C’est en vain que les conservateurs cherchent dans la laïcité de l’enseignement public les raisons de sa décadence actuelle. Pire que décadence, décomposition, déjà avancée, qui se mesure à différents critères : baisse générale du niveau, volant croissant d’illettrisme, loi du plus fort dans les cours de récréation (que, faute de pouvoir l’empêcher, on appelle harcèlement,), démoralisation et recul intellectuel du corps enseignant, désordre et indiscipline au sein même des locaux scolaires . En aval, la baisse du niveau de nos ingénieurs et donc de la capacité économique du pays ou l’inculture de nos hommes politiques.
Il n’en a pas toujours été ici. Le XIXe siècle avait vu l’instauration en France d’une forte école publique : les lycées de Napoléon calqués sur les collèges jésuites ( où le son du clairon remplaçait au réveil la cloche ! ) , l’œuvre réformatrice de François Guizot, de Victor Duruy et d’autres. Elle était complétée par une école privée solide où la classe dirigeante apprenait les humanités classiques.
Jules Ferry ne fit que parachever un long mouvement d’alphabétisation qui commence à la fin de XVe siècle avec l’invention de l’imprimerie et qui suit une pente ascendante presque continue jusqu’à toucher presque toute la population dès 1870. Etape importante : l'ordonnance du 13 décembre 1698 de Louis XIV obligeant les parents à envoyer leurs enfants jusqu'à 14 ans à l'école paroissiale, appelée aussi « petite école ». Le coût en était modique, les frères des écoles chrétiennes prenant en charge les plus pauvres.
L’alphabétisation, largement entamée sous l’Ancien Régime toucha les garçons avant les filles, le Nord avant le Sud.
La Révolution française, en désorganisant le réseau de l’Eglise sur lequel s’appuyait le système scolaire, marqua un recul qui ne fut rattrapé que dans le courant du XIXe siècle. La loi Guizot du 28 juin 1833 sur l'instruction primaire qui organisait un système scolaire public, gratuit pour les pauvres, marqua un pas en avant important.
Si la gratuité était à peu près acquise, seule la IIIe République instaura l’obligation, et naturellement la laïcité.
L’école de Jules Ferry
La laïcité signifiait la disparition de tout enseignement ou référence religieuse au sein de l’école publique. Le souci de Jules Ferry et de ses proches, généralement protestants et kantiens, était moins philosophique que politique. L’enseignement religieux à l’ école impliquait une tutelle de l’Eglise sur les enseignants . Or Ils voulaient abolir cette tutelle , persuadés qu’ils étaient l’Eglise était ennemie de la science ( qui le leur avait fait croire ? ). Or ils ne voulaient pas que le France soit en retard sur l’Allemagne qui venait de nous battre en 1870, laquelle, au temps du Kulturkampf , prenait son envol en matière de sciences physiques et naturelles. Pour préparer la revanche, il fallait des Français ouverts au progrès et donc, selon eux, une école exempte de toute tutelle ecclésiastique.
Mais le souci de Jules Ferry fut tout autant de maintenir au sein de l’école l’enseignement moral issu du christianisme, exempt de toute considération métaphysique : la morale chrétienne laïcisée dit Jean-Paul Sartre. Le but en était de développer les vertus familiales, le sens du labeur, les capacités professionnelles et éventuellement militaires du peuple par une meilleure instruction et le développement des qualités pratiques, à commencer par le sens de la discipline.
La laïcité de Jules Ferry ne devait heurter aucune conviction religieuse : On connait sa célèbre lettre aux instituteurs du 17 novembre 1883 :
« Si parfois vous étiez embarrassé pour savoir jusqu’où il vous est permis d’aller dans votre enseignement moral, voici une règle pratique à laquelle vous pourrez vous tenir. Au moment de proposer aux élèves un précepte, une maxime quelconque, demandez-vous s’il se trouve à votre connaissance un seul honnête homme qui puisse être froissé de ce que vous allez dire. Demandez-vous si un père de famille, je dis un seul, présent à votre classe et vous écoutant, pourrait de bonne foi refuser son assentiment à ce qu’il vous entendrait dire. Si oui, abstenez-vous de le dire ; sinon, parlez hardiment : car ce que vous allez communiquer à l’enfant, ce n’est pas votre propre sagesse ; c’est la sagesse du genre humain, c’est une de ces idées d’ordre universel que plusieurs siècles de civilisation ont fait entrer dans le patrimoine de l’humanité. »
L’école laïque était ainsi fondée sur une morale laïque, autre nom de la morale naturelle, où beaucoup voient, au travers de la loi de Moïse, le fondement de la morale chrétienne. La classe s’ouvrait chaque matin par la célèbre leçon de morale, autour d’une maxime écrite au tableau. Il y avait sans doute alors plus de morale à l’école publique qu’il n’y en a aujourd’hui en bien des écoles confessionnelles. Ces principes furent observés sans défaut jusqu’au début des années soixante.
Ajoutons que l’école (instruction publique) voulait d’abord instruire, sans prétendre regénérer l’humanité ( éducation nationale), hors la morale commune. L’école de Jules Ferry prétendait renforcer l’action des familles et non le déconstruire.
La laïcité post-soixante-huitarde
Les choses ont bien changé aujourd’hui tant du point de vue de l’instruction générale que de la laïcité.
C’est à tort que certains voient dans la dégénérescence actuelle de l’école la continuation de la Révolution française et de la laïcité de la IIIe République.
Il y a une deuxième laïcité qui prend naissance en mai 68 et qui n’a rien à voir avec la laïcité de Jules Ferry. La première était fondée sur l’existence d’une morale universelle et sur le respect rigoureux de toutes les croyances religieuses. La seconde repose sur la négation de la morale et le mépris des convictions religieuses.
En mai 68, le quart d’heure de morale fut aboli, sans qu’à ma connaissance, aucune circulaire l’ait ordonné, sous le seul effet de l’air du temps. Les idées de devoir, y compris familial, de discipline , de vertu furent du jour au lendemain déclarées obsolètes.
Le respect d’autrui, n’étant plus enseigné comme tel ou si peu , il se trouva peu à peu éclaté en respects particuliers : celui des gens d’une couleur différente (l’antiracisme) , des immigrés, des femmes, des homosexuels etc. Pas celui des parents et des maîtres ! Le sens d’un autrui ( ou prochain ) respectable en tant que tel se perdit.
Parallèlement, les enseignements, notamment ceux de l’histoire, de la littérature, de la philosophie cessèrent de se soucier du respect de la conscience des élèves. Quel parent d’élève catholique n’a pas été témoin de la souffrance d’ enfants qui devaient entendre à longueur de cours des critiques de l’Eglise catholique et du christianisme ?
Non seulement on cessa d’enseigner la morale classique mais, sous différentes formes, en particulier la prétention à éduquer la sexualité, lui a été délibérément substituée une morale idéologique souvent contraire aux règles ancestrales. Une étape supplémentaire a été franchie à la rentrée 2023 avec l’obligation à tous les niveaux, dès la maternelle, d’une « éducation » à la sexualité faisant une large part à l’enseignement de la masturbation ou à la notion , pourtant non scientifique, de genre avec ce qui va avec, comme la possibilité de changer de sexe , si déstabilisatrice pour les adolescents.
La laïcité, jadis neutre, s’inscrit désarmais dans la culture woke. Woke veut dire éveillé, en matière de conscience de classe, de race, de respect des diversités sexuelles, de refus de toute forme de patriotisme. La théologie de la libération parlait de « conscientiser » mais cela ne s’appliquait qu’à la lutte des classes. Aujourd’hui , la subversion des repères s’applique à tout. La nouvelle laïcité ne prétend pas respecter l’héritage des parents mais au contraire arracher les enfants aux conditionnements familiaux et cela par des transgressions délibérées. C’est pourquoi l’enseignement est désormais obligatoire dès l’âge de trois ans. C’est pourquoi des caricatures de Mahomet sont présentées aux enfants musulmans, légitimement indignés.
La laïcité classique respectait tous les dogmes mais imposait une morale tenue pour universelle, en harmonie avec celle qui était transmise par les familles du peuple ; la nouvelle laïcité , ne reconnaissant pas de morale naturelle, tient les choix moraux des familles pour des données relatives. La nouvelle laïcité ne se contente pas de la neutralité en matière de dogme mais prétend aussi être neutre en matière de morale. Critiquer l’avortement ou l’homosexualité est désormais tenu pour une atteinte à la laïcité. Et le meilleur moyen de s’en préserver est d’inculquer aux enfants qu’il ‘agit de choses normales.
De pair avec ces évolutions, va le déclin rapide du niveau du fait de l’indiscipline , non seulement sociale mais aussi intellectuelle. Ce n’est pas seulement là l’effet d’un simple relâchement mais aussi d’idéologies qui la récusent : se sont propagés le principe qu’il «il est interdit d’interdire », l’idée que l’enfant doit être « au centre de l’école », ce qui eut dire qu’il en sait autant que l’enseignant, idée porteuse de relents du surréalisme qui valorisent la libre expression, tenue a priori pour géniale. Ces conceptions sont fatales à l’exigence d’une orthographe correcte . Elles se sont accompagnées de théories pédagogiques à caractère idéologique sans fondement scientifique solide : méthode globale de lecture, grammaire structurale, mathématiques dites modernes, c’est-à-dire loin du concret , et peut-être bientôt, écriture inclusive. Les cours pratiques ont été abolis : la vieille arithmétique des problèmes de robinet, les cours de couture des filles etc.
Les aumôneries , préservées aux marges de l’enseignement secondaire, auraient pu compenser ces faiblesses mais, prises dans la tourmente qui a suivi le concile du Vatican Ii , elles ne pouvaient guère jouer un rôle structurant chez la minorité de jeunes qui les suivaient.
Il faut ajouter à ces dérives le faux égalitarisme d’inspiration marxiste popularisé par Bourdieu qui a conduit au tronc commun du secondaire ( une idée acceptable à ses tout débuts mais qui s’est ensuite pervertie) , la suppression des classes de niveau , la quasi-interdiction des redoublements, le relâchement des exigences de tenue pour soi-disant ne pas handicaper les enfants d’origine modeste . Cette idéologie égalitaire a eu le résultat de toutes les idéologies, ce que Hayek appelle « la loi des effets contraires au but poursuivi », l’accroissement des inégalités, au lieu de l’égalité, un ascenseur social en panne , les plus aisés se réfugiant dans l’enseignement privé , les autres stagnant dans une école publique devenue médiocre. Faute de redoubler, les moins doués prennent l’habitude de ne rien comprendre , ce qui les prépare sans doute à une société moderne qui bannit toute critique des logiques dominantes, y compris celles de l’éducation nationale !
Tout cela est à mille lieues de la IIIe République. Au lieu d’une morale universelle , l’immoralisme ; au lieu de l’ « élitisme républicain », un faux égalitarisme de la médiocrité ; au lieu de la rigueur , le laisser aller ; au lieu de la discipline, la loi du plus fort dans les cours de récréation et même en classe ; au lieu de la tolérance, le piétinement des convictions religieuses et morales ; au lieu du respect des maîtres , la désinvolture généralisée .
Loin d’être un effet retardé de la Revolution française, la laïcité post Mai 68 représente l’intrusion massive des idées anglo-saxonnes de l ‘après-guerre, souvent promues par des institutions comme la Fondation Ford ou la Fondation Rockefeller. La critique radicale de la discipline a été formulée par l’école de Francfort, née en Allemagne dans les années vingt, exilée aux Etats-Unis en 1933, en particulier par Theodor Adorno qui , campant la silhouette de la « personnalité autoritaire » ( c’est à dire morale ), y voit l’origine du nazisme… La fondation Rockefeller a aidé les recherches d’Adorno ; elle a soutenu aussi le rapport Kinsey (1951) qui conduit à l’idée que toute forme de contrôle de la sexualité n’est qu’hypocrisie. Ces idées furent relayées par ce que les Américains appelèrent la « French theory », Bourdieu, Deleuze, Derrida , Foucault, tous « déconstructeurs » et qui prospérèrent dans les universités américaines à partir de 1970 sur un terrain préparé par l’ école de Francfort . C’est dans celle-ci qu’il faut chercher les origines des idées de Mai 68, dont on est au regret de dire qu’au départ, elles n’avaient rien de français.
Ces idées pénétrèrent l’école allemande dès l’après-guerre : l’armée américaine, inspirée par l’école de Francfort revenue de son exil d’outre Atlantique , prétendait extirper tout ce qui aurait pu ramener le socialisme national , à commencer par le principe d’autorité ou la morale sexuelle . La France suivit trente ans plus tard.
Est-il nécessaire de dire que ce qu’est devenue l’école publique offusquerait gravement Jules Ferry et les milliers de « hussards noirs de la République » fidèles aux principes de la laïcité classique, dont sa morale, pendant presque un siècle. Jacques Chirac dont les quatre grands-parents étaient enseignants disait d’eux qu’ils étaient des « instituteurs laïques de la IIIe République, c’est-à-dire le contraire des instituteurs gauchistes de la Ve ». Nous lui laissons la responsabilité de cette appréciation qui dit quand même ce qu’elle veut dire
Il va de soi que l’égarement moral et humain de la nouvelle école idéologique est bien plus grand que celui de l’école laïque des origines , qui promouvait la morale naturelle , qui ne parlait certes pas de Dieu mais qui, par son silence et sa discrétion, avait au moins le mérite d’en préserver le mystère.
Le caractère totalitaire de la nouvelle école laïque ne cesse de s’aggraver. Ceux qui voudraient y échapper comme les parents qui font l’école à la maison, font l’objet depuis la rentrée dernière, en même temps qu’on fait le forcing sur l’éducation sexuelle, de véritables persécutions policières et financières pour les contraindre à rentrer dans le rang. Cette nouvelle école idéologique est une prison, un véritable camp de rééducation à quoi nul n’a plus le droit d’échapper.
Comme tous les régimes idéologiques, le seul espoir d’en sortir résulte de leur prévisible échec ; échec moral, échec pédagogique, échec humain : c’est ce à quoi ou sommes en train d’assister. Jusqu’où ?
Roland HUREAUX