De manière étonnante, demeure dans les esprits l’idée que l’histoire des rapports du catholicisme et de la science (au sens moderne du mot) serait celle d’un affrontement permanent, une vue excessivement partielle, partiale et donc largement fausse.
S’il est un sujet où l’arbre cache la forêt, c’est bien celui-là. L’arbre, c’est l’affaire Galilée, non point en tant que telle mais par le retentissement que lui donnèrent à partir de la fin du XVIIe siècle les adversaires du catholicisme. Nous y reviendrons.
La forêt, ce sont deux mille ans de coopération où l’Eglise a peu à peu constitué la matrice, mis en place le terreau d’où devait surgir l‘admirable édifice de la science moderne.
Il est vrai que l’Antiquité grecque avait déjà posé les fondements de la méthode scientifique moderne et abouti à des résultats extraordinaires si l’on tient compte des moyens limités de l’époque : ainsi le calcul du diamètre de la terre par Eratosthène (IIIe siècle avant J.C.).
Il est vrai aussi que l’intérêt pour la science semble s’affaiblir dans le courant des IVe et Ve siècles, au moment où le christianisme se répand dans l‘Empire. Ce n’est sûrement pas à cause de saint Augustin qui, combattant les théories gnostiques de Mani, note : « je ne trouvai chez cet auteur l’explication rationnelle ni des solstices, ni des équinoxes, ni des éclipses, ni de rien de ce que m’avait fait comprendre la sagesse profane ».
Très tôt l’Eglise établit la distinction entre la vraie science (la « sagesse profane ») et les théories gnostiques fumeuses, qui tout en révérant le savoir, sont de la fausse science. N’opérant pas cette distinction, les positivistes de l’époque récente, qui croient reconnaitre leurs ancêtres dans ces gnostiques dont ils ne connaissent pas les doctrines, imputent à tort au christianisme d’avoir toujours combattu la science.
Le christianisme a, d’ailleurs, dès le commencement, repris à son compte les anathèmes sans concession de la Loi juive à l’encontre de la sorcellerie (Lv 20, 6-8, Dt 19, 31) et vivement déconseillé le recours à l’astrologie, la magie, la chiromancie ( saint Augustin , Confessions IV, 3,4) - et plus tard l’alchimie, déblayant ainsi le chemin pour le véritable esprit positif. Il s’en faut de beaucoup que la philosophie comme la science païenne, non plus que les gnoses, se soient alors pleinement déprises de ces faux savoirs au sein d’une société antique où les pratiques superstitieuses étaient communes à tous les niveaux de la société.
Pour les mêmes raisons et du fait que l’astronomie ne s’était pas encore nettement détachée de l’astrologie ou la chimie de l’alchimie, certains hommes d’Eglise furent amenés à suspecter les unes comme les autres, faute de bien les distinguer.
C’est dans ce contexte que se produisit un des évènements les plus importants de l’histoire, le concile de Chalcédoine en 451. L’objet immédiat en était la définition de la double nature du Christ : « Un seul et même Christ, Fils, Seigneur, l'unique engendré, reconnu en deux natures, sans confusion, sans changement, sans division et sans séparation, la différence des natures n'étant nullement supprimée à cause de l'union, la propriété de l'une et l'autre nature étant bien plutôt gardée et concourant à une seule personne. »
Marcel Gauchet a montré comment ce texte a des implications au-delà de la personne du Christ car il a déterminé, plus largement, les relations entre la nature et le surnaturel dans l’espace chrétien. En reconnaissant que les deux natures du Christ coexistent sans confusion et sans séparation, il autorise l’interprétation autonome de l’ordre naturel, en d’autres termes l’approche scientifique, ne liant pas le surnaturel mais le laissant dans son ordre propre, en même temps qu’il interdit toute approche préscientifique de type magique, fondée sur une confusion entre les deux ordres. Il en résulte entre autres que l’ordre surnaturel (par exemple la prière) ne fait pas nombre avec la causalité naturelle.
Le philosophe Alexandre Kojève est allé plus loin en montrant que le dogme chrétien de l’incarnation a seul rendu possible la naissance de la physique mathématique (et donc de la science moderne). « Peu de faits historiques sont aussi difficilement contestables que celui de la connexion entre la science et la technique modernes et la religion, voire la théologie chrétienne. » En tenant pour divine une parcelle de l’univers physique, l’incarnation légitimait la possibilité de découvrir des lois mathématiques dans le monde réel, ce que la philosophie grecque (et les autres pensées, chinoise, indienne, juive, arabe) croyait réservé aux réalités célestes. C’est pourquoi « la physique mathématique à vocation universelle est née au XVIe siècle en Europe occidentale et qu'on ne la trouve ni avant, ni ailleurs. Sans doute la retrouve-t-on de nos jours un peu partout dans le monde. Mais il n'en reste pas moins qu'elle ne se trouve que là, où se présente aussi sinon le christianisme en tant que religion, du moins la civilisation - que nous n'avons aucune raison de ne pas appeler chrétienne. »
Le christianisme n’aurait-il pas néanmoins, à partir du Ve siècle, contribué au déclin des sciences, au moins en Occident ? Il est vrai qu’au sein du mouvement monastique alors en pleine essor, beaucoup ne veulent connaitre que ce qui a trait au salut, soit l’Ecriture et les Pères d’Eglise, tenant pour inutile tout le reste, notamment la philosophie grecque. Cette position ne fut toutefois pas unanime. Certains hommes d’Eglise s’attachèrent au contraire à préserver, dans un temps de barbarie, ce qui restait du savoir antique. Ce savoir demeurant circonscrit, certains purent même en faire le tour, sachant tout ce qu’il y avait alors à savoir. Ainsi Isidore de Séville (550-636) qui écrivit ses Etymologies pour recenser tout le savoir de son temps ou Gerbert d’Aurillac (946-1003) devenu pape en 998 sous le nom de Sylvestre II.
C’est par les manuscrits inlassablement recopiés par les clercs que nous est parvenu le savoir antique, avec des pertes il est vrai considérables, sans que l’on puisse dire que ces pertes ont affecté davantage la science que la littérature, ni qu’elles aient été dues plus aux chrétiens qu’aux derniers païens, les uns et les autres victimes des désordres croissants de ce temps.
Dès les débuts du second millénaire, l’Europe désormais entièrement chrétienne se dégage peu à peu de l’obscurité où le déclin de la civilisation antique l’avait plongée, s’attachant notamment à reconstituer le savoir antique, avec l’aide de Byzance et, dans une moindre mesure, de l’Espagne musulmane.
Ce retour progressif à la lumière (sinon aux Lumières) ne se sépare jamais d’une volonté de diffusion. C’est au sein de l’Eglise qu’ont été instituées les premières universités (Italie, XIIe siècle), les premiers collèges secondaires (Ordre des Jésuites, XVIe siècle) et le premières écoles primaires (Saint Jean Baptiste de la Salle, XVIIe siècle). C’est pour répandre les lumières de l ’Eglise que, en coordination avec les Lassaliens, le roi Louis XIV, par l’Ordonnance du 13 décembre 1698 obligea toutes les paroisses de France à se doter d’une école élémentaire et les parents à y envoyer leurs enfants jusqu’à 14 ans. De l’Eglise catholique sont sortis aussi les premiers hôpitaux.
On ne saurait comprendre l’essor de la science moderne sans cet effort progressif de l’Eglise pour éduquer peu à peu toutes les classes de la société, constituant ainsi un terreau qui n’apparait dans aucune des civilisations jugées comparables comme l’Inde ou la Chine.
Comme l’a montré Kojève, c’est dans l’ombre du christianisme que la science moderne émerge aux XVIe et XVIIe siècles. Aussi ne sera-ton pas étonné que les premiers savants, Tycho Brahé, Kepler, Galilée, Pascal, Descartes, Newton, Harvey, Leibniz, aient fait profession d’être chrétiens, catholiques ou protestants, même si Newton refusa la Trinité et s’adonna avec passion à l’astrologie et à l’alchimie.
Au cours des derniers siècles , au moins trois grands savants dont les découvertes ont été essentielles, furent des prêtres, tout ce qu’il y a de plus orthodoxes : le polonais Nicolas Copernic (1473-1543), qui avait étudié aux universités de Bologne et de Padoue, inventeur de la théorie héliocentrique du système solaire, cela un siècle avant Galilée et sans que personne, de son temps, ait objecté, le tchèque Grégor Mendel (1822-1884), moine augustin, découvreur des lois de la génétique, le belge Georges Lemaître (1994-1966) , principal inventeur de théorie du Big bang. Leur simple existence montre l’interconnexion profonde entre l’histoire des sciences et l’institution ecclésiastique.
Reste la malheureuse affaire Galilée, passée inaperçue en son temps, mais à laquelle, plus tard, la polémique protestante, puis la philosophie des Lumières donnèrent un retentissement qui se prolonge jusqu’à nos jours et qui n’a pas fait peu pour accréditer l’idée que l’Eglise catholique était ennemie du progrès des sciences.
Des études récentes ont relativisé cette manière de poser le problème. Galilée (1564-1642) était profondément catholique : deux de ses filles se firent religieuses. Il put jusqu’ à près de 70 ans exercer ses activités scientifiques (ce n’était pas un métier, il était assez riche pour ne pas en avoir) sans rencontrer de problèmes majeurs. Son procès s’inscrit dans une querelle qu’il eut avec les Jésuites, l’un d’eux, le père Grassi, découvreur des taches solaires, ayant la chaire d’astronomie à l’université grégorienne. Tout en étant par ailleurs extrêmement éclairés, les Jésuites, tenaient à ce qu’avait dit Ignace de Loyola: « ne jamais s’éloigner d’Aristote », Aristote pour qui le soleil tournait autour de la terre. Cet attachement à Aristote fut peut-être plus important que la référence à la Bible où on cherche en vain une négation claire de la thèse héliocentrique. La querelle fut envenimée par le tempérament de Galilée arrogant et indiscret. Quand un de ses proches amis fut élu pape sous le nom d’Urbain VIII, il le mit en difficulté en faisant ostensiblement état de sa proximité avec lui dans un contexte politique difficile, en pleine guerre européenne : le parti espagnol critiquait le pape pour ses orientions plutôt profrançaises et dénonçait son laxisme envers Galilée. De guerre lasse, le pape se crut obligé de le déférer au tribunal de l’Inquisition, où il se rendait chaque matin en carrosse, logeant chez l’ambassadeur de Florence. Les jésuites l’avaient attaqué en sous-main pour sa supposée croyance en la théorie atomiste de Démocrite. Cela aurait été une accusation grave non seulement parce que les atomistes, anciens et modernes, étaient généralement athées mais aussi parce que l’atomisme affaiblissait la théorie aristotélicienne distinguant l’essence des choses de leur apparence, théorie qui permettait à la scolastique de rendre compte de l’eucharistie : que devenait celle-ci si, au lieu de l’essence supposée divine du pain consacré, ne se trouvait qu’un tourbillon d’atomes ? Le pape écarta cette accusation pour ne retenir que la question de l’héliocentrisme jugée plus bénigne. Galilée fut condamné à une assignation à domicile (son palais de Florence), c’est à dire à se tenir éloigné de Rome et à une rétractation aussi humiliante que déplorable. Dès 1741, l’Eglise devait retirer de l’index l’œuvre de Galilée.
Moins qu’une opposition de principe entre la foi et la science, il faut voir dans cette affaire un règlement de comptes à la cour de Rome, une retombée de la guerre franco-espagnole et aussi une querelle entre écoles scientifiques, comme il y en a eu beaucoup dans l’histoire des sciences.
Formellement la théorie géocentrique des épicycles de Ptolémée, issue d’Aristote, ne contredisait pas l’observation mais elle était moins simple que la théorie héliocentrique et violait donc le principe d’Ockham selon lequel entre deux explications, la science doit choisir la plus simple. L’attitude de l ’université de Rome fut-elle différente de celle de la communauté scientifique refusant pendant 50 ans la seconde loi de la thermodynamique de Carnot-Clausius parce qu’elle semblait annoncer une fin du monde ou celle de la très républicaine Académie des sciences écartant avec mépris la découverte de la pénicilline par Ernest Duchesne en 1897 (l’invention devait nous revenir d’Angleterre 35 ans plus tard) ?
L’Eglise au demeurant avait quelques raisons de se méfier : des théories gnostiques qui assimilaient le Soleil à Dieu le Père, la Terre au Fils et l’éther entre les deux au Saint-Esprit (auxquelles aurait adhéré Kepler lui-même) étaient alors en circulation. Nous savons aujourd’hui que le soleil, pas plus que la terre, ne sont au centre du monde.
Contrairement à ce que beaucoup croient, l’Eglise catholique n’a jamais formellement condamné la théorie de l’évolution – même si elle laissa ici et là quelques vicaires se déchaîner contre elles ; seuls professent une interprétation littérale de la Genèse de la création en sept jours les protestants évangélistes et les musulmans. Comment aurait-il pu en être autrement ? Origène et saint Augustin ne croyaient pas qu’il faille prendre à la lettre le début de la Genèse, qui conserve au demeurant le mérite de présenter, de manière symbolique, quelque chose comme une émergence progressive du monde qui converge avec les données contemporaines de la science. Le grand théologien anglais John Newman marqua de l’intérêt pour la théorie de Darwin, son contemporain. La mise à l’index des écrits de Teilhard de Chardin ne concernait pas son adhésion à la théorie de l‘évolution mais l’évacuation du péché originel dans son système. L’encyclique Humanis generis (1950) marque l’adhésion, discrète il est vrai, de l’Eglise à la théorie de l’évolution, dont Jean Paul II devait déclarer plus tard qu’elle était « plus qu’une hypothèse ».
L’Eglise n’en a pas moins continué à combattre les gnoses, c’est à dire les fausses théories à prétention scientifique dont la version moderne est l’idéologie, cela avec d’autant plus de détermination qu’elle y a vu un danger majeur pour les sociétés. La condamnation au bûcher de Giordano Bruno en 1600, pour contestable qu’elle soit, ne fut pas celle d’un vrai scientifique mais d’un gnostique aux idées brumeuses. L’Eglise n’a eu aucune réticence à s’opposer aux théories à prétention scientifique potentiellement destructrices pour la société comme le matérialisme dialectique, l’inégalité de races humaines ou aujourd’hui la théorie du genre.
Au fil des ans, elle a affiné sa formulation des relations entre la foi et la science, inscrites elles-mêmes dans la problématique des relations de la foi et de la raison.
Les idées des Lumières relatives à l’opposition de science et de la foi s’étant plus ou moins imposées sous la Révolution française, la génération romantique revenue à la tradition s’engagea sur la voie du fidéisme, l’idée que la foi, qu’elle voulait retrouver, était une adhésion totalement irrationnelle à des idées non démontrables. Le Premier Concile du Vatican (1870) réagit en proclamant que la raison pouvait conduire à certaines vérités de la foi, comme l’existence de Dieu. La théorie catholique sur ce sujet est claire : la raison et la révélation ont la même origine : toutes deux viennent de Dieu et traitent du même sujet : le monde réel, physique ou métaphysique. Elles se sauraient donc se contredire. Si elles semblent le faire à un moment donné, la prudence du croyant doit l’amener à suspendre son jugement relatif à la théorie scientifique qui semble aller contre les données de la foi en attendant que la question soit approfondie, précisément ce que saint Robert Bellarmin avait conseillé à Galilée : présenter la théorie héliocentrique comme une hypothèse et non une certitude.
Encore faut-il s’entendre sur la notion de vérité scientifique. Karl Popper a justement montré, après Claude Bernard et d’autres, qu’une théorie scientifique était une interprétation des faits à caractère toujours provisoire et que donc elle pouvait être un jour remise en cause. Ce qui ne doit pas nous amener à mépriser la solidité quasi-définitive de certaines théories.
Un exemple de l’intérêt de cet approfondissement : dans Humanis generis, déjà citée, Pie XII refusa le polygénisme, l’idée que l’humanité actuelle pourrait descendre de plusieurs lignées distinctes. Malgré son caractère très politiquement correct, cinq ans après la chute du nazisme, cette prise de position fut vivement contestée par le monde scientifique. Pourtant l’évolution de la connaissance fait aujourd’hui pencher la balance vers le monogénisme, l’idée que l’humanité actuelle provient sinon d’un couple unique, du moins d’un très petit nombre d’hommes vivant ensemble.
Disons enfin qu’on ne saurait confondre le refus du progrès des sciences qui, quoi qu’on dise, n’a jamais été la position de l’Eglise , avec le refus de certaines méthodes de recherche attentatoires à ce qu’elle juge être la dignité de l’ homme , dans le but, non point de faire obstacle au progrès mais de préserver cette dignité : au Moyen-Age, le respect de cadavres conduisit certaines autorités ecclésiastiques (pas toutes) à interdire la dissection ; au XXe et XXIe siècles, le respect de l’embryon humain fonde l’Eglise à interdire toute expérience sur lui. Pour respectable qu’elle soit, la recherche scientifique est une fin qui ne justifie pas tous les moyens.
A l’autre bout de la chaîne de la connaissance, on peut adhérer à certaines théories scientifiques sans approuver toutes les applications qui peuvent en être faites : par exemple adhérer à la théorie d’Einstein selon laquelle la matière et l’énergie sont équivalentes et être hostile à l’arme nucléaire.
Au total on retiendra que l’Eglise catholique et la science ont en commun une longue histoire qu’on ne saurait réduire à des schémas simplistes, marquée au contraire par de constantes synergies. En censurant dès l’origine, dans la suite du judaïsme, toutes les formes de superstitions, en combattant les fausses sciences de type gnostique, en écartant à Chalcédoine toute confusion entre l ’ordre naturel et le surnaturel, en développant les universités et les autres formes d’enseignement de différents niveaux, le catholicisme (et plus largement le christianisme) a peu à peu mis en place ce qui devait être le berceau de la science moderne et de la civilisation scientifique.
Alexandre Kojève, L’origine chrétienne de la science moderne, in Mélanges Alexandre Koyré, publiés à l’occasion de son soixante-dixième anniversaire, vol. I, 1964. Kojève ne se revendiquait pas chrétien.