Deux soucis me paraissent caractériser tant les engagements que la pratique journalistique de notre regretté ami Philippe Cohen : la vérité, le peuple.
Le souci le plus scrupuleux de la vérité pourrait aller de soi chez un homme de presse. Hélas, le souci politique est dans les métiers de communication, une permanente tentation aujourd’hui. Nous ne pensons pas tant à de vulgaires soucis de carrière dont Philippe était sans doute très éloigné, mais à celui de se sentir investi d’autres responsabilités que celle de rendre compte des faits, d’avoir sans cesse le souci de ce qu’il faut dire ou ne pas dire pour ne pas encourager telle ou telle tendance prêtée aux lecteurs, de ne pas « faire le jeu » de X ou de Y , de ne pas être pris pour ceci ou pour cela etc. toutes préoccupations qui peuvent légitimement inspirer les discours des vrais politiques mais qui devaient se réduire à minima chez un journaliste, comme d’ailleurs chez tout intellectuel.
Paradoxalement, Philippe Cohen qui fut à la fois journaliste et, au travers de la Fondation du 2 mars, militant, eut plus que quiconque le souci de séparer les deux.
Le souci de la vérité, ce n’est pas forcément celui de la Vérité prise comme un absolu. Philipe Cohen, s’il croyait sans doute à l’objectivité des choses, savait qu’elle ne peut être atteinte directement et que la pluralité des points de vue est généralement le meilleur moyen de la cerner au plus près, au plus près seulement.
D’où la manière dont il gérait par exemple le blog de Marianne : un impitoyable souci de l’exactitude des faits et de la cohérence des raisonnements, mais aussi la plus grande ouverture à des points de vue différents et même opposés au sien, y compris et surtout les plus décentrés.
Parmi ceux-ci, le point de vue du peuple. Le peuple en général est certes un grand mot. Mais il nous a semblé que Philippe Cohen, au rebours de la quasi-totalité de la nomenklatura, s’est toujours attaché à l’idée que le point de vue majoritaire ou largement répandu dans le peuple au sens large, notamment chez les petits et les sans grade, ne saurait être récusé a priori. Au contraire, il soupçonnait que ce point de vue reposait sur de bonnes raisons, même si elles n’étaient pas toujours celles qui étaient formulées par les intéressés. Peut-être même tendait–il à parier avantage sur la lucidité populaire que sur celle des élites.
On sait les risques que cette double attitude l’a conduit à prendre. On ne dira jamais assez à quel point elle est contraire l’esprit d’une époque qui, peut-être plus que d’autres, tend à considérer a priori la vox populi comme une vox diabolica , de suspecter dans toute voix venue d’en bas , le corporatisme, le machisme, le racisme, la xénophobie , bref le « populisme » et en tous les cas l’ignorance. L’ignorance, donc la nécessité d’une rééducation, d’une pédagogie, d’une « meilleure explication », comme celle que les meilleurs esprits appelèrent de leurs vœux au lendemain du référendum « manqué » du 29 mai 2005 sur la Constitution européenne. A tout le moins Philippe Cohen pensait-il que tout écho venu des profondeurs supposées non éclairées de la population exigeait, en lieu et place des récusations a priori, un complément d’enquête.
La vérité, le peuple : ceux qui se souviennent de la rhétorique marxiste, reconnaitront peut-être là un reste de trotskisme.
L’idée que le peuple est plus lucide sur sa condition propre, sur les rapports de classes auxquels il est soumis, et donc sur la réalité sociale dans son ensemble, se trouve, en tous les cas, au cœur de la doctrine de Karl Marx. A l’inverse, les classes dirigeantes, de ce point de vue, produisent une idéologie qui est auto-justificatrice pour eux, mystificatrice pour les autres et en définitive auto-mystificatrice ; elles ne peuvent donc prétendre à la pleine lucidité.
Les tenant les plus raides de cette position, tel Althusser sont allés jusqu’à prétendre que le prolétariat (nom plus « technique » que le peuple) avait naturellement une vue « scientifique » des choses, alors que toute autre classe était prisonnière de l’idéologie.
Nous ne pensons pas une seconde que Philippe Cohen ait été un adepte d’une doctrine aussi systématique, d’autant que l’histoire a montré que ceux qui s’en sont prévalu, par une singulière ironie, sont tombés eux-mêmes au temps du soviétisme dans la plus totale inversion qui se puisse imaginer : l’identification fantasmagorique du prolétariat à un parti plus idéologique encore que ne l’avait jamais été la bourgeoisie.
Mais cette inversion qui voit des élites, se croyant à l’abri de toute idéologie, faire la leçon au peuple, aux peuples , au nom d’une pensée de l’émancipation qui n’est elle-même qu’idéologie, et des plus mystificatrices, qui ne voit qu’elle se produit plus que jamais aujourd’hui, au temps du libéralisme mondialiste trompant ?
Faut-il donc que nous redevenions marxistes ? Peut-être pas. Mais que l’opinion populaire, sans être considérée comme infaillible, doive être constamment tenue, non pour un tissu d’erreurs à redresser, voire l’expression de mauvais instincts, mais pour un instrument critique de l’idéologie, de toutes les idéologies, voilà sans doute une idée que n’aurait pas récusée notre ami.
Roland HUREAUX