La lettre de Marine le Pen aux préfets apparaît moins choquante dans son contenu que terriblement maladroite.
Contrairement à Yannick Blanc, j’ai du mal à croire qu’elle ait été écrite par un membre du corps préfectoral, à moins que ce ne soit quelque jeune au fait des préoccupations de la maison intérieur mais sans expérience. On peut penser au contraire que si Marine le Pen avait consulté n’importe quel préfet hors cadre ou en retraite, aucun ne lui aurait conseillé de l’écrire.
Si la présidente du FN voulait envoyer un message aux préfets, elle avait mille manières plus habiles de le faire : deux phrases lors d’un passage à la télévision, une formule bien frappée, un article.
Les préfets auront horreur, c’est évident, qu’on ait tenté ainsi de les compromettre, eux qui, sans cesse pris en sandwich entre les élus locaux et le gouvernement, pour ne rien dire des médias, se trouvent si exposés au quotidien.
Ajoutons, que longtemps complexés par une propagande qui en faisait les représentants d’un Etat supposé archaïque, ils ont aujourd’hui tendance à en rajouter dans le zèle en faveur de tout ce que Marine le Pen dénonce : la décentralisation, la modernisation de l’Etat, la RGPP. Même si beaucoup n’en pensent pas moins, ils n’ont pas besoin de Marine Le Pen pour cela.
Si elle n’a trouvé aucun préfet pour la mettre en garde contre une démarche aussi évidemment contre-productive, c’est que sans doute elle n’en connaît pas.
Moins que son sens de l’Etat, la candidate aura ainsi révélé la principale faiblesse de son mouvement : sa quasi-absence de l’appareil d’Etat. Et d’abord dans ses sphères les plus élevées. Tous les sondages faits au cours des dernières années chez les élèves de l’ENA montrent le niveau bas de la représentation des extrêmes parmi eux. Il en est à peu près de même chez les polytechniciens et autres grands corps.
L’oligarchie française aime la modération. 15 à 20 % des intentions de vote sont sans doute pour le FN un début de légitimité. Mais cela ne suffit pas. Pour devenir un parti de gouvernement, il faut aussi être pris eu sérieux par les gens sérieux, ou tenus pour tels. D’où les efforts que fait Marine le Pen pour mettre en avant ou laisser deviner la présence autour d’elle d’ experts de haut niveau. Sur le plan économique, elle a sans doute, à l’entendre, fait quelques progrès. Sur la connaissance des subtilités de l’appareil d’Etat, elle a encore du chemin à faire.
Or cela compte : qu’on aime la chose ou pas, nous sommes, comme le dit Alain Cotta, au « temps des oligarchies ».
Il y a la grande oligarchie financière nationale ou internationale, le monde du CAC 40, des traders, du show business. Nicolas Sarkozy a été d’abord l’homme de ces gens là.
Mais il y a, par derrière, l’oligarchie moyenne, celle qui tient l’appareil d’Etat et nombre de postes importants dans le secteur privé. Elle vote UMP ou PS, éventuellement MODEM, guère au-delà.
Elle est ce qu’Alain Minc appelle le « cercle de raison. »
Que ce cercle de raison soit devenu un cercle de déraison et cela sur beaucoup de sujets : la réforme de l’Etat, la réforme territoriale, la politique économique et même la plupart des politiques publiques, c’est un fait. Sinon les extrêmes n’existeraient pas. La dite oligarchie, qu’elle soit de droite ou de gauche - à ce niveau là ça n’a pas d’importance - , a cautionné, et même se trouve à l’origine des idées les plus folles du sarkozysme.
Emmanuel Todd n’a pas tort de lier la montée du Front national au maintien de l’euro. Mais au-delà de ses défauts économiques que tous ceux qui ont une vraie culture économique - et donc très peu d’énarques - , connaissent, la machine européenne semble avoir un effet décérébrant sur notre élite, aussi décérébrant peut-être qu’autrefois la « diamat » sur la nomenklatura soviétique, empêchée par l’idéologie de raisonner juste, au moins en public.
Qu’ainsi s’ouvre un espace pour le Front national, qui s’en étonnera ? Il n’est pas bon que les gens raisonnables se mettent à déraisonner, laissant ainsi, pour parler comme Michèle Tribalat, le « monopole du réel » aux extrêmes.
Mais quoi qu’on pense de ses errances, l’ oligarchie existe et s’il faut espérer sur bien des sujets, à commencer sur le plan économique et social, une autre politique, elle ne viendra pas de son contournement, seulement de sa conversion. Et cette conversion, ce sont les événements – par exemple l’ultime crise de l’euro - , qui la provoquera, non les appels du pied de partis qui demeurent culturellement éloignés d’elle.
Roland HUREAUX