LES TROIS MODELES FAMILIAUX (2)
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29/01/2029
Au sein du bloc qu’offre la chrétienté fondé sur la monogamie stable et l’exogamie, la typologie introduite par Emmanuel Todd, après Frédéric le Play, autour de deux principaux critères : coexistence de plusieurs générations ou famille nucléaire, égalité ou inégalité des enfants, n’amène, au sein de la famille du troisième type que des nuances, porteuses néanmoins de signification.
Rappelons cette typologie
Famille autoritaire |
Plusieurs générations ensemble |
Droit d'ainesse |
Allemagne, Pays basque, Gascogne, Sud du Massif central |
Famille communautaire |
Plusieurs générations ensemble |
Egalité des enfants |
Russie, Toscane, Nord du massif central |
Famille nucléaire égalitaire |
Famille nucléaire |
Droit d'ainesse |
Angleterre |
Famille nucléaire inégalitaire |
Famille nucléaire |
Egalité des enfants |
France (Bassin parisien) |
Ces variantes ne sont pas neutres. Notre hypothèse est que la famille communautaire, laquelle, à la polygamie près, se rapproche de la famille du second type, conserve un caractère archaïque. La famille autoritaire aussi mais avec une plus grande facilité d’évolution : d’abord parce que la force du lien hiérarchique lui garantit une plus grande efficacité, ensuite parce qu’elle aboutit à l’expulsion des cadets, obligés d’aller chercher fortune ailleurs : on connait le rôle des Basques dans la colonisation de l’Amérique latine. Ce modèle de famille autoritaire et inégalitaire n’est pas seulement lié à certaines régions ; il est celui de la plupart des aristocraties européennes jusqu’à l’époque moderne.
Entre la famille nucléaire égalitaire et la famille nucléaire inégalitaire, il est plus difficile de déterminer quelle est la plus avancée, si tant est que la question ait un sens. La famille nucléaire combinée à l’inégalité des enfants (soit par l’exercice du droit d’ainesse, soit par la pouvoir discrétionnaire du de cujus) a jeté, selon Emmanuel Todd, les fondements de l’individualisme anglo-saxon dont on connait la brillante destinée, au travers de l’essor du capitalisme. Mais le droit d’ainesse y est un héritage ancien dont la raison d’être dans l’aristocratie anglaise, comme dans toutes les aristocraties européennes, était le maintien des lignages.
On ne saurait en dire autant de la famille nucléaire égalitaire dont le terreau d’élection fut la moitié nord de la France. Le sort des patrimoines lignagers lui importe peu. L’égalité non seulement formelle mais réelle des hommes lui parait plus importante. Son expression emblématique fut la Révolution française, triomphe, au moins sur le plan des principes, à la fois de individualisme et de l’égalité.
Mais avant de déboucher sur le phénomène révolutionnaire, la famille nucléaire égalitaire avait été aussi l’aboutissement le plus achevé de l’idéal catholique.
Famille nucléaire : « Tu quitteras ton père et ta père » est un des premiers commandements de la Bible. Il favorise le libre choix des conjoints préconisé par l’Eglise (à moins que la famille nucléaire n’en soit la conséquence) ;
Famille égalitaire : l’égalité de dignité des enfants – et même des époux – prime toute considération lignagère. Ce modèle assure la meilleure place à la femme, égale dans l’héritage et donc dans le couple.
Les guerres de religion ont opposé en France au XVIe siècle un parti huguenot dont le terreau principal était la noblesse du Midi, très attachée au modèle de la famille autoritaire et un parti catholique autour de la ville de Paris et de la France du Nord ayant depuis longtemps adopté le modèle individualiste égalitaire. Par un paradoxe qui n’est peut-être qu’apparent, cette France, moderne par les structures familiales, soutint le parti de la Ligue férocement attaché au catholicisme. Sa victoire finale (concrétisée par la soumission d’Henri IV à Rome) garantit le maintien, non seulement de la France mais de la majorité de l ’Europe dans le camp du catholicisme romain. Si ce parti avait perdu, l’Eglise catholique serait sans doute devenue marginale.
Les trois modèles familiaux que nous avons décrits ne se sont pas strictement succédé dans le temps, puisque l’expansion de l’islam a fait revenir le modèle patriarcal polygame dans des régions où il avait disparu (Egypte, Maghreb, Asie mineure).
Mais des structures différentes peuvent aussi coexister dans la même société. La famille du premier type caractérisée par la promiscuité et une forme de matriarcat, présente à l’aube de l’histoire, demeure, mais en situation subordonnée, dans une partie des sociétés antiques et même modernes.
Il est probable que la moitié de la société romaine tenue par le joug de l’esclavage ne connaissait pas d’autre forme de famille. Non seulement parce que la condition propre de l'esclave : acheté, vendu, pouvant être impitoyablement séparé de ses parents, de ses frères et sœurs ou de ses enfants, ne favorisait pas la stabilité familiale, mais aussi parce que la discipline sexuelle (qui implique des lieux adaptés , suffisamment spacieux) était d’abord le propre des classes dirigeantes, organisées en lignages ; elle était plus stricte là où les intérêts patrimoniaux ( et la transmission de titres essentiels comme celui de citoyen romain ou de sénateur) étaient les plus importants. La promiscuité de l’ergastule conduisait sans doute à des unions de rencontre où les liens de filiation demeuraient incertains. D’ailleurs, dans le monde romain, seuls les citoyens pouvaient se marier en bonne et due forme et porter un nom de famille.
Il en est sans doute de même pendant une partie du Moyen-Age.
D’abord parce que la rudesse des conditions de vie a, à la fin l’Antiquité, réduit au servage ( une forme d’esclavage à peine tempérée par l’ éthique chrétienne) la majorité des hommes libres ; ensuite parce que la christianisation est longtemps restée de surface. Ce fut vrai au niveau de prêtres, dont le célibat consacré, qui devait donner aux masses baptisées l’exemple de la discipline sexuelle et donc pousser à la chasteté conjugale (ce que l’Eglise catholique appelle la chasteté conjugale n’est nullement la continence mais la fidélité et la stabilité), quoique précoce, était peu respecté. Les conciles du Moyen-Age ne cessent de dénoncer le « nicolaïsme » dans le clergé, une expression savante qui recouvre tout simplement le concubinage et parfois le mariage non canonique. Il est probable qu’une grande promiscuité sexuelle a longtemps continué de régner dans l’Europe chrétienne au niveau des masses populaires lesquelles vivaient, sur le plan matériel, dans la plus grande déréliction. La précarité des conditions de vie, où la plupart des familles, voire plusieurs familles, étaient entassées dans une masure à une seule pièce, ne permettait guère de garder les distances requises. L’Eglise, dans ce contexte, se faisait le témoin compréhensif de l’immense miséricorde de Dieu, à condition que les masses lui reconnaissant à travers les rites et le paiement de la dîme une autorité théorique. Même l’Inquisition, apparue au XIIIe siècle pour garantir la rigueur doctrinale n’a jamais prétendu inculquer la vertu.
Le peuple chrétien du Moyen Age ressemblait à ces populations africaines ou polynésiennes d’aujourd’hui dont la licence sexuelle demeure grande (comme en atteste par exemple la propagation du sida) mais qui accueillent le pape avec un enthousiasme délirant. Dans cette mentalité d’évangélisation récente, la religion et la morale sexuelle ne sont pas perçues, à la différence de chez nous, comme liées.
Tout change à la Renaissance : la réforme protestante d’abord, la réforme catholique ensuite (dite tridentine car l’impulsion en fut donnée au Concile de Trente), avec une efficacité démultipliée par la création d’ordres nouveaux soucieux d’efficacité, comme les Jésuites, ont eu l’ambition, non seulement de répandre l’Evangile, mais aussi de réformer en profondeur les mœurs, d’abord celles de clercs, ensuite celles de l’ensemble du peuple chrétien. Un premier changement, propre à cette époque, ne nous concernerait pas s’il n’avait entraîné les autres : ce fut, permise par l’imprimerie, l’alphabétisation populaire, dont la courbe partie au plus bas vers 1500 monte sans discontinuité jusque vers 1900 et dont le but premier fut l’apprentissage par tous, au travers du catéchisme, des bases de la doctrine chrétienne. Mais au-delà, c’est l’ensemble des comportements que les réformateurs ont voulu rectifier. Un instrument puissant de cet effort de moralisation fut la peur de l’enfer (déjà répandue au Moyen-Age mais avec moins d’effet qu’à l’époque moderne).
De la fin du XVIe siècle à la fin du XVIIIe siècle, l’Eglise catholique, en parallèle avec les Eglises réformées, accomplit ce qui ne s’était jamais fait auparavant dans l'histoire : un immense effort pour élever au forceps le niveau moral de l’ensemble de la population, spécialement en matière sexuelle. Les résultats vinrent au bout de quelques années : en France, où cet effort, soutenu par la monarchie, fut mené avec une rigueur particulière, d’après les registres paroissiaux de la fin du XVIIe siècle (l’inscription des naissances, de mariages et des sépultures sur des registres fait partie de cette mise en ordre, qui fut non seulement morale mais administrative), on ne trouve dans certaines régions pas plus de 1 à 2 % de conceptions antérieures au mariage, résultat d’autant plus méritoire que le mariage est tardif et l’avortement quasi-inconnu. Malgré l’expansion des Lumières dans l’aristocratie, l’élan donné à cette œuvre se poursuit, au niveau du peuple, tout au long du XVIIIe siècle: jamais l’assistance à la messe dominicale n’avait été aussi élevée que dans la France de 1789 !
Le monde protestant est à l’avenant : ayant commencé le premier, il ne dispose certes pas, comme le monde catholique, d’ordres religieux dynamiques spécialement dédiés à l’évangélisation en profondeur – jésuites mais aussi oratoriens, sulpiciens, carmes, lassaliens, sans compter des ordres plus anciens, récemment réformés comme les dominicains et les franciscains. Mais l’apparition en son sein de sectes dissidentes en Angleterre au XVIIe siècle (puritains, baptistes, quakers, méthodistes), largement répandues aux Etats-Unis ensuite, permet un effort parallèle de diffusion de la discipline chrétienne dans les profondeurs de la population.
Au moins officiellement, les Eglises ne se préoccupent pas de rationaliser la société mais seulement de sauver les âmes de l’enfer. Si cet effort rencontre des résistances (dont l’essor de la sorcellerie aux XVIe et XVIIe siècles pourrait témoigner), on aurait tort d’y voir une nouvelle forme d’oppression populaire par les classes dirigeantes, comme l’ y a vu, de manière tout à fait erronée, la gauche internationale à partir du XIXe siècle.
Bien au contraire, ce qu’accomplit alors l’Eglise (les églises), c’est une vaste tentative de démocratisation de ce qui avait été jusque-là l’apanage des seuls grands de ce monde (à tout le moins de leurs femmes) : une vie familiale régulière, fondée sur un idéal élevé de fidélité et d’amour réciproque et exclusif de l’homme et de la femme, moyen d’assurer une éducation des enfants, passant notamment par une bonne instruction.
Elever le niveau moral de la population, ce n’est pas seulement répandre le moralisme dans sa sécheresse, c’est diffuser des vertus qui jusque-là n’étaient guère exigées du peuple : la stabilité, la sobriété, la sagesse et, pour les femmes, l’honneur.
Ce faisant, la réforme des mœurs répand aussi dans le peuple ce qui avait jusque-là le privilège des castes dirigeantes : appartenir à une maison ( nouveau nom de la gens romaine), avoir une généalogie, transmettre un héritage , sinon de biens ( mais en Europe, toute famille bien née tend à en avoir au moins un peu ), du moins de bonne éducation, de respectabilité etc. ; par-là , la majorité de la population se trouve avoir des racines : un lieu d’origine, un père une mère identifiables, une culture ( principalement chrétienne) transmise de père en fils. Si un homme cultivé est « un homme qui se situe », grâce à l’effort gigantesque de la Réforme tridentine et des réformes protestantes, une partie importante du peuple, désormais, se situe, et par là accède à un minimum de culture.
L’esclavage moderne, fondé sur la traite des Nègres, s’est sans doute traduit, à ses débuts, par une grande promiscuité, d’abord parce que les peuples déportés vivaient , au départ, sous le régime du premier type, ensuite parce que, tant le transport que la vie à la plantation ne se prêtaient guère à la constitution de familles stables ; le clergé a cependant entrepris très tôt de régulariser les mœurs de cette population et, par-là, d’élever sa conscience de soi et de sa propre dignité.
Si le mouvement de réforme des mœurs est aussi ardent en pays catholique qu’en pays protestant, le monde orthodoxe, lui, y échappe en partie : la Sainte Russie est plus sensible à l’insondable miséricorde de Dieu pour les pécheurs qu’à l’obligation de ne pas pécher d’autant que la croyance à l’apocatastase la tient à l’écart de la terrifiante mais stimulante « peur de l’Occident ».
Dans l’ensemble l’effort de normalisation des mœurs est resté, qui s’en étonnerait ? inachevé. La société européenne d’Ancien régime, ne comprend pas seulement la noblesse, le clergé, la bourgeoisie et une paysannerie libre (toutes catégories qui bénéficient désormais des progrès de l’instruction et de la formation morale qui en résulte) : une moitié de la population vit encore dans des conditions très précaires : paysans sans terre, journaliers, colporteurs, mendiants. Ce sont là les plus touchés par les dernières grandes famines des XVIIe, XVIIIe et même (au moins en Irlande) XIXe siècles. Même si l’Eglise les a baptisés, souvent mariés, leur christianisation demeure sommaire. Autour des grandes fermes du Bassin parisien, tenues par des familles paysannes stables et parfois riches, soucieuses de respectabilité, gravite une population d’ouvriers saisonniers, dormant dans les granges ou en plein air. La promiscuité des sociétés primitives ou des esclaves de l’Antiquité, se perpétue chez eux. Les naissances hors mariage, les abandons d’enfants, y sont importants. C’est cette population qui fournit les premières vagues de l’exode rural et vient constituer, dans les villes du XIXe siècle, la nouvelle classe ouvrière. Germinal n’est pas loin.
La démocratisation d’un modèle familial au départ élitiste, avait eu son pendant dans le monde arabe (et aussi perse, turc etc.) au travers de l’expansion de l’islam. Religion universelle, l’islam s’était évertué de répandre dans toutes les couches de la société le modèle de famille stable qui lui était propre : des hommes libres mais pauvres avaient les mêmes droits sur leurs femmes que les plus riches, les esclaves s’y trouvaient encadrés dans des ensembles patriarcaux où ils avaient leur rôle. Mais cette démocratisation s’était faite dans un modèle familial plus proche de la société traditionnelle, notamment par la polygamie. Si les mœurs des femmes (et même des hommes) s’en trouvaient mieux réglées, c’était au prix d’un recul, si on la compare à celle de l’Antiquité tardive et des débuts du christianisme, de la condition de la femme, tenue à une fidélité plus forcée que volontaire. Mahomet a d’une certaine manière rationalisé, systématisé et durci le cadre familial offert par les sociétés archaïques de type patriarcal. Ce durcissement en a rendu très difficile l’évolution – même si la monogamie tend aujourd’hui à se répandre dans le monde musulman.
Loin d’être un regain d’oppression, l’extension du modèle familial chrétien à partir de la Renaissance a offert aux peuples d’Europe occidentale – et singulièrement à celui qui a profité du modèle le plus avancé, celui du Bassin parisien, véritable épicentre de l’Europe nouvelle, un cadre structurant qui a , en dépit de son origine chrétienne, été le creuset du citoyen moderne, tel qu’il s’est exprimé lors de la Révolution française.
Un homme ou une femme à qui des parents clairement identifiés ont transmis des valeurs et des traditions fortes, a de quoi préserver son autonomie intellectuelle face aux pouvoirs quels qu’ils soient, même ecclésiastique. C’est par la transmission familiale que les huguenots purent survivre, en France, à un siècle de persécution – et, en Angleterre, les catholiques à des persécutions non moins sévères. C’est parce qu’ils avaient déjà appris à devenir des hommes libres à partir de familles charpentées, que les descendants des Ligueurs devinrent des sans-culottes. Pas de liberté sans point d’appui en dehors du pouvoir : comme la barre fixe est nécessaire à l’artiste qui veut effectuer les mouvements les plus variés, des axes de coordonnées forts sont nécessaires au citoyen qui veut faire valoir son droit de « résistance à l’oppression» ou à tout le moins jouer son rôle avec esprit citrique.
Que, paradoxalement, l’impulsion donnée par le Concile de Trente ait atteint son effet maximum, en tous les cas dans le peuple, en 1789, permet de comprendre comment, au rebours de toutes les idées reçues, la Révolution française est héritière de la réforme tridentine. En donnant une structure familiale forte au peuple ou à tout le moins à une partie significative de ce peuple : gros paysans, artisans, commerçants, la réforme tridentine faisait des citoyens.
De manière très étonnante, c’est au moment où s’épanouit la famille du troisième type, issue du christianisme dans sa version qui est sans doute la plus achevée, le type parisien, que ce dernier commence à être remis en cause.
La Révolution française laïcise l’état-civil sans changer son contenu. Elle institue provisoirement le divorce ; abrogé en 1816, il est rétabli en 1884. Mais le modèle de famille qu’elle établit reste globalement stable jusqu’au troisième tiers du XXe siècle : il faut en effet attendre jusque-là pour qu’explose la vague libérale libertaire que nous connaissons et qui se traduit par une remise en cause des structures familiales de l’Europe jamais vue auparavant. Le modèle familial, jugé traditionnel, en fait pas si traditionnel que cela comme on l’a vu, est vivement critiqué parce qu’il apparait oppressif, spécialement pour la femme (on sait qu’il l’était beaucoup moins que les autres), lié au fascisme, ce qui est absurde, et qu’il serait un obstacle à la jouissance sans entraves qui est désormais instaurée en norme.
La conséquence est, à partir des années soixante, l’explosion du nombre de divorces, puis la multiplication des couples de fait, plus ou moins stables, corollaire du discrédit du mariage, religieux d’abord, puis civil et la réduction générale du nombre d’enfants qui pose à la vieille Europe un grave problème de survie de sa population.
Les racines de cette remise en cause sont complexes. Elles sont liées au succès même de la famille du troisième type. Alors même que ce modèle s’épanouit dans le peuple comme jamais auparavant, la tradition chrétienne qui constituait sa base fait l’objet d’une critique radicale par la philosophie des Lumières. S’opère alors une sorte de renversement. Alors que la régularité des mœurs, la constitution de lignages stables avait été le propre de l’aristocratie et que le peuple vivait au contraire dans une relative anomie, après deux siècles de réforme tridentine, la situation se trouve inversée. Le modèle aristocratique du lignage stable a, grâce à la discipline de l’Eglise, pénétré profondément une partie importante du peuple tandis que les classes dirigeantes commencent à le remettre en cause. Mise en cause très théorique pendant longtemps : le moralisme d’inspiration chrétienne, un moment ébranlé par les Lumières, revient au premier plan avec la Restauration et n’est jamais désavoué par la société bourgeoise, y compris dans son versant républicain et laïque, jusqu’à l’orée du XXIe siècle. Le Code Napoléon renforce même l’autorité de l’homme sur la femme. Les mœurs populaires gardent un socle tridentin solide et ce n’est pas avant deux siècles de travail de sape qu’elles commencent à être ébranlées.
Le point de départ des nouvelles tendances, qui s’en prennent d’abord plus à l’héritage chrétien qu’au modèle familial qu’il a porté, est naturellement Paris, la ville des révolutions, celle d’où partent les tendances nouvelles.
Face au Paris émancipé, la religion catholique a trouvé, pendant les deux siècles qui suivent la Révolution, de manière paradoxale, ses bases de repli dans les régions de famille autoritaire à forte structure, les mêmes qui avaient au XVIe siècle soutenu la Réforme contre un Paris catholique et ligueur. Le Pays basque, le Béarn, l’Aveyron, la Savoie, la Basse-Bretagne sont jusque vers 1970 terres de pratique religieuse et de vocations, plus que le reste de la France, beaucoup plus que les plaines du Bassin parisien . Exception : la Vendée, très catholique elle aussi, mais dont le particularisme vient plus d’une histoire tragique que de son modèle familial, le même que celui du Bassin parisien.
Pourtant l’histoire avance, inexorable, avec le progrès de l’industrialisation et de l’ urbanisation. Elle voit s’effacer les différences entre les modèles familiaux en France et en Europe. La cohabitation des générations, rendue difficile par la vie urbaine, cesse ; les principes d’égalité progressent ; se répand le modèle nucléaire égalitaire de type parisien, mais qui perd, surtout à partir du troisième tiers du XXe siècle, sa stabilité en raison de l’effacement des freins religieux qui faisaient obstacle au divorce. Le divorce lui-même, tend à se démocratiser. Apanage des classes les plus aisées au XIXe siècle (du moins après qu’il eut été autorisé), il se répand dans les classe populaires à partir de 1960 au point d’y être aujourd’hui plus fréquent. Tout se passe comme si les élites, qui avaient, sous les auspices de l’Eglise tridentine, répandu dans la peuple le modèle de la famille structurée et stable, y avaient trois siècles après, diffusé le venin de l’instabilité familiale, se réservant au contraire le privilège d’une stabilité relative.
Loin d’être la conséquence directe de la Révolution française, l’instabilité familiale n’apparait vraiment qu’après la seconde guerre mondiale et même à la fin du baby-boom, au moment de l’exode rural massif. Les modèles de l’ instabilité issues des hautes classes se sont d’autant plus vite répandus que, grâce à l’essor des mass média, ils ont été amplifiés et mis en valeur par la presse dite « people » donnant le maximum d’audience, au point de les rendre normatives, aux aventures sentimentales des familles royales et des artistes de la scène. Ces derniers, cantonnés aux marges de la société au temps de Molière, qui était celui de la Contre-Réforme, car on craignant que leur exemple ait un effet dissolvant, sont devenus aujourd’hui, pour ce qui est des modèles familiaux (ou de désagrégation familiale), la référence principale des masses populaires.
La revendication d’un mariage homosexuel qui aurait paru incongrue sous tous les régimes que nous avons passés en revue, est absente des folles années de la libération sexuelle, soixante et soixante-dix. Elle n’apparaît que dans les années quatre-vingt. Ce n’est pas un hasard : c’est à ce moment que sont remis cause les idéaux sociaux de la gauche traditionnelle et que s’impose un peu partout, à la place, la philosophie libérale libertaire. Pour l’esprit du temps, les barrières douanières ou celles de la circulation des capitaux, reposant sur la distinction des nations, sont dans la même ligne de mire que la distinction des sexes.
Loin de former une association de circonstance, la philosophie libérale et la philosophie libertaire sont consubstantielles. La liberté sexuelle délivre, sur le plan privé, le fort de l’obligation de fidélité et de protection à l’égard du faible ; elle remet en cause la stabilité au bénéfice d’une société atomisée, composée de « particules élémentaires », selon l’expression de Houellebecq, s’associant librement, de manière précaire, pour constituer des molécules instables. Les relations entre hommes et femmes, puis entre hommes et entre femmes, apparaissent comme un marché. De la loi du marché, on passe vite à la loi du plus fort, à la lutte pour la vie où les mieux armés et les moins scrupuleux sont gagnants, les faibles perdants. Comme, à ce jeu, les faibles sont souvent (pas toujours) les femmes, la condition féminine, exaltée en théorie, est loin d’y trouver son compte en pratique, comme en témoignent par exemple le nombre bien supérieur de femmes seules après cinquante ans ou l’essor des violences familiales libérées des interdits chrétiens.
Inspirés par une vision caricaturale de la famille du troisième type, chrétienne et bourgeoise, qui pourtant garantissait aux femmes le meilleur statut qu’elles aient jamais eu dans l’histoire, les mouvements féministes ont généralement associé leur cause à celle de la libération des mœurs. Comme toutes les démarches idéologiques, cette position aboutit à l’effet inverse du but recherché : au lieu d’une promotion de la femme, une sensible dégradation de sa condition : l’univers libéral libertaire transforme la société en terrain de chasse sexuel où, quoi qu’on prétende, la plupart d’entre elles constituent le gibier.
Mais nul n’ignore que ceux qui revendiquent l’instauration d’un mariage homosexuel ne le conçoivent que comme une première étape avant la subversion complète du mariage. Ultérieurement, c’est l’obligation de fidélité et de résidence partagée qui doivent, selon eux, être abrogés. En travestissant le mariage de toujours au travers d’une institution , le prétendu mariage homosexuel, sans aucun précédent dans l’histoire – et qui, n’importe comment, ne concerne qu’un nombre très limité de personnes, c’est son abolition que l’on vise. Une abolition qui est d’ailleurs déjà effective pour une portion importante de la population qui n’éprouve pas le besoin d’un rituel ou d’un engagement pour cohabiter.
Les institutions peuvent favoriser ce modèle de société : ainsi la générosité de certains Etats pour les mères de familles isolées tend à forcer l’instabilité des ménages, économiquement plus avantageuse. Les mères ont ainsi le plus souvent la charge exclusive de l’éducation des enfants. C’est le cas par exemple dans la communauté noire aux Etats-Unis, ou dans les milieux sociaux les plus défavorisés en France.
Pour autant, ce qu’il est convenu d’appeler la révolution sexuelle représente-t-il l’irruption d’un nouveau modèle de famille ? Pas vraiment.
A certains égards, on pourrait y voir le retour au modèle de premier type, celui qui prévalait dans les sociétés agraires protohistoriques méditerranéennes, dans le milieu des esclaves antiques et modernes, et prévaut encore dans les parties les plus pauvres de la population et une partie de l’Afrique sub-saharienne : une institution du mariage ( ou de l ’accouplement) peu rigoureuse, ouverte à l’infidélité, instable, sans que ces comportements entrainent des sanctions sociales lourdes, une identification par la mère et donc un caractère matriarcal, la déresponsabilisation des pères et le développement de l’agressivité des jeunes mâles.
Même si le contexte économique et social dans lequel s’effectue ce retour à la famille du premier type est évidemment très différent dans l’Europe urbaine du début du XXIe siècle après Jésus-Christ de ce qu’il était dans les sociétés agraires du Xe siècle avant, les analogies ne sont pas négligeables.
Mais il ne faut pas pousser trop loin le parallèle. Une instabilité croissante des couples est une chose, la promiscuité généralisée en est une autre. Même si les divorces ou les séparations sont plus fréquents, le mariage formel plus rare, l’héritage de la famille stable du 3e type est loin d’être épuisé. En témoigne par exemple le fait que la propagation du sida par la voie hétérosexuelle est aujourd’hui beaucoup plus faible en Europe et en Amérique du Nord qu’en Afrique subsaharienne. Cette faible conductivité de nos sociétés aux maladies sexuellement transmissibles montre que l’empreinte du mariage chrétien est toujours là.
La modernité n’ébranle d’ailleurs pas seulement ce dernier. L’immigration arabo-musulmane a amené en Europe la famille du 2e type, patriarcale. Ce modèle s’y trouve en apparence renforcé du fait notamment que le mode de distribution des prestations familiales facilite le retour à la polygamie, devenue économiquement difficile dans les pays d’origine. Mais l’instabilité frappe tout autant le modèle patriarcal où les familles sans père se multiplient avec des effets encore plus délétères que dans les familles monogames. La tentation islamiste, qui vise le retour au modèle patriarcal pur et dur, exprime la crainte de beaucoup d’ immigrés, marqués par l’effacement du père, de sombrer dans une promiscuité du premier type et leur incompréhension du modèle chrétien, lui-même en crise.
Si la révolution sexuelle qui a marqué le troisième tiers du XXe siècle a eu des effets profondément déstabilisants, elle n’a pas complètement remis en cause les modèles de base. Au moins pour le moment. Il reste que le retour à une forme de lien familial que l’on croit moderne mais qui est en réalité archaïque confirme que, loin d’être illimités, les modèles familiaux entre lesquels peut évoluer l’espèce humaine sont en nombre restreint et que le prétendu progrès ne porte au mieux que la possibilité d’un changement de case dans une sorte de tableau de Mendeléieff des modèles familiaux.
Roland HUREAUX