas non plus d’exemple que ces ressources, par les facilités qu’elles donnent, ne s’avèrent à la longue un frein au vrai développement : la Russie en fait aujourd’hui l’expérience ; on voit au contraire, par contraste, le dynamisme de pays privés de telles ressources : hier le Japon, aujourd’hui la Chine, l’Inde, la Tunisie.
Ajoutons-y les absurdes méthodes de planification inspirées de l’URSS, fondées sur la collectivisation des terres et la priorité à l’industrie lourde, qu’adoptèrent les nouveaux maîtres de l’Algérie et on a les raisons des échecs persistants de ce pays.
Une culture du ressentiment
Cette double amputation a laissé des cicatrices à vif. La controverse sur l’indépendance de l’Algérie continue en France. Le gouvernement algérien a choisi de faire, contre toute raison, de l’ancien colonisateur le bouc émissaire d’échecs qui ne sont imputables qu’à lui seul. La dénonciation obsessionnelle du passé colonial a imprégné l’enseignement de l'histoire dans l’Algérie nouvelle. L’ancienne génération qui avait connu la domination française savait qu’elle comportait du bien et du mal, elle savait aussi qu’aucune ancienne colonie française ou étrangère n’avait reçu en héritage des équipements collectifs aussi développés que l’Algérie, grâce en particulier au Plan de Constantine (1958). La nouvelle génération, objet d’un endoctrinement sommaire, est au contraire remplie d’hostilité envers l’ancien colonisateur. Les sentiments d’une partie de la jeunesse algérienne immigrée en France s’explique par là.
Cette attitude, fondée sur le ressentiment, s’est traduite dans la politique menée par le FLN : une arabisation brouillonne qui a désorganisé l’enseignement, le relâchement des liens pétroliers. Elle s’est aussi traduite par des procès incessants : l’Algérie voudrait que la France se reconnaisse coupable de crimes contre l’humanité et fasse repentance, en particulier pour les événements de Sétif du 8 mai 1945, opération de maintien de l’ordre ayant mal tourné certes, mais en aucun cas génocide. Les cimetières français ont été, année après année, vandalisés ou passés au bull dozer. Lors de visites officielles, telle celle du président Bouteflika en 2000, les présidents algériens ont pris à partie la France au-delà de toute convenance, soi-disant pour de motifs de politique intérieure.
A cette mise en accusation permanente, la France n’a jamais réagi que par le silence. Certains hommes politiques français n’hésitent même pas à donner eux-mêmes dans la repentance. La profanation des cimetières n’a jamais donné lieu, à notre connaissance, à des protestations officielles.
Bien que les droits de l'homme aient été violés de manière massive en Algérie depuis 1962, notre gouvernement - et pas seulement lui -, toujours prêt à faire la morale à la Chine, à la Russie, aux pays d’Afrique noire, se tait.
Le 1er novembre de chaque année, l’Algérie fête l’insurrection de 1954, marquée par un fait d’armes peu glorieux : le mitraillage d’un couple d’instituteurs français dans les Aurès. Cette fête – et les autres fêtes nationales algériennes – sont depuis bientôt cinquante ans l’occasion pour les ambassadeurs d’Algérie à travers le monde d’attaquer la France devant le corps diplomatique. Non seulement on n’a jamais demandé à nos diplomates de s’abstenir de paraitre à la cérémonie sinistre du 1er novembre, mais ils sont priés d’écouter sans broncher les insultes déversées sur notre pays à cette occasion.
De De Gaulle à Chirac
Une attitude que l’on retrouve sous des formes différentes à travers les grandes phases des relations franco-algériennes : le général de Gaulle, pensant qu’à long terme la parenté entre les deux pays finirait par l’emporter a maintenu contre vents et marées, une coopération privilégiée avec l’Algérie sans cependant jamais s’y rendre, ni recevoir à Paris ses homologues algériens.
Pompidou dut essuyer la remise en cause des accords pétroliers à la suite de la nationalisation du pétrole par l’Etat algérien. En définitive, aucune disposition des accords d’Evian, de l’amnistie pour les harkis aux dispositions pétrolières, en passant par le respect des biens français, qui n’aient été violée par Alger.
François Mitterrand signa les accords gaziers de 1982, très avantageux pour l’Algérie. Il fut en 1987 fut le premier président français à se rendre en Algérie en visite officielle. Quoique le président socialiste ait été, sous la IVe République, un intraitable partisan de l’Algérie française, dont il comptait maint nostalgiques dans son entourage, il donnait ainsi satisfaction à la composante anticolonialiste et pro-algérienne de la gauche.
Jacques Chirac a plus ou mois continué sur la même ligne : poursuivant des échanges dont on fait semblant de croire qu’ils sont normaux, se refusant à toute polémique avec un pays qui a le droit de dire sur nous ce qui, venant de tout autre, serait jugé inacceptable.
Les motivations de cette attitude des dirigeants français sont diverses.
L’importance des intérêts croisés : immigration, pétrole, commerce (la France est le premier client, le troisième fournisseur de l’Algérie) les rend prudents. La France et l’Algérie restent l’un pour l’autre des partenaires commerciaux privilégiés.
Une partie de l’intelligentsia française partage malheureusement la thèse algérienne d’une France criminelle.
Les dirigeants algériens ont aussi toujours su manier le chantage au fondamentalisme, surtout depuis que le Front islamique du Salut (FIS) eut gagné les élections de 1992, victoire sans lendemain puisque elle fut suivie d’un coup d’état destiné à maintenir au pouvoir un FLN corrompu. Aucun gouvernement français n’a eu le cran d’envoyer paître Alger sur le thème « Et bien, tant pis si les fondamentalistes arrivent au pouvoir ; pour le moment cessez de nous couvrir d’injures ».
L’Eglise catholique avait, depuis le début, sous l’influence du cardinal Duval, évêque l’Alger au moment de l’indépendance, suivi une ligne proche de celle du gouvernement français : maintien d’une présence discrète, respectueuse de l’islam, refus de tout prosélytisme, absence de réaction face aux multiples pressions, brimades, voire assassinats dont furent victimes depuis 1962 les Algériens de confession chrétienne. L’assassinat des moines de Tibhirine en 1996, comme celui de Mgr Claverie, évêque d’Oran, la même année, marquent l’aboutissement de cette politique. Ce qu’elle pouvait avoir, malgré tout, de grand a valu au film « Des dieux et des hommes » le succès que l’on sait.
Une longue crise d’adolescence
Mais la logique de l’Eglise est une chose, celle des Etats en est une autre. Il n’est pas sûr que la passivité de l’Etat français face aux incessantes accusations algériennes, dont le but officiel était d’apaiser les rapports franco-algériens, ne les ait pas, au contraire, à la longue, envenimés. L’Evangile qui a semblé nous inspirer dans cette affaire, ne dit pas seulement : «Quelqu’un te donne –t-il un soufflet sur la joue droite, tend lui encore l’autre » (Mt 5, 38); il dit aussi : « ainsi serez vous fils de votre Père qui est aux cieux car il fait lever son soleil sur les méchants et sur les bons et tomber la pluie sur les juste et sur les injustes » (Mt 5,45). En d’autres termes, celui qui ne répond pas aux offenses se met à la place de Dieu ! Or, dans le concert international, aucun pays ne peut revendiquer cette place.
La mansuétude étonnante de la France à l’égard des gouvernements algériens successifs a eu un premier effet négatif : passer pour un aveu de culpabilité, et un deuxième : apparaitre comme la marque d’un mépris "souverain". Au fond, nous n’avons cessé de dire aux Algériens : vos injures ne comptent pas car elles viennent de trop bas pour que nous daignions y répondre.
Il n’était pourtant pas difficile de rappeler cet autre crime contre humanité que fut l’enlèvement et la vente comme esclaves de plusieurs millions d’habitants du Sud de l’Europe par les pirates barbaresques (algériens). Et peut-on considérer l’exode des pieds-noirs en 1962 comme autre chose qu’une opération de « purification ethnique » ?
Enfin, ne suffit-il de dire tout simplement que, de tous temps et sur les tous les continents, les civilisations qui ont de l’avance « débordent » sur celles qui ont du retard, et cela pour le meilleur et pour le pire. Si le sud de la Méditerranée avait été en avance, comme il l’était au temps d’Hannibal, le mouvement se serait fait en sens inverse. Il n’y a pas de quoi nourrir un procès interminable : c’est l’histoire. On pourrait enfin demander à une commission paritaire d’historiens d’éclaircir les épisodes les plus douloureux du passé pour que les chiffres les plus fantaisistes cessent de circuler à leur sujet.
C’est tout cela qu’il faudra un jour savoir dire sans complexes aux Algériens.
Le devenir de la relation franco-algérienne est inséparable d’une prise de conscience par le peuple algérien lui-même d’un certain nombre de vérités dures à entendre : comment ce pays a perdu des dizaines d’années par la faute d’une classe dirigeante complexée, avide et incompétente, comment le passé colonial est un alibi trop facile pour les échecs de celle-ci, combien il serait temps de cesser d’imputer à la colonisation française le responsabilité de ces échecs , comment on ne saurait espérer normaliser ses relations avec la France sans redresser une mémoire biaisée par une propagande officielle incitant à la haine. L’Algérie pourrait même aller plus loin : ouvrir ses portes aux descendants des pieds-noirs et des harkis que tant de liens charnels attachent à sa terre. Que de jeunes Kabyles, aussitôt sévèrement punis, aient, lors d’émeutes récentes, brandi par provocation, des drapeaux français, pourrait être le signe que la jeunesse de ce pays n'est plus prête à recevoir sans esprit critique les ressassements officiels.
L’attitude de l’Algérie vis-à-vis de la France depuis cinquante ans ressemble à une longue crise d’adolescence. On en connait les caractères : revendication permanente, rancune injustifiée, mal-être. On n’en sort pas sans une crise ultime où chacun, le père et le fils, ose enfin dire à l’autre ses quatre vérités. L’attitude bien peu courageuse des gouvernements français a sans doute fait, en définitive, plus de mal que de bien, retardant la « sortie d’adolescence ».
C’est faute que l’Algérie ait encore atteint, dans sa relation avec la France, la maturité, que Jacques Chirac n’a pu mener à bien son projet, prématuré à l’évidence, de traité d’amitié et de coopération. Le projet a buté sur la question de la repentance. Elle sera réglée quand les Algériens comprendront que la France ne se livrera jamais à aucune repentance unilatérale.
Car le chantier des relations franco-algériennes est immense : malgré la propagande anti-française, malgré l’arabisation, la familiarité des Algériens avec la France, grâce aux paraboles, grâce aux allées et venues des migrants, demeure grande.
Il se peut qu’il faille une crise ultime et salutaire pour que les relations entre la France et l’Algérie puissent devenir, selon le vœu du président Bouteflika, « exemplaires et exceptionnelles », car avant cela, il faut d’abord qu'elles deviennent tout simplement normales.
Roland HUREAUX