Maurice Faure, qui vient de nous quitter, n’a jamais renié ses attaches avec le radicalisme.
Mais il lui a donné dans le Lot un tour si particulier qu’on a pu parler légitimement de « faurisme ». Par exemple, le vieux parti radical d’avant-guerre portait dans ses statuts l’anticléricalisme. On n’en trouvait guère de traces chez Maurice Faure, épicurien et, semble-t-il, agnostique, mais toujours respectueux du fait religieux et des croyants. Sa première majorité, celle avec laquelle il conquit la mairie de Cahors en 1965, était composée de radicaux et de démocrates-chrétiens. Il soutint Lecanuet en 1965. Contraint de rallier l’union de la gauche entre les deux tours de la législative de 1967, ce qui au plan national, impliquait la rupture avec le MRP, il conserva au plan local, sur une base plus amicale que politique une garde rapprochée issue pour l’essentiel de la démocratie chrétienne ; paradoxe incompréhensible hors du Lot, plusieurs conseillers généraux étiquetés radicaux de gauche, comme le Dr Emile Vaysse, allaient à la messe le dimanche.
On ne dira jamais assez combien cette élection de 1967 fut un moment clef de l’histoire de ce département. Combat de géants : Maurice Faure et Jean-Pierre Dannaud qui s’y affrontèrent avaient tous les deux l’envergure d’être premier ministre. Dannaud sans Faure l’eut emporté facilement et le Lot fut devenu un fief gaulliste, ou plutôt pompidolien. Faure sans Dannaud n’aurait pas eu besoin de s’allier avec les communistes ; il serait resté centriste et devenu sans doute ministre de Giscard. L’offensive de Pompidou contre Faure, par Dannaud interposé, a contraint le leader radical à se déporter sur la gauche beaucoup plus qu’il ne l’aurait souhaité. Ses confidents savent combien il se sentait mal à l’aise avec les majorités socialistes en place depuis 1981. Agnostique, il l’était peut-être sur le plan métaphysique, mais encore davantage vis à vis des lubies idéologiques de toutes sortes qui se sont emparées du parti socialiste depuis une trentaine d’années, lubies qu’il qualifiait volontiers en privé de « couillonnades ». Dans le grand combat historique que se livrent aujourd’hui les idéologies et le bon sens, il était assurément du côté du bon sens. Son malaise était cependant tempéré par son amitié personnelle avec François Mitterrand qui n’avait sans doute pas des idées très différentes.
Le revirement grâce auquel il sauva sa carrière politique en 1967, passant de l’anticommunisme à l’alliance avec les communistes, l’a fait passer pour opportuniste. Il avait été pourtant fidèle à Gaston Monnerville quand il s’opposa au général de Gaulle, alors même que ce dernier lui inspirait un authentique respect. De même, une fois rallié à l’union de la gauche, il fut conduit à refuser plusieurs propositions ministérielles. Autant qu’un tropisme local indéniable, cette loyauté explique sa carrière ministérielle somme toute brève.
Le tempérament de Maurice Faure le portait naturellement à tenter de réconcilier les contraires. Il est sans doute à son honneur d’avoir dirigé le Lot et Cahors, de manière sinon dynamique, du moins consensuelle. Point de trace, semble-t-il, en son temps, de ce climat oppressif et sectaire que certains de ses successeurs de gauche (et parfois de droite) devaient faire régner sur la société cadurcienne. Quiconque pouvait, sous Maurice Faure, s’affirmer de droite sans craindre de représailles. Les temps ont bien changé.
Cet esprit de conciliation, sur fond de scepticisme idéologique, fut aussi le moteur que le poussa à devenir ce qu’il est convenu d’appeler « un grand européen ». Il fut, avec Guy Mollet et Christian Pinault, du côté français, bardé de jeunes technocrates aussi prestigieux que Jean François-Poncet et Jean-François Deniau, un des principaux artisans du traité de Rome, traité que Jean Monnet n’aimait guère car il le trouvait trop défavorable aux intérêts américains. Il fut aussi, on le sait moins, un des membres des groupes de travail qui prépara, avant sa ratification de 1992, le traité de Maastricht. Le même esprit de compromis en fit un des plus fervents partisans de l’Alliance atlantique, aucun intérêt, selon lui, ne justifiant que la France prit ses distances vis-à-vis de son puissant protecteur américain. Son fils, Philippe Faure, n’est-il pas le président du tout-puissant réseau d’influence France-Amérique ?
Est-ce à dire que la bonne politique se résume, comme le pensait sans doute Maurice Faure, au rapprochement des contraires, à l’esprit de compromis, entre croyants et non-croyants, hommes de droite et de gauche, Européens et Américains ? Certes, mais la politique n’est pas si simple : elle est une dialectique permanente du rapprochement et de de la différence.
La vie, depuis toujours, est différenciation et donc parfois arrachement, conflit (comme celui que suscita la généal. de Gaulle en quittant la structure intégrée l’OTAN en 1967). Le risque de la différence, trop poussée, c’est la guerre. Mais le risque de l’esprit de compromis systématique, c’est la grisaille, une existence morose, sans grand élan, c’est aussi que les clivages réapparaissent hors du champ politique comme on assiste aujourd’hui, face à la pensée unique de droite et de gauche, à l’immense discrédit de la classe politique dans son ensemble. Les deux dimensions de la vie politique sont sont assurément nécessaires.
Les deux radicalismes
En étant d’abord un homme de conciliation, Maurice Faure, ne représentait pas tout le radicalisme. Il se situait clairement dans un des deux courants fondamentaux qui divisent cette famille depuis le commencement. L’un est fait d’hommes de combat, républicains ou patriotes intransigeants, portés à la résistance à l’égard de tout ce qui menace les intérêts auxquels ils sont attachés. Bien que n’étant pas formellement des radicaux, Gambetta, et Jules Ferry appartiennent à cette famille, surtout le premier qui organisa, dans la France occupée par les Prussiens, l’admirable résistance de 1870. Le « petit père Combes » et surtout son ministre des affaires étrangères, Delcassé qui sut préparer par des alliances habiles la revanche de 1914, furent à leur manière eux aussi des radicaux intransigeants. Et bien entendu Clémenceau, le « Père la Victoire ». Entre les deux guerres, on citera Louis Barthou et Georges Mandel. Depuis 1945, la lignée s’affaiblit, le radicalisme s’étiolant. Mais Pierre Mendès-France en fut un grand représentant et aujourd’hui, même s’il ne se réclame pas formellement du radicalisme, Jean-Pierre Chevènement.
La lignée des radicaux de compromis, d’autres diront « mous », apparait avec Léon Bourgeois, inspirateur de la philosophie politique du radicalisme, le « solidarisme », Aristide Briand, quoique pas formellement rattaché au radicalisme lui non plus (il fut socialiste, puis centriste), est le prototype de ce radicalisme de compromis, adepte de la réconciliation franco-allemande à partir de 1926. Mais le grand représentant de ce radicalisme « œcuménique » fut Edouard Herriot, indéracinable maire de Lyon et vrai permanent de la politique française de 1924 à 1959. Anatole de Monzie, Henri Queuille, Edgar Faure et naturellement Maurice Faure se situent dans la même lignée.
Ces deux genres de radicaux, est-il nécessaire de le dire, ne s’aimaient pas beaucoup. Les relations de Maurice Faure et de Pierre Mendès-France n’avaient rien à envier avec celles d’Aristide Briand et de Georges Clémenceau.
Fondée sur la dialectique de la différence et du compromis, la politique, spécialement la politique française, avait cependant besoin de ces deux écoles, qui débordent d’ailleurs largement les frontières du parti radical.
Roland HUREAUX