JERUSALEM, LIEU DE MEMOIRE
Entretien avec Roland Hureaux - 06/08/2020 - Monde & Vie
Dans la querelle que suscitent les lieux de mémoire, la mère des batailles se déroule autour du Temple de Jérusalem. Et pourtant les chrétiens ne sont pas en cause… Pourquoi ?
Jérusalem est en effet une des villes, sinon la ville, qui a suscité dans l’histoire et suscite encore aujourd’hui le plus de passion religieuse et politique. Construite par le peuple hébreu sur un site déjà occupé par les Jébuséens, vers l’an 1000 avant notre ère, elle a été prise en 593, puis 64 avant Jésus-Christ, puis en 70 et 135 de notre ère, puis en 614 et 637, sans oublier 1099 par les Croisés. Chaque fois, cette prise fut ressentie comme un grand succès par les vainqueurs et une une catastrophe par les Juifs pour qui elle est la seule ville sainte (les Musulmans en ont trois : La Mecque, Médine et Jérusalem.)
Les chrétiens ne sont plus en cause. Ils exigent seulement, aujourd’hui comme hier, le libre accès des pèlerins à la Ville sainte et le respect des minorités chrétiennes qui s’y trouvent. C’est pour assurer cette liberté tenue alors pour un des droits fondamentaux de l’homme, et non pour convertir les musulmans ou reconquérir le terrain perdu lors de la conquête arabe, comme on le croit, qu’avaient été entreprises les Croisades.
Cela dit, je comprends la frustration des Juifs ne ne pas avoir libre accès à l’esplanade du Temple de Jérusalem qui fut plus de dix siècles le symbole de leur foi, de même qu’il serait inacceptable que Jérusalem soit déclarée dans son entier et de manière unilatérale ville juive. S’il y a encore de la place pour des solutions raisonnables dans le contexte actuel, rien ne s’oppose, à mon sens, à ce que Jérusalem soit la capitale de deux Etats, comme l’est Rome par exemple. Que cette terre si singulière doive être partagée figure dans le Livre des Juges, 2, 20-23.
Le christianisme n’est pas une nationalité, c’est une religion universelle qui n’est pas, depuis la mort du Christ attachée à telle ou telle ethnicité. Le Saint-Siège demande que Jérusalem – ou au moins une partie, comme la vieille ville - soit une zone internationale, ce qui est loin d’être acquis.
En droit international, la ville a été coupée en deux en 1948 entre l’Etat d’Israël et la royaume de Jordanie qui s’en est retiré. En 1967, Israël a occupé la zone jordanienne (Est), la maintient sous régime d’occupation de fait et n’envisage pas de la rendre.
Il n’était pas absurde que les Etats-Unis installassent leur ambassade dans la zone ouest de Jérusalem puisque c’est là que se trouve l’appareil gouvernemental israélien. Mais ils l’ont installée dans la zone Est, qui est en principe arabe, ce qui remet en cause le statu quo territorial et est très mal vécu par les Arabes, musulmans ou chrétiens.
La polémique fait rage autour de la basilique Sainte Sophie, rendue tout récemment au culte musulman. Quelle est la politique de Recep Tayyip Erdogan sur ce point ? Electoralisme ? Géopolitique ? Piété personnelle ? Faut-il, pour sainte Sophie, préférer la laïcisation imposée par Mustapha Kemal à l’islamisation d’Erdogan ?
Je rappelle que la basilique Sainte-Sophie de Constantinople fut, de sa construction au IVe siècle par l’empereur Constantin jusqu’à celle de saint Pierre de Rome au XVIe siècle, le plus grand monument de la chrétienté. En même temps fut édifiée la ville de Constantinople (appelée aussi Byzance puis Istamboul). Comme Rome était, dans la chrétienté, la ville de saint Pierre, Constantinople fut dédiée à Saint André, frère de Pierre, avec un fondement historique bien ténu. Elle occupe aussi une position géographique singulière sur le détroit du Bosphore qui sépare l’Europe et l’Asie – ce qui en fait un lieu stratégique, mas pas forcément sacré : Gibraltar qui est dans une position analogue entre l’Europe et l’Afrique n’est pas en lui-même un lieu sacré. Quand les Turcs musulmans ont pris Constantinople en 1453, Sainte-Sophie a été transformée en mosquée. Après la chute du sultanat, Kemal Atatürk, quoique musulman (fort peu dévot) laïcisa Sante-Sophie et en fit un musée en 1934. Cela pour satisfaire les puissances occidentales qui avaient gagné la guerre de 1914-1918 et les réseaux maçonniques internationaux sur lesquels il s’appuyait. La réaffectation de la basilique au culte musulman est, pour le monde musulman, un élément symbolique considérable, l’anticipation d’une nouvelle conquête de l’Europe par le cimeterre.
N’imaginez pas qu’Erdogan soit mu par la piété, l’électoralisme, ou la géopolitique. Il a voulu planter un symbole fort marquant qu’à travers lui et la montée en puissance de la Turquie, l’islam avait repris sa marche en avant dans le monde et en particulier en Europe. Il n’a jamais caché le mépris dans lequel il tient le christianisme dégénéré de l’Occident, ni sa volonté d’effacer les grands revers qu’a connus la Turquie au cours des derniers siècles : Lépante (1571) et l’échec du siège de Vienne (1683), le retrait progressif des Balkans, du Maghreb et du Machrek (XIXe siècle) et la défaite de 1918 où elle avait malencontreusement joué la carte allemande. La Turquie s’est entre temps rétrécie, ce qui génère des frustrations.
En 2016, Erdogan a inauguré un nouveau pont sur le Bosphore le jour anniversaire de la prise de Constantinople.
La réaffectation de Sainte-Sophie au culte musulman coïncide avec une intervention militaire turque en Libye qui voit Ankara remettre pour la première fois depuis longtemps les pieds du ce continent.
Erdogan a deux idées en tête : la reconstitution de l’Empire ottoman et la reprise par l’Islam de l‘offensive militaire, culturelle et démographique. En exprimant son désir d’entrée dans l’Union européenne, Erdogan n’a jamais caché qu’entre les 80 millions de Turcs et la montée des communautés musulmanes au sein de l’UE, il espérait y prendre vite une position hégémonique. Comme Atatürk était lié aux frères maçons, Erdogan est lié aux frères musulmans. Le changement de statut de Sainte-Sophie ne vise pas seulement les Chrétiens mais aussi l’héritage laïque d’Atatürk.
Il serait trop facile à des chrétiens de dire « tant qu’à faire, il vaut mieux qu’à Saint-Sophie, on prie Allah plutôt que rien ». Dans le contexte actuel, ce serait une grave imprudence de raisonner comme cela. D’ailleurs le pape François a déploré publiquement ce changement d’affectation. Peu de chefs d’Etat occidentaux l’ont suivi.
Que dire des brasiers qui ont enflammé la cathédrale de Nantes ? Est-ce que la destruction du grand orgue a un sens au-delà du fait-divers (l’employé rwandais sans papier) qui en est à l’origine ? Cela ne signifierait-il pas une forme de nihilisme obscur ?
Que le stagiaire rwandais qui a avoué avoir mis le feu à la cathédrale de Nantes ait été sans papiers a peu d’importance. Il vient d’un pays, où il n’y a pas de musulmans et qui a été déchiré par d’effroyables massacres (près de 5 millions de morts, la majorité étant hutu et non tutsi). Il s’y pratique le satanisme. Que l’actuel président du Rwanda, Paul Kagame, principal responsable, directement ou indirectement, de ces massacres, soit aujourd’hui tenu pour une personnalité respectable dans la plupart des pays et soit un ami affiché de M. Macron, relève sans doute aussi de ce que vous appelez le nihilisme obscur qui traverse notre époque.
L’incendie de Notre-Dame de Paris, le 15 avril 1999, reste une énigme. Que faut-il penser de la décision qui a été prise finalement, malgré les positions publiques contraires du Président, de reconstituer la cathédrale à l’identique ? Cela signifie-t-il que ces lieux de mémoire n’ont plus d’histoire, qu’ils sont « tels qu’en eux-mêmes enfin l’éternité les change » ?
Une énigme, peut-être mais il y avait une chance sur 52 qu’il ait lieu lors de la Semaine sainte. Rien que cela affaiblit la thèse quasi-officielle du court-circuit. Que le président ait pensé profiter du drame pour reprendre à son compte l’idée de faire de l’île de la Cité un grand ensemble touristique et commercial ouvert au monde est vraisemblable. Que faire quand le pays sera complétement désindustrialisé, sinon une sorte de Luna Park mondial ? C’est pourquoi on évacue le Palais de justice, le Quai des Orfèvres, l’Hôtel-Dieu, lieux chargés de mémoire eux aussi. Cette idée circule dans le milieu très « bobo » des grands architectes, des grands urbanistes, nationaux et internationaux. « Branché » à ce milieu, Macron a sans doute envisagé dans un premier temps d’aller dans ce sens, en voulant notamment une flèche moderne. Lui pour qui « il n’y a pas de culture française » n’a sûrement pas changé d’avis. Mais il semble qu’il se soit heurté à une partie du personnel du ministère de la culture, celui qui précisément a la charge de conserver le patrimoine, à une résistance obscure de l’opinion, croyante ou non, orpheline de « sa cathédrale », et surtout à une sorte de consensus international qui veut malgré tout que la France reste la France et donc que Notre-Dame de Paris reste Notre-Dame de Paris. Je ne crois pas en revanche que l’Eglise ait beaucoup pesé : la loi de bioéthique actuelle en discussion devant le Parlement montre le mépris absolu dans lequel il tient les autorités religieuses. Il n’y a que celles-ci qui ne s’en soient pas encore aperçues.
On parle à nouveau de rendre au culte musulman la grande Mosquée de Cordoue. Cette fois la campagne est lancée par un prince des Emirats arabes unis. Faut-il jouer Sainte Sophie contre la grande Mosquée espagnole ?
A la même époque (du XIIIe au XVe siècles ) où l’Islam conquérait l’Empire byzantin et islamisait Sainte-Sophie, les rois chrétiens d’Espagne conquéraient Cordoue qui fut la capitale de l’islam d’Espagne et où les khalifes avaient construit la plus belle moquée du monde. Les Chrétiens en ont fait une cathédrale. Aujourd’hui, il n’a pas lieu à échange puisque l’islam est en position offensive sur les deux fronts. Le gouvernement espagnol, issu d’une ultra-gauche très antichrétienne, n’y verrait sans doute pas d’inconvénient. Mais la ville de Cordoue a son mot à dire et cette ville est , que je sache, encore en majorité catholique.
D’une manière générale, ne peut-on pas dire que les lieux de mémoire tendent à redevenir des enjeux géopolitiques importants ? Qu’est-ce que cela signifie ?
Je pense que, parmi les lieux de mémoire, il y en a qui ont toujours joué un rôle important, du fait d’une lourde charge symbolique : souvenons-nous de la prise de Delphes par les Gaulois. Mais Sparte a disparu, Babylone a disparu. Qui se souvent en France de la bataille de Castillon qui vit la victoire finale des Français sur les Anglais à la fin de la guerre de cent ans - Français et Anglais qui auraient fait mieux d’aller à Constantinople cette année-là soutenir le Byzantins chrétiens contre le dernier assaut des Turcs. La Serbie ressent d’autant plus amèrement l’indépendance du Kosovo que c’est dans cette province que se trouve l’origine historique du peuple serbe. D’autres villes, comme Jérusalem ont gardé leur potentiel, que j’appele à dessein explosif,