Par un singulier paradoxe, c’est dans une période où ses effectifs déclinaient à grande vitesse que l’agriculture a été amenée à jouer un rôle essentiel dans le démarrage du Marché commun, ancêtre de l’Union européenne telle que nous la connaissons aujourd’hui, au point de représenter pendant plusieurs dizaines d’année la principale des politiques communes.
La CECA, inspirée par une obsolète « priorité à l’industrie lourde » s’est assez vite vidée de sa substance. L’échec politique de la CED et technique de l’Euratom ne laissait en place que le Marché commun instauré par traité de Rome (1957). Son volet industriel instaurait une suppression progressive des droits de douane intracommunautaires qui eut lieu en dix ans, sans nécessiter un vrai budget. Son volet agricole prévoyait une harmonisation des politiques de soutien à l’agriculture qui ne fut acquise que parce que le général de Gaulle força la main de ses partenaires. Ces derniers, en effet, à peine signé le traité de Rome, furent soumis à de fortes pressions américaines pour que la politique agricole commune (PAC), dont un des effets devait être la préférence communautaire et donc la réduction de leurs exportations en Europe, ne soit pas mis en œuvre. Cette politique supposait un budget consistant, à la mesure du poids des interventions publiques préexistantes. Ce fut au départ plus de 90 % du budget européen ; c’est encore près de 30 %.
Pendant des siècles, malgré l’illustre précédent du patriarche Joseph, l’agriculture s’était passée d’interventions publiques, car les paysans, peu endettés et vivant largement en autarcie, supportaient bon an ml an, comme on dit, les variations des cours qu’entraînaient les variations climatiques. La seule intervention publique était la protection douanière, élevée dans toute l’Europe, sauf au Royaume-Uni, au XIXe siècle.
La crise agricole, qui précéda la grande dépression de 1929 et la suivit, sensibilisa les pays riches au fait qu’il était de plus en plus difficile à un monde agricole qui commençait à s’intégrer à l’économie monétaire, à investir et à s’endetter, de supporter les variations erratiques de prix. L’agriculture est en effet le seul secteur qui soit à la fois en bout de chaîne et très dispersé – et donc pas en mesure de répercuter en amont ou en aval ces variations ou de les contrôler par de grands monopoles ; paradoxalement, elle est, hors intervention, le seul marché « pur et parfait » d’une économie avancée, dans ce que celui-ci a d’inhumain ! L’Agricultural adjustment act (AAA) de Roosevelt (1934) fut suivi par la création en France de l’ONIC (Office national des céréales, 1936). En 1956, tous les pays d’Europe, sauf la Grande-Bretagne, acquise au libéralisme, avaient des systèmes d’encadrement des marchés agricoles, le plus protecteur étant celui de l’Allemagne. Hors du marché commun, les Etats-Unis, le Japon, la Suisse, les premiers un peu moins, les deux autres beaucoup plus que l’Europe des Six, soutenaient leur agriculture. Cette solidarité publique envers le monde agricole était rendue à la fois nécessaire et possible par un développement déjà avancé. Le reste du monde ne put guère se le permettre, jusqu’à ce que, par les Accords de Lomé (1975), la Communauté européenne ait mis en place, de manière beaucoup plus légère, un système analogue pour les anciennes colonies.
La fusion de ces systèmes de protection dans un marché commun entouré d’une barrière extérieure commune se traduisit par une amélioration de la protection en France et un léger affaiblissement en Allemagne. Mais, de même que la France devait acheter davantage allemand en matière industrielle, l’Allemagne avait promis, en compensation, d’acheter davantage français en matière alimentaire pour le plus grand bénéfice notre agriculture. Elle obtint en 1969 que la réévaluation du mark n’ait pas d’incidences sur sa compétitivité grâce aux « montants compensatoires » qui lui permirent de subventionner ses exportations. Il était alors acquis que, compte tenu de sa spécificité, le secteur agricole serait tenu en dehors des négociations du GATT tendant à supprimer les frontières douanières dans le monde.
Au prix de négociations annuelles aussi épuisantes que rituelles (les fameux « marathons agricoles »), sur le niveau de prix et donc des protections, et de l’apparition d’excédents réguliers, effet logique de prix maintenus au-dessus de l’équilibre du marché, ce système marcha tant bien que mal pendant trente ans. Il assura l’autosuffisance alimentaire de l’Europe, une modernisation rapide de l’agriculture, en même temps qu’une décrue en douceur des effectifs agricoles. Malgré les craintes qui s’étaient exprimées, il supporta l’épreuve des différentes vagues d’élargissement.
Les Etats-Unis, qui, face à un bloc d’Européens alors cohérent, avaient du accepter ce système, n’avaient cependant pas désarmé, même si, en dépit des apparences, ils aidaient déjà leur agriculture, en rapportant cette aide au nombre d’exploitations, davantage que l’Europe. De coup de boutoir en coup de boutoir, ils obtinrent de Mitterrand en 1984 un accord de principe pour que l’agriculture soit incluse dans le prochain cycle de négociations du GATT, l’ « Uruguay Round ». C’est sous le gouvernement Chirac, en 1986, que s’engagea la négociation.
La révolution de 1992-1993
Elle aboutit à deux décisions fondamentales qui bouleversèrent profondément la politique agricole commune et l’économie agricole en Europe et particulièrement en France.
La première fut la réforme de la politique agricole commune que le gouvernement imposa aux agriculteurs en 1972. Elle partait du présupposé que le système américain d’aide qui laissait, au moins en apparence, libre le jeu des prix mais versait ensuite des subventions directes aux agriculteurs (deficiency payments) était meilleur que le système européen qui maintenait des prix relativement rémunérateurs grâce à un système de prélèvement à l’import / restitutions à l’export, à partir d’un prix intérieur fixé à l’avance, mais ne laissait guère de chances aux concurrents extérieurs. On décida donc alors, au motif de prendre les devants avant de subir les foudres du GATT (étrange méthode de négociation que de faire les concessions à l’avance !) de basculer dans un système de type américain.
Ses inconvénients étaient multiples : d’abord il coûtait beaucoup plus cher aux finances publiques, l’aide à l’agriculture étant auparavant payée de manière insensible par le consommateur. La baisse des prix qui devait s’ensuivre ne profita qu’aux intermédiaires.
Il entraina surtout une disqualification et une démoralisation du monde agricole, dont les rangs s’étaient en 1992 déjà largement éclaircis. De travailleurs normaux, vivant d’une production vendue à des prix rémunérateurs, ils vécurent de plus en plus de subventions, à la fois impopulaires dans l’opinion et dégradantes à leur propres yeux.
Le nouveau système ne désarma d’ailleurs nullement les Etats-Unis qui continuèrent à faire pression et obtinrent de l’Europe , par l’accord de Blair House (1993), inclus dans les Accords de Casablanca de 1995, l’engagement à un allègement à terme de la PAC et , de fait, à la réouverture du marché européen et surtout des marchés tiers à leurs produits: limites absolues et en diminution chaque année des subventions à l’exportation, ouverture du marché du lait , jusque là bloqué par les quotas laitiers, généralisation des droits de douane ( en lieu et place des systèmes plus protecteurs) et réduction progressive de ces droits . Que le grand commis européen chargé du suivi de ces négociations de 1986 à 1994, puis de leur mise en œuvre entre 1999 et 2005, Pascal Lamy, ait été un adepte forcené du libre-échange, et soit devenu sans transition en 2005 directeur général de l’OMC ( nouveau nom du GATT) montre qu’il avait bien mérité de sa nouvelle patrie.
La crise agricole de 2009, qui a vu les revenus agricoles diminuer de plus de 56 % (baisse sans équivalent dans aucune profession) se situe à l’extrémité de ces courbes. Les accords de Casablanca, aux effets d’abord insensibles, se sont appliqués peu à peu, laissant des secteurs entiers de plus en plus à découvert. Pour la France et d’autres pays, l’évolution différentielle des prix des facteurs de production au sein de la zone euro a progressivement accru, en matière agricole comme en d’autres, l’avantage compétitif de l’Allemagne qui, aujourd’hui nous taille des croupières même sur ce qui était autrefois notre chasse gardée. Le développent de marchés à terme mondialisés, qui se prêtent à la spéculation, a eu un rôle non pas stabilisant comme la théorie le voudrait, mais au contraire, le plus souvent, déstabilisant.
La commission de Bruxelles a lancé dans la nature en 2009 un mémorandum prévoyant de réduire encore la part de l’agriculture dans le budget européen pour consacrer les sommes libérées à d’autres choses (recherche, santé etc.). Le ministre français actuel, est persuadé, à la différence d’une grande partie de son entourage, que le secteur agricole ne saurait survire sans le maintien d’une régulation des marchés et donc d’une PAC forte. Il tente de résister à la commission, mais la partie de bras de fer engagée ne sera pas facile. D’autant que ce n’est pas seulement la commission de Bruxelles qui est acquise au libéralisme mais la plus grand partie de l’establishment français : Inspection des finances, INRA, think tanks spécialisées etc. Les réformes de 1992-1993 ne seraient pas passées si facilement si le même establishment ne les avait depuis de nombreuses années appelées de ses vœux.
Aujourd’hui, l’enjeu est rien de moins que le maintien de quelques dizaines de milliers d’exploitations sur le territoire français (soit entre 0 et 3 par commune en moyenne) ou une industrialisation erratique du secteur à la brésilienne qui serait la mort du monde rural français, déjà en catalepsie. A terme : compte tenu des différentiels de coûts de production, une délocalisation massive que l’agriculture a jusqu’ici évitée (déjà la Chine s’apprête à envahir le monde de se pommes) et qui ferait perdre à notre continent son autonomie alimentaire.
Nul ne peut prédire ce que sera le devenir de la construction européenne dans son ensemble : longtemps, l’agriculture fut son principal pilier ; il ne l’est plus ; le traité de Maastricht est venu à point nommé en 1992, la même année que la réforme de la PAC, substituer l’enjeu monétaire à l’enjeu agricole. On en mesure aujourd’hui la fragilité. On ne saurait néanmoins mettre en doute que l’agriculture est un domaine spécial qui nécessite, si on veut traiter avec un minimum d’humanité les producteurs qui s’y sont engagés, une organisation des marchés. Cette organisation fut considérée comme un progrès à partir de années trente. La tenir pour un archaïsme 75 ans après, alors que rien de fondamental n’a changé dans les lois de l’économie agricole, est absurde. Les libéraux se félicitent par exemple que le prix de la banane au consommateur (les produits tropicaux sont entraînés par le même vent de libéralisme) baisse de 1 € à 0,5 € : est-ce là un grand progrès si c’est au prix de la ruine de nos DOM ? Mais il faudrait que ceux qui ont à défendre les régulations sachent expliquer pourquoi elles sont nécessaires et, pour cela, qu’ils en soient eux mêmes convaincus, ce qui n’est pas le cas de grand monde, à Bruxelles et même à Paris.
Le mieux serait sans doute de revenir à une régulation par les prix, beaucoup plus respectueuse à la fois des agriculteurs et des contribuables. Mais elle suppose le retour à un certain protectionnisme – dont les Etats-Unis eux-mêmes donnent l’exemple en matière de coton. Elle ne saurait se faire que dans l’ensemble de l’Europe : elle suppose au minimum un accord avec l’Allemagne. Elle pourrait être gérée par une agence spécialisée, du type de celle qu’a décrit M.Robatel.
Faute d’un tel retour, il faut se souvenir qu’une régulation par les subventions se prête mieux à une renationalisation que la régulation par les prix. L’Allemagne, qui a longtemps eu dans le Sud une agriculture peu compétitive, ne s’est jamais privée d’apporter des aides au-delà de la PAC. Cela suppose évidement que les chiens de garde de la libre concurrence de Bruxelles et de Luxembourg soient une fois pour toutes muselés. La France a longtemps tiré un bénéfice net de la politique agricole commune et donc de l’Europe ; aujourd’hui, ce n’est plus le cas : elle est contributeur net ; la renationalisation partielle de la PAC ne devrait donc pas lui poser de problèmes.
Là encore la vraie question, ce n’est pas, comme le voudraient les idéologues, la question philosophique ou institutionnelle : libre-échange ou protection, national ou supranational ; il ne s’agit là que de moyens. La vraie question : voulons nous qu’il y ait encore dans les campagnes d’Europe, au si riche héritage d’humanisation, et de « culture » à tous les sens du terme, quelque chose comme une profession agricole ?