Publié dans Marianne
Il y a quelques jours, le journal Libération annonçait à la une une grande "enquête sur les réseaux Poutine en France".
Disons tout de suite qu'il vaut mieux ne pas être de ces réseaux si on ne veut pas côtoyer Marine Le Pen , Aymeric Chauprade ou Alain Soral.
Il vaut mieux ne pas en être non plus si on veut sauver sa peau ! L'un de ceux qui figurent sur la black list de Libé , Christophe de Margerie vient de mourir d'un accident d'avion . Comme Enrico Mattei en 1962, qui s'en était pris aux "7 sœurs", les grandes sociétés pétrolières américaines . Le pétrole est un métier dangereux , surtout si l'on s'avise de dire , comme le PDG de Total : "Nous ne devons pas nous laisser convaincre que la Russie est un ennemi" ou encore "Si les Américains veulent attiser le conflit pour de raisons historiques, c'est leur décision. Nous , Européens , devons résoudre cette crise (celle de l'Ukraine) autrement, sans prendre les choses en noir et blanc". Circonstance aggravante, l'intéressé a déclaré lors des dernières rencontres économiques d'Aix-en-Provence (juillet 2014) que le commerce du pétrole ne devait pas se faire seulement en dollars !
Nous ne risquons pas grand chose à dire que le ci-devant journal maoïste ne fera pas d'enquête approfondie sur les raisons du décès de Christophe de Margerie.
Dans le collimateur de Libération, des universitaires comme Jacques Sapir ou Hélène Carrère d'Encausse, des hommes politiques comme Jean-Pierre Chevènement ou Thierry Mariani, l'acteur Gérard Depardieu et aussi Serge Dassault dont le journal n'est pourtant pas furieusement pro-russe: l'avionneur a seulement eu le tort d'avoir accepté une invitation du président de la Douma de passage à Paris ! Puisque on parle de réseaux, avec ceux de l'anti-Poutinisme en embuscade à la sortie des dîners, il vaut mieux faire attention où on met les pieds !
Les personnalités épinglées ont en commun, pour la plupart, de penser que l'intérêt de la France n'est pas nécessairement de faire la guerre, fut-ce économique, à la Russie.
Et pourquoi pas un choix de raison ?
A aucun moment n'est envisagée la possibilité que les intéressés aient pu faire là un choix de raison qui , certes, ne serait pas le même que celui de la direction de Libération, mais n'en serait pas moins respectable. Non : déjà parler de réseaux est les situer dans le sulfureux. La plupart des personnalités citées sont supposées n'avoir pris des positions prorusses que pour des intérêts mercantiles des plus vils . Et les autres , notamment Depardieu, sont taxés de naïfs. On ne dit pas encore "idiots utiles", mais ça viendra.
Il est n'est d'ailleurs jamais question que de Poutine, guère de la Russie. Comme si s'allier avec un régime qu'on n'approuve pas n'était pas de la diplomatie, et de la plus classique : celle de Delcassé, inaugurant le Pont Alexandre III avec le tsar de Russie, dont le régime se trouvait pourtant aux antipodes de la IIIe République . De même De Gaulle se rapprochant du Kremlin au temps du communisme. Mais ne s'était-il pas déjà trouvé alors des imbéciles, de la mouvance américaine, pour soupçonner alors le général d'être devenu communiste !
Parler de Poutine et de lui seulement tend à flétrir les dissidents de la pensée unique internationale, puisque on rappelle complaisamment qu'il a "beaucoup de sang sur les mains" . Tant que cela, en dehors de la Tchétchénie? Plus que Staline, plus que Bush ? Plus que les dirigeants actuels de la Chine ? Plus que Kagame que Libé a toujours défendu ?
Si ce genre de journal avait existé en 1914, il aurait mis, n'en doutons pas, Jaurès dans les "réseaux du Kaiser". Certains le disaient d'ailleurs à l'époque : nous savons où cela a mené. Et encore y avait-il alors bien plus de raisons de stigmatiser le camp du compromis puisque les Allemands nous avaient pris l'Alsace et la Lorraine et campaient à la frontière du Rhin, prêts à l'invasion. Rien de semblable avec la Russie de Poutine, ni près. Rien qui justifie donc ce processus insidieux de diabolisation.
Pour déconsidérer le parti pro-russe, un des articles rappelle que la France n'a pas toujours été du côté des Russes , en rappelant les guerres de Napoléon(1811-1814) et celle de Crimée (1853-1856). On publie de préciser que dans les deux cas c'est nous qui nous avions été les agresseurs, à 3000 km de distance ! Les alliances décisives pour notre survie de 1914-1917 et 1941-1945 ne pèsent-elles pas bien plus ?
Le seul tort des Russes est sans doute d'avoir , au temps du communisme, été les premiers à développer des réseaux d' influence destinés à façonner l'opinion, le fameux soft power. Orwell avait montré comment la majorité de l'intelligentsia anglaise après la guerre était prosoviétique. Mais depuis la chute du communisme, il est clair que les Russes ont perdu la main : nous n'en voulons pour preuve que le petit nombre d'"agents" cités dans le dossier. Les Etats-Unis, qui avaient du retard en la matière, durent se mettre à leur école pour leur faire pièce. Ils le firent si bien, qu'ils se trouvèrent, après la chute du communisme , à la tête d'un immense machine d'influence qui est aujourd'hui bien plus à redouter que celle de Poutine. Mais cela non plus, Libé ne le dira pas.
Roland HUREAUX