DE GAULLE ET MAURRAS
Paru dans la Nouvelle Revue universelle, été 2021
La Nouvelle Revue universelle ayant consacré un numéro aux rapports de De Gaulle et de Maurras, il nous parait utile d’apporter quelques compléments à ce sujet si débattu.
On s’accorde généralement à dire que si , dans sa jeunesse, au moment où se formaient sa personnalité et ses idées , Charles de Gaulle fut tributaire de maîtres à penser, ce fut , parmi ses contemporains, de Barrès ou de Péguy, voire de Bergson, plutôt que de Maurras. Barrès semble proche de lui mais le catholicisme intime de De Gaulle s’en accommodait-il pleinement ? Péguy, avec son relent républicain, homme à la mode de ses vingt ans, ne pouvait manquer d’attirer un jeune désirant s’émanciper , sans rupture, d’une famille royaliste et conservatrice ( « Mes enfants sont devenus républicains » se désolait sa mère), d’autant que le père du général avait soutenu la cause de Dreyfus. Que De Gaulle, comme son père , ait lu régulièrement L’Action française avait-il plus de signification que pour un haut-fonctionnaire de l’après-guerre de lire Le Monde ?
A ces influences de contemporains, il faudrait peut-être ajouter le non-dit de celle de Nietzsche qui, il est vrai, imprégnait alors tant l’air du temps qu’elle n’avait pas besoin d’être directe.
Une culture commune
Mais à vrai dire, le jeune Charles de Gaulle était-il vraiment à la recherche de maîtres à penser ? Il est bien connu que , très jeune, il ne se prenait pas pour n’importe qui - à raison d‘ailleurs. Quoiqu’un peu plus âgé, Maurras avait-il de quoi l’impressionner réellement ? Les nombreuses idées qu’ils avaient en commun n’ étaient-elles pas si évidentes pour les patriotes de sa génération qu’elles ne pouvaient guère l’enrichir beaucoup, soit qu’elles appartiennent à un fond anthropologique multiséculaire : tout groupe a besoin d’un chef, ce chef doit être indépendant, il doit être accepté, il ne peut régner de manière arbitraire mais doit avoir les moyens d’agir , soit qu’elles proviennent de l’histoire de France telle qu’elle lui avait été enseignée par son père , catholique , monarchiste, patriote et professeur d’histoire : la France, fille aînée de l’Eglise, sa place centrale dans l’ Europe, l’importance de l’héritage capétien, le rôle de l’Etat, la menace allemande.
Maurras n’a en effet pas tout inventé : dès l’enfance, De Gaulle connaissait comme lui la politique des rois capétiens, de François Ier, de Richelieu. L’un et l’autre avaient lu Michelet, Renan, Taine. Ils étaient tous les deux tributaires d’une culture commune, largement répandue dans la bourgeoisie patriote ( et la noblesse !) du XIXe siècle qui suffit à expliquer leurs convergences sans qu’il y ait lieu d’en déduire une influence. Convergence aussi sur une vision organique de la société , issue chez Maurras des nostalgies de l’Ancien régime, atténuée chez De Gaulle qui la trouva davantage dans le catholicisme social de la Tour du Pin et qui, de toutes façons, était dans l’air du temps.
Cela ne doit pas nous conduire à sous-estimer leurs différences.
La première explique largement que De Gaulle n’ait jamais vraiment cherché à restaurer la monarchie : son refus radical de toute démarche utopique .
Le refus de l’utopie
Le XXe siècle fut le grand siècle des utopies – autrement dit des idéologies. Ce n’est pas par hasard si De Gaulle se trouva toujours dans le camp adverse de ces idéologies : contre le socialisme national ( dit en allemand nazisme), même si le sens du combat de la France libre fut d’abord de libérer le territoire, contre le communisme : les puristes lui reprochent , à tort selon nous, l’orientation anticommuniste du RPF ; contre l’utopie de l’intégration franco-algérienne, contre l’Europe monnetiste qui n’était en réalité qu’un faux nez de l’utopie mondialiste, aujourd’hui hégémonique. Face au mondialisme, le combat commença le soir du 18 juin , où Monnet qui en était un ferme partisan intervint pour que la BBC ferme ses portes à De Gaulle, ce que Churchill refusa ! Et personne ne doit être choqué que la guerre étant selon lui déjà perdue par l’Allemagne, il ait pensé que la survie de la France allait se jouer au sein du camp des vainqueurs.
Les utopistes construisent le modèle d’un Etat -, ou super Etat, que, s’ils sont au pouvoir, ils cherchent à réaliser , arbitrant au besoin en faveur de l’utopie contre l’intérêt national. Quoique son utopie ait été plus bénigne que d’autres, Charles Maurras suivait une logique analogue : posant un modèle d’Etat idéal, monarchique et corporatiste , il subordonna tout à sa réalisation. De Gaulle était complétement étranger à cette démarche. Sa pensée politique est assez claire : une finalité simple : le bien commun ( à cette expression thomiste, il substituait en général celle d’intérêt national ), entendu pour lui au sens large : pas seulement la poule-au-pot mais la rayonnement de la France ( ne comportant aucune agressivité ) et, à partir de là, la recherche au jour le jour des moyens les plus pragmatiques , compte tenu des circonstances, pour l’atteindre . Un de ses premiers textes, Doctrine a priori ou doctrine des circonstances posait les jalons de cette démarche, au moins en matière militaire. Elle exclut tout ce qui pourrait perturber cette recherche de l’intérêt national : sujétion externe, féodalités internes, projets parasitaires comme le sont les projets idéologiques : construire le socialisme, construire l’Europe ( ce que Hayek appelle le « constructivisme ») . Le chef est, au sens biblique, le « pasteur » de son peuple et rien ne saurait l’éloigner du souci exclusif de son troupeau. Issu d’une famille monarchiste riche d’historiens, sachant tout de l’histoire de France, De Gaulle n’était sûrement pas un républicain de cœur (ce que les gens de gauche savaient ). Eut-il accepté de favoriser une restauration ? Peut-être mais dans le cadre conceptuel que nous venons de décrire, la question, pour lui, ne se posait pas. Aux raisons qu’on lui prête de ne pas l’avoir fait, comme l’attachement d’une majorité de Français à la République ( plus assurée alors, surtout en 1945, qu’aujourd’hui), il faut ajouter sans doute le jugement qu’il portait sur la personne du prétendant dont il n’ignorait rien , qui avait sans doute le profil d’un héritier mais sûrement pas celui d’un refondateur : peut-être aurait-il trouvé grâce aux yeux du général s’il avait été à ses côtés dans la Résistance dès juin 1940.
La realpolitik avant l’idéologie : c’est ce qui le conduisit à marquer en 1936 une préférence discrète pour le camp républicain dans la guerre civile espagnole, sur une base tout à fait différente d’un Bernanos. Maurras exprima d’emblée son soutien à l’insurrection franquiste proche de son idéologie traditionnaliste. De Gaulle qui n’avait sûrement aucune sympathie pour un camp où l’on exécutait les prêtres à tour de bras, ne vit que le risque , si Franco l’emportait, d’installer la Wehrmacht de l’autre côté des Pyrénées. Son rapprochement de la démocratie chrétienne comme ami du journal Temps présent, fut davantage la conséquence que la cause de cette prise de position toute entière dictée par la géopolitique.
C’est plus ce réalisme que la sacralisation de l’Etat-nation, qui le conduisit à rejeter plus tard l’Europe supranationale : « Je vois, dit–il, l’Europe comme un ensemble de nations indestructibles. A quelle profondeur d’illusions ou de parti pris faudrait–il plonger pour croire que les nations européennes forgées au cours des siècles par des efforts ou des douleurs sans nombre, ayant chacune sa géographie et son histoire, sa langue, ses traditions, ses institutions, pourraient cesser d’être elles-mêmes et n’en former qu’un seule ? » .
Le réalisme est pour le chef , quel qu’il soit, un devoir absolu vis à vis duquel toute défaillance, - toute « chimère » disait-il -, ouvrirait la brèche à un intérêt étranger à celui du peuple dont il a la charge, comme la chimère de l’Europe supranationale l’a ouverte aux intérêt américains.
Certains diront que De Gaulle céda une fois à la tentation de l’utopie , au soir de sa vie, en voulant instaurer la participation . C’est ce que pensait Pompidou. Pour toutes sortes de raisons, ce fut un échec.
Maurras n’aurait pas, en théorie, récusé l’ obligation de réalisme. Mais comment des maurrassiens qui se veulent réalistes peuvent-ils , sans tenir aucun compte des circonstances , prétendre que De Gaulle n’aurait pas dû remettre en selle les partis en 1943-1945, ou faire le jeu ( à ce qu’ils disent ) du parti communiste, comme si, face à la volonté féroce de Roosevelt, excité par Monnet, de le faire disparaitre, et la France avec lui, il avait eu le choix ? Les mêmes ou d’autres s’imaginent qu’il lui aurait suffi en 1962 de claquer du doigt pour garder l ’Algérie française, ignorant tout du contexte international de l’époque.
Ces considérations nous conduisent à une dimension essentielle du réalisme revendiqué par le général de Gaulle : son réalisme géopolitique.
Réalisme géopolitique
De Gaulle, homme très ouvert aux cultures étrangères, au moins européennes, et qui dès avant 1940 avait voyagé ( en Allemagne, comme étudiant puis comme prisonnier, en Pologne, au Liban) parlant trois ou quatre langues , se distingue par un réalisme géopolitique impitoyable : il sait, dès juin 1940, de science certaine, que compte tenu de ce qu’ Hitler, loin d’être un dictateur classique , est animé d’une volonté de conquête sans limites ( ce que d’autres, qui le prenaient pour un simple dictateur, ne savaient pas ) , et de ce qu’est la puissance des Etats-Unis, l’Allemagne perdra la guerre. Ce n’est pour lui ni un pari ni une prophétie, c’est une certitude raisonnée.
Dès lors que les deux grand vainqueurs de la guerre, Roosevelt et Staline voulaient mettre fin à la colonisation, et qu’un vent très fort dans ce sens soufflait dans le monde, il était tout aussi clair qu’elle se ferait et que, comme tous les mouvements historiques, bons ou mauvais , la décolonisation irait jusqu’à son terme. En 1962, nous avions contre nous, sur l’Algérie, les Etats-Unis et l’URSS mais aussi la Chine, tout le Tiers monde et tous les Européens, Espagne de Franco comprise, sauf le petit Portugal qui en s’accrochant à son empire, comme on aurait voulu que De Gaulle le fît, a retardé de 12 ans le train de l’histoire – et l’Afrique du Sud qui, dans un contexte différent, a gagné trente ans. Le réseau diplomatique américain avait été, partout dans le monde, mis par Kennedy au service de la cause, non seulement de l’indépendance de l’Algérie mais du FLN. Ceux qui ne savent rien de la diplomatie s’imaginent qu’on peut faire fi d’une hostilité générale de la communauté internationale. Ces forces terribles qui nous ont permis, et heureusement, de gagner la guerre mondiale et qui ont ensuite imposé la décolonisation, de Gaulle est pourtant le seul Occidental depuis 1945 à les avoir affrontées, mais sur un terrain moins miné que l’Algérie, entre 1966 et 1967 ( OTAN, étalon-or, Vietnam, ouverture à la Russie, Proche-Orient, Québec) , profitant d’ une fenêtre de tir étroite : fin de la guerre d ‘Algérie, début de la détente, économie française forte . Que cela ait abouti à cette « révolution orange » que fut mai 68 n’enlève rien à l’immense prestige que la France en a tiré : le général avait-il vraiment besoin de Maurras pour savoir que la France devait se faire le champion des petits pays contre les puissants ? Et quelle stupidité de la part de ceux qui crurent se venger de l’indépendance de l’Algérie (pas à l’Action française heureusement ) en épousant la cause américaine contre le général !
De Gaulle s’est montré plus maurrassien que beaucoup de maurrassiens, dans la question algérienne en prenant en compte dans toute sa force le fait national arabe à l’encontre de ceux qui pensaient que le sentiment national serait réservé aux Français. Dans cette tragique affaire, a peut-être joué aussi l’influence, bonne ou mauvaise , chacun en jugera, de ce maurrassien repenti que fut Bernanos, lequel renforça la conviction du général qu’il n’était pas digne de la France de Saint Louis de se s’imposer par la force à d’autres peuples. « Bien sûr que nous pourrions rester en Algérie, dit une fois De Gaulle à Peyrefitte, mais nous aurons à refaire une guerre tous les dix ans ».
De Gaulle s’était déjà trouvé plus fidèle à Maurras que Maurras lui-même en mettant en avant la dimension politique de la France libre : comment le champion du « politique d’abord » a-t-il pu déplorer que la résistance française se soit donnée d’emblée une dimension politique , et écrire qu’elle aurait dû se contenter de créer une légion française sous les ordres des Anglais ? Pour comprendre le 18 juin, il manquait à Maurras une théorie de la légitimité qui ne fut pas circonscrite à la seule alternative monarchie/république . Cette théorie , aux fondements anthropologiques, De Gaulle en eut l’intuition, le Père Gaston Fessard la formalisa dans ses écrits de résistance : le prince, par essence, ne saurait être esclave ; et si le pays a perdu la liberté , c’est celui qui combat pour la retrouver qui seul est légitime.
Il reste que sur la question du réalisme politique, De Gaulle et Maurras ne se distinguent pas quant aux principes, seulement quant à leur application . Toute autre est leur divergence non seulement quant au regard qu’ils portèrent sur la Révolution française mais, plus profondément, sur l’idée de liberté.
Chateaubriand
Il est un personnage clef qui fut une référence pour Charles de Gaulle et que Maurras, dit-on, détestait, c’est Chateaubriand. La Nouvelle Revue universelle n’en parle pas. Il se peut que l’influence de Chateaubriand fut plus décisive sur De Gaulle que celle de ses contemporains cités plus haut . Il y avait d’ailleurs un culte familial du grand écrivain dont sa grand-mère avait écrit la biographie.
Qu’ont en commun ces deux hommes, en dehors du style où à l’évidence De Gaulle se mit , avec quelque succès, à l’école de Chateaubriand ?
D’abord le refus d’opposer la France de l’Ancien régime et celle de la Révolution, refus qui fut aussi celui de Tocqueville, cousin et , à bien des égards, disciple de Chateaubriand. Ce dernier fait part dans les Mémoires d’Outre-tombe des sentiments qu’il éprouvait durant la bataille de Waterloo : il n’y était pas présent mais il se surprenait, au rebours de ses idées et de ses intérêts de carrière, à souhaiter la victoire des armées françaises. Pour De Gaulle, qui en traite dans La France et son armée, les victoires de Hoche et de Bonaparte ne participent pas moins à la gloire de la France que celles de Condé et de Turenne.
Cette conception pourrait se résumer à l’acceptation de l’union des contraires, qui ferait la richesse d’histoire de France. Elle va plus loin chez l’auteur du Génie du christianisme . L’ histoire de l’Europe chrétienne , à la différence des autres civilisations, est traversée selon lui d’un grand souffle de liberté, liberté féodale d’abord (sur laquelle De Gaulle et Maurras étaient sans doute moins enthousiastes), libertés communales, et même liberté révolutionnaire sachant que, « la liberté ne doit pas être accusée des forfaits que l’on commet en son nom ».
Rien d’étonnant à cela car pour lui, la liberté est chrétienne : « La liberté est sur la croix du Christ, elle en descend avec lui ». « Le génie évangélique est éminemment favorable à la liberté ».
Mais elle est aussi inscrite dans le droit naturel : « La liberté ne vient point du peuple, elle ne vient point du roi ; elle ne sort point du droit politique, mais du droit de la nature. Ou plutôt du droit divin. Elle émane de Dieu qui livra l’homme à son franc arbitre » . C’est pourquoi ce lien entre religion et liberté est pour lui plus large que le christianisme : dès le Rome antique, note-t-il, « la religion est source de la liberté ». Ce libéralisme de l’école de Burke est, faut-il le rappeler, inséparable d’une tradition .
La liberté et non les libertés, une expression où le maurrassisme rejoint curieusement le positivisme juridique qu’une certaine gauche a imposé aujourd’hui à l’Université pour contrecarrer la vieille conception chrétienne du droit naturel – notamment en matière sociétale.
Cette conception selon laquelle la liberté est une valeur essentielle conduisit Chateaubriand à s’opposer aux théoriciens monarchistes de ce temps, en premier lieu Bonald et de Maistre, partisans d’une conception compacte , holiste dirions-nous, du corps social selon laquelle « les individus n’existent que dans et pour la société » (L.de Bonald). Une vision organique où ordres, corporations et compagnies enserrent l’individu de toutes parts, comportant une conception autoritaire et clanique de la famille telle que la défendaient les réformés et que le Concile de Trente combattit pour mettre en valeur le couple .
Avec une ironie discrète Chateaubriand raille cette position : « C’est en vain que la piété (ce mot désigne chez lui avec condescendance une certaine apologétique contre-révolutionnaire) a prétendu que le christianisme favorisait l’oppression ( l’autorité) et faisait rétrograder les jours : à la publication du nouveau pacte scellé du sang du juste, l’esclavage a été effacé du code romain ». Il dénonce ailleurs le fait que certains contre-révolutionnaires haïssent tant la liberté qu’ils en viennent à rêver de l’Empire turc ( qu’il détestait).
Fidèle à cette vision chrétienne de la politique, Chateaubriand fut un homme de principes, sacrifiant à deux reprises sa carrière et ses intérêts financiers à ce qu’il estimait être la justice : il était prêt à servir Napoléon, comme il l‘avait fait à l’ambassade de France à Rome, et aurait, selon nous, été pour lui un ministre des Affaires étrangères plus loyal que Talleyrand ; mais il rompit avec lui quand le duc d’Enghien fut fusillé. Il servit Louis XVIII qui ne l’aimait pas et démissionna à nouveau de ses fonctions de pair de France (avec les conséquences financières subséquentes) face à ce qu’il tenait pour l’usurpation de Louis-Philippe (ce qui l’éloigna de Tocqueville, qui, lui, s’accommoda de l’ orléanisme).
« Il propose un modèle à tous ceux qui refuseront la Monarchie de juillet, le Second Empire, le ralliement , les inventaires, la décision de Rome condamnant l’Action française , à ceux aussi qui refuseront d’un même élan la défaite de juin 1940 et Vichy » (Jean Touchard) .
Cette rigidité dans les principes anticipe celle du père de Gaulle demandant une minute de silence à ses élèves au motif qu’en condamnant Dreyfus, la France s’était déshonorée. Elle devait inspirer le refus de tout antisémitisme de la part du général. Rien à voir avec ceux pour qui le sort d’un homme importait peu face au prestige de l’armée.
De Gaulle , héritier de Richelieu , était assurément attaché à l’obéissance à l’Etat mais, pour lui, comme d’ailleurs pour la tradition chrétienne, elle n’était pas un absolu. Il ne se serait pas permis de récuser la parole du Magnificat Deposuit potentes de sede qui gênait tant Louis-Philippe et Maurras, mesurant au contraire qu’elle était à l’honneur de l’Occident.
Chateaubriand d’un côté, de Bonald de l’autre, voilà le commencement de deux écoles du catholicisme politique français qui ne cessèrent de s’opposer (la troisième, la démocratie chrétienne n’étant pas encore née ). L’opposition De Gaulle-Maurras ne se comprend pas sans référence à celle de Chateaubriand et de Bonald.
Une opposition qui a d’autres dimensions : ainsi une meilleure acceptation du fait de la modernité et le sentiment qu’il existait des évolutions inéluctables de la part aussi bien de Chateaubriand et De Gaulle, mais sans le moindre optimisme chez l’un comme chez l’autre vis-à-vis du supposé « progrès ». Cela conduisit le vicomte à cette parole prophétique, qui éclaire si bien ce à quoi nous assistons aujourd’hui : « Si la religion chrétienne s’éteignait, on arriverait par la liberté à la pétrification sociale où la Chine est arrivée par l’esclavage » : qu’en pensent ceux qui, de son temps et de nos jours, disent d’un ton narquois que Chateaubriand était trop bon écrivain pour être un penseur ?
Plus radical que les maurrassiens quant au réalisme et au primat du politique et par là éloigné de toute utopie, tel apparait de Gaulle. Mais en même temps, disciple de Chateaubriand , il réserve mieux que Maurras la part de la liberté , inséparable d’une vision spirituelle du destin de l’Europe lequel ne s’arrête pas pour lui en 1789 . Cela n’est contradictoire qu’en apparence : le général savait que dans les dures réalités de la politique, nationale et internationale, les interstices par où peut passer la lumière sont rares . Le responsable politique doit se tenir à l’écart de la double tentation de l’idéologie ( il disait les « chimères ») qui mêle dangereusement des plans qu’il faut tenir séparés et d’ un positivisme prosaïque qui donnerait un tour absolu aux réalités politiques. Comme la nature et la grâce, le réalisme le plus froid et l’idéalisme de fond ne se contredisent pas pour le chrétien qu’était de Gaulle.
Roland HUREAUX
Cf. Roland Hureaux, Pasteurs et scribes dans l’Eglise et dans l’Etat , in Liberté politique n°22, printemps 2003. Dans l’Ancien testament, un pasteur est tout simplement un chef.