LA DOCTRINE DU PECHE ORIGINEL CONTRE LES IDEOLOGIES
Paru dans la revue Résurrection
Il fut un temps où tout homme, croyant ou non, allant voir un prêtre, s’attendait à trouver un homme de bon conseil jusque dans les matières les plus terre à terre : projet de mariage, de mise en culture , discorde familiale . C’était surtout vrai de ces curés du XIXe siècle, si souvent représentés dans les romans, près de leurs ouailles et près de la terre. On leur faisait crédit non seulement de l’ inspiration divine , mais aussi de leur réalisme sans illusions, fondé sur une longue expérience de pasteur.
Il n’est pas sûr que cela soit encore vrai aujourd’hui, qu’allant voir un prêtre, nos contemporains s’attendent à trouver quelqu’un ayant les pieds sur terre et le sens rassis.
La faute à Rousseau
Au temps dont nous parlons, au moins en France, les choses étaient claires aussi sur le plan politique : l’Eglise était à droite et la République à gauche. L’une trouvait son origine dans la venue du Christ , vieille de 2000 ans , l’autre dans la Révolution française , vieille aujourd’hui de plus de 200 ans. Cela donnait à la première plus de recul – et , par-là, pensait-on, plus de sagesse.
Par-delà ses raisons historiques ou sociologiques , cette opposition politique était justifiée par une donnée de base : l‘Eglise croyait au péché originel et ne pouvait donc pas se faire d’illusions sur la perfectibilité la nature humaine. Si le baptême effaçait la tache originelle, les conséquences demeuraient , parmi lesquelles la propension au mal (concupiscence). La gauche, qu’elle soit libérale, socialiste ou plus tard communiste, croyait , elle, au progrès, non seulement scientifique et technique mais aussi à celui de la nature humaine. A l’origine de cette espérance séculière, Jean-Jacques Rousseau, contre lequel les prédicateurs de l’Eglise préconciliaire ne manquaient pas une occasion de fulminer[1] . Alors que pour la Bible, l’homme nait mauvais ( « pécheur ma mère m’a conçu » - Ps 51, 7 ) , pour Rousseau, l’homme nait bon et c’est la société qui l’a corrompu . Il faut donc changer la société pour que l’homme devienne meilleur. Changer la société peut se faire de différentes manières : toujours par l’instruction ( L’Emile !) mais aussi par la suppression de la propriété privée ( communisme ) , celle de l’Etat ( anarchisme), celle des frontières( mondialisme ultralibéral ). Changer l’homme , sinon à la marge , c’est ce que l’Eglise, elle, ne croit pas alors possible . Là où les révolutionnaires ont cru voir dans ses choix politiques, une hostilité de principe au peuple, dont ils disaient qu’elle était l’ « opium » , nous pensons qu’elle voulait plutôt le préserver de dangereuses illusions. Le moins qu’on puisse dire est que les régimes totalitaires du XXe siècle , issus de ces illusions , ne lui ont pas donné tort.
Peu importe donc les explications que l’on peut donner à la transmission du péché originel, un dogme devant lequel l’ Eglise a toujours été embarrassée, le fait important est pour elle que tous les hommes sont marqués dès leur naissance par la propension au mal ; aucun ne peut prétendre dès lors atteindre à la sainteté absolue – ce qui est vrai des individus l’étant à fortiori des sociétés.
La concurrence des messianismes
La perfection n’est pour elle possible que dans l’au-delà et c’est vers les promesses de l’au-delà que porte d’abord l’espérance chrétienne. La gauche issue de Lumières ne s’est pas , le plus souvent, contentée de nier cette espérance, elle l’a maintenue mais en la ramenant sur terre. Elle a cru possible d’obtenir une certaine perfection humaine dès ici-bas et cela par des voies politiques. A sa manière, la gauche postrévolutionnaire était aussi messianique.
Entre l’Eglise et la gauche, ce n’était donc pas seulement deux philosophies différentes qui se trouvaient en concurrence, mais deux formes de messianisme.
Il était acquis jadis que ce pessimisme anthropologique marquerait à tout jamais une distance entre l’Eglise et la gauche, principale , quoique pas unique, pourvoyeuse d’idéologies .
Cela fut vrai , d’une manière ou d’une autre, dans tous les pays latins. Les tentatives de synthèse entre l’espérance chrétienne et l’espérance séculière , comme la théologie de la libération en Amérique latine, tournèrent court. L’opposition fut encore plus radicale en milieu orthodoxe, au moins en Russie.
Que dans certains pays , comme la Pologne et surtout l’Irlande, l’Eglise ait eu au contraire partie liée avec la gauche résultait du contexte local : l’espérance où elle se rejoignaient n’avait aucun caractère eschatologique : il s’agissait seulement de libérer les peuples du joug russe ou anglais !
L’Eglise a très tôt appelé l’attention sur les dangers des idéologies séculières : les encycliques Mirari vos et Quant cura, le Syllabus mettent en garde contre différentes idéologies issues de la Révolution française . La condamnation de Lamenais allait dans le même sens.
Mais c’est dans les années trente que l ‘Eglise catholique fit preuve de la plus grande détermination, publiant coup sur coup en 1937 Mit brennender sorge contre le nazisme et Divini redemptoris contre le communisme . Quel sommet de lucidité !
Il est sans doute inutile de dire ici quels immenses ravages ont fait les idéologies totalitaires, à commencer par le communisme, orientées vers la construction d’un « homme nouveau » : au minimum quelques dizaines de millions de mort.
Quoique sa vision de l’homme ait été plus pessimiste , de type nietzschéen, le socialisme national (dit nazisme) ambitionna de fonder , selon un vieux schéma millénariste, un règne de mille ans où la Terre prospérerait sous la conduite d’une race supérieure. Il conduisit aux plus grands crimes.
Qu’est-ce que l’idéologie ?
La définition de l’idéologie la plus commode serait : une politique guidée par des idées simples ( trop simples) à visée messianique ( ou à tout le moins « progressiste » ). Ainsi définie, l’idéologie comporte d’innombrables conséquences : vision binaire et manichéenne du monde, ceux qui s’opposent au supposé progrès étant voués aux gémonies ; l’idéologie remet en cause tout ce qui n’est pas elle : la démocratie, le droit, la morale, la culture, la nature. Elle finit par être antireligieuse . Elle aboutit toujours à des effets pervers selon ce que Hayek appelle la « loi des effets contraires au but poursuivi » . Elle conduit à une rupture avec les peuples, très vite lassés de desseins grandioses qui ne prennent pas en compte leurs préoccupations quotidiennes.
Alors que la Genèse montre le déploiement de la création comme une suite de séparations : la lumière et les ténèbres, le ciel et la terre, la terre et les eaux, la matière inanimée et la vie , les animaux et les plantes, et enfin l’homme et la femme, l’idéologie procède au contraire par fusion : des classes sociales, des nations, des « genres » et maintenant, dans le courant de l’écologie radicale , de l’homme et de nature. Si le récit de la Genèse est celui de l’émergence de la vie, le projet idéologique n’a-t-il pas pour ressort secret l’instinct de mort ?
A côté des grandes idéologies systémiques que nous venons d’évoquer , sont apparues des idéologies sectorielles qui régissent les politiques en matière d’éducation ( abolition de la confrontation enseignant-enseigné, théories marxisantes de Bourdieu ), de justice ( culture de l’excuse, justice de classe inversée ), d’administration ( effacement des corps, des collectivité locales traditionnelles au bénéfice d’une société atomisée) , d’écologie ( ou au messianisme se substitue au contraire la crainte d’une nouvelle Apocalypse climatique ). Elles ont, dans leur domaine propre les mêmes effets désastreux et conduisent comme elles à un rejet par les populations concernées : voir les Gilets jaunes.
Montrer les dangers des idéologies ne signifie pas qu’il faille récuser toute idée de progrès : le progrès scientifique et technique est une réalité irrécusable, celui des méthodes pédagogiques ou de l’organisation internationale est plus douteux.
Si le XIXe siècle et même le premier XXe siècle avaient montré une belle résistance de l’Eglise aux idéologies, dont elle fut , en maints pays ( ainsi l’Italie de Don Camillo et Peppone ! ), le principal obstacle, elle n’a pas été pour autant insensible aux influences idéologiques.
Les influences idéologiques dans l’Eglise
Le Sillon , à l’origine du mouvement démocrate -chrétien français mélangeait allégrement mysticisme chrétien et mysticisme républicain ; Pie X lui demanda en 1910 de distinguer clairement religion et politique .
Le mouvement personnaliste représenta une tentative de rapprocher l’Eglise du socialisme sur un terrain commun qui était la condamnation de l’individualisme libéral . La revue Esprit s’est aujourd’hui ralliée sans nuances au socialisme libéral-libertaire et à la doxa euro-atlantiste.
Les contre-révolutionnaires du XIXe siècle , comme de Maistre et Bonald avaient opposé à la Révolution française la contre-idéologie d’une société compacte où l’individu ne serait rien et le groupe ( à commencer par la famille) tout ; elle aboutit à l’Action française, elle aussi condamnée en 1927.
Après la guerre, les tentatives syncrétique se firent plus inquiétantes : le mouvement de prêtres-ouvriers se laissa contaminer par le marxisme. Il y eu vers 1968 des « cathos-maos ».
A partir de 1950, l’emballement de beaucoup de catholiques pour la construction européenne, qui perdure malgré les difficultés croissantes de l’entreprise et le rejet des peuples, fait douter qu’ils aient pris la mesure du caractère idéologique d’un projet qui, tel celui de la tour de Babel, remet en cause une réalité anthropologique aussi fondamentale que la pluralité des peuples et des nations , dont le corollaire naturel est la souveraineté des Etats[2] ?
L’idéologie européenne apparait de plus en plus comme la simple déclinaison régionale de l’idéologie mondialiste. Certains documents ecclésiastiques récents semblent témoigner de la séduction du mondialisme , projet de gouvernance universel qui a aussi , à l’évidence, un caractère messianique et par là idéologique.
Aujourd’hui, ce n’est pas seulement à l’intérieur de l’Eglise que se trouvent les tendances idéologiques, mais à sa périphérie ou dans son sillage. Emmanuel Todd [3] a montré comment le socialisme breton actuel, héritier d’un christianisme décoloré, était ce qu’il appelle un christianisme « zombie [4]», en ce sens que la foi chrétienne ayant disparu , les hommes qui en ont été marqués historiquement demeurent hantés par son héritage laïcisé à base de bons sentiments, assortis d’une espérance messianique aux contours incertains . S’ y mêlent, de manière assez confuse, l’écologie, une vague préférence pour les pauvres , assimilés aux étrangers, mais aussi une large tolérance aux idées libertaires ( au motif d’être charitable envers les minorités sexuelles supposée persécutées [5] ), l’ ouverture à l’immigration conduisant parfois à sympathie active pour l’islam. Le même Todd a montré le rôle actif de catholiques plus ou moins tièdes , disciples de Jacques Delors, dans la mise en place vers 1987 de la libre-circulation des capitaux, fondement d’une économie mondialisée . Le mondialisme de ces gens n’est pas seulement financier, il conduit à une conception multiculturelle qui voudrait allègrement mélanger races, religions et peuples. Dans ce contexte, le péché suprême devient celui du racisme - ou de l’islamophobie, comme sous le communisme, c’était l‘instinct de propriété. « Le monde moderne n’est pas méchant ; sous certains aspects, le monde moderne est beaucoup trop bon. Il est plein de vertus chrétiennes désordonnées et décrépites » (Chesterton) .
Cette espérance postchrétienne fait évidemment bon marché de la sagesse séculaire de l’Eglise , fondée sur la croyance au péché originel qui l’a longtemps conduite ne pas miser sur la bonté de la nature humaine. Que cet idéalisme puisse conduire à la guerre de tous contre tous ne semble pas envisagé par ceux qui le professent ! Plus que jamais, l’enfer est pavé de bonnes intentions.
Actualité de la doctrine du péché originel
On voit en tous cas que c’est sur le terreau chrétien que se développent la plupart des idéologies contemporaines. On ne sera pas étonné que cette évolution coïncide avec l’effacement de la croyance au péché originel qui en fut longtemps l’antidote. Non seulement ce dogme est rarement rappelé par le magistère , mais il est ignoré de la plupart des catholiques. Ce n’est surement pas un hasard si le père Arturo Sosa, supérieur général de la compagnie de Jésus, le qualifie de « mythe » au moment où les tendances mondialistes ( libre circulation de hommes, abolition des frontières , effacement des Etats ) , à caractère évidemment idéologique, prospèrent si bien dans l’Eglise.
Si l’on considère l’immensité des ravages opérés au cours des derniers siècles par le phénomène idéologique, un phénomène entièrement propre à la modernité, et sa toxicité persistante dans la manière dont sont menées beaucoup de politiques nationales ou internationales dans lesquelles les peuples ont tant de mal à se reconnaitre, qui pourrait nier , en creux, l’actualité éminente de la doctrine du péché originel ?
Roland HUREAUX
[1] Quoiqu’il ait cru en Dieu et en la loi naturelle, ce qui n’est pas si fréquent aujourd’hui
[2] Dans une déclaration récente, le pape François loue la souveraineté mais condamne le souverainisme…
[3] Emmanuel Todd, Hervé Le Bras, Qui est Charlie ? 2015.
[4] Zombie ne signifie pas les catholiques qui croient l’être et qui ne le sont plus que de nom, mais le contraire : des gens qui ne se croient plus catholiques mais qui en portent toujours l’empreinte sans le savoir.
[5] Témoin de cette dérive libertaire, l’évolution du MRJC , mouvement chrétien qui a fini par faire la promotion de l’avortement. Certains évêques lui ont retiré leurs subventions mais pas tous.