FORUM DU 18 JUIN 2016
PEUT-ON ENCORE LIBERER LA FRANCE ?
Discours de clôture de Roland HUREAUX
Je ne me hasarderai pas à résumer les riches contributions des différents orateurs qui se sont succédé à cette tribune : Hervé Juvin, Richard Layetière, l’amiral Jean Dufourcq, Jean-Michel Quatre point, Vladimir Gozzi, David Mascre et nos deux invités surpris : Guillaume Bigot et Virginie Tellienne.
Je me contenterai donc d'apporter, moi aussi, ma contribution sur le thème de l’indépendance de la France.
Francis Choisel a tenté d'approfondir le sens du mot. Indépendance ou souveraineté ? Je n'entrerai pas dans les subtilités sémantiques : dans le dictionnaire Larousse, à « souveraineté », on trouve « indépendance » ...
On dit "l’indépendance, c’est l’isolement". C'est évidemment le contraire ; ce sont les alliances conclues, quand elles sont trop contraignantes, qui limitent notre souveraineté et donc notre capacité à tendre la main aux autres peuples. Qui pourra dire que la France est aujourd'hui libre de ses relations avec la Russie ?
L’indépendance n'exclut pas la possibilité de commercer, d’échanger, de passer des accords mais ces accords ne sauraient aliéner définitivement notre souveraineté, notamment sous ses quatre dimensions cardinales : la défense, la monnaie, le budget, les lois (et la justice). On voit bien qu'aujourd’hui sur ces quatre chapitres, tout est perdu, l'honneur y compris comme nous le verrons.
Certains mots sont souvent piégés : s'est répandu le terme de "souverainisme » que j'ai du mal à assumer. Il vaudrait mieux parler de "patriotisme" ou même, pourquoi pas ? De « libéralisme » : après tout c'est de liberté qu’il s’agit, la liberté des peuples complétant la liberté individuelle : vouloir celle-ci sans celle-là est un leurre.
On dit aussi que la souveraineté est incompatible avec la mondialisation. Natacha Polony fait d'ailleurs cet après-midi pas loin d'ici une conférence sur ce sujet sous l'égide du Comité Orwell. Mais opposer l'une et l'autre est absurde. Les ultralibéraux, adeptes de la struggle for life, ont l'habitude de comparer la compétition mondiale à une jungle impitoyable. C’est vrai. Mais pourquoi voudrait-on alors que la France se lance dans cette jungle toute nue ; n'est-ce pas parce que la mondialisation est impitoyable qu’il nous faut être armés et capables de nous défendre, sachant que personne ne le fera à notre place ?
Enfin, et c'était le sujet principal de ce forum, certains considèrent que l'indépendance serait une sorte de luxe, une gloriole dont après tout un état sérieux devrait savoir faire le deuil pour entrer dans des ensembles économiques de taille pertinente. L'économie (et les solidarités qui vont avec), c'est du solide, la diplomatie pour la diplomatie, l'indépendance pour l'indépendance, ce sont des ronds de jambe, des affaires de drapeau, de cocorico ; il faut savoir, dit-on, sacrifier cela pour être pragmatique.
Il est vrai que se pose la question du niveau pertinent de la souveraineté : le général de Gaulle pensait que, dans l'Europe du XXe siècle, c'était encore la nation. Il ne le pensait pas par choix idéologique ; il aurait admis que depuis la Grèce antique où ce niveau était la cité, les choses avaient changé et pouvaient donc encore changer. Mais il pensait le niveau pertinent ne se décide pas a priori, qu'il émane des réalités, de la sensibilité effective des peuples et que donc, pour le moment et sans doute encore pour longtemps, en Europe comme sur la plus grande partie du monde, ce niveau d'agrégation optimal, en tous les cas dominant, c’est la nation.
La vie publique n'est pas une cascade de subsidiarités, il y a un niveau dominant, une majeure et des mineures. Pour parler comme saint Thomas d'Aquin, seule la nation est une "communauté parfaite".
Ce cadre posé, l’indépendance n‘est pas un luxe : elle est une nécessité vitale. Nous n'en voulons pour preuve que les effets désastreux pour la France de la perte de son indépendance.
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En cette période pré-présidentielle, les candidats brassent les problèmes de la France et ils sont, vous le savez, nombreux et lourds.
Or de ces problèmes, on peut dire ceci : il n'y en a aucun qui ne résulte de manière directe ou indirecte de la perte de notre indépendance.
Cela est presque évident pour la récession et le chômage puisque, vous le savez, avec l'euro nous avons perdu notre souveraineté monétaire, l’instrument capital de la régulation de la croissance et de l'emploi. Dès lors, la marge de manœuvre qui reste à nos gouvernants pour relancer la machine économique est faible. Les candidats des « Républicains » comptent tous sur la politique dite de l’offre : transférer les charges des entreprises vers les autres acteurs, pour inciter celles-ci à produire et à investir. Cela suppose des réformes qui ne seront pas populaires. Or quand on voit les difficultés du gouvernement actuel à faire voter la loi Travail dont l'inspiration est analogue (ce qui est normal puisque les uns et les autres la trouvent à Bruxelles), on devine les résistances qui attendent un gouvernement issu de la droite libérale ne remettant pas en cause l'hypothèse de l'euro, et qui voudrait mettre en œuvre ce genre de politique, à l'efficacité douteuse au demeurant.
La désindustrialisation est à l'avenant : elle devient dramatique et est la conséquence directe de la mondialisation dans laquelle nous nous sommes précipités en renonçant aux armes de la monnaie, de la protection sélective et de la politique industrielle (interdite par le dogme de la concurrence pure et parfaite qui règne à Bruxelles).
Cette désindustrialisation revêt deux aspects.
La disparition progressive de l'industrie rurale, souvent industrie de main d'œuvre, qui irriguait nos petites villes et nos campagnes, assurant les emplois que l'agriculture n'assurait plus. Il en résulte pour la moitié de la France une situation de déréliction absolument dramatique bien décrite par le géographe Christophe Guilluy.
L'autre aspect est la perte par achat étranger de nos industries stratégiques dont nous perdons le contrôle ou/et qui, peu à peu disparaissent : Usinor, Péchiney, Alsthom et bientôt Areva. Il reste l'aéronautique qui assure avec les sous-traitants le tiers des emplois industriels civils qui nous restent mais même le devenir d'Airbus est aujourd'hui compromis.
L'affaiblissement de l’autorité de l’État est en apparence un autre sujet que celui de l'indépendance. Mais comment un État qui se comporte de manière servile à l'égard de commanditaires extérieurs (à Bruxelles, à Berlin, à Washington) serait-il respecté à l'intérieur ? Qui a envie d’obéir à un "prince esclave » selon l'expression que Gaston Fessard, ce jésuite qui se fit le théoricien de la résistance, appliquait à Pétain ? Un prince esclave n'inspire que le mépris puisqu’il n'a que l'apparence du pouvoir.
Il faudrait aussi parler des contraintes que des institutions internationales comme la Cour européenne des droits de l’homme (Strasbourg) ou la Cour de justice de l'Union européenne (Luxembourg) font peser sur notre police et notre justice.
Notre éducation nationale semble en dehors des contraintes internationales. Elle n’a en effet pas eu besoin d'inspiration extérieure pour se dégrader pendant des années, sous l'effet de méthodes pédagogiques absurdes, d'un égalitarisme qui trouve sa traduction dans le tronc commun poussé jusqu'à l’extrême. Mais qui dit que les acteurs de ces dérives ne sont pas, sans toujours s’en rendre compte, inspirés par des forces internationales, relayées par Bruxelles, dont le but inavoué est de faire un citoyen du monde fongible, sans mémoire, sans culture, sans repères, totalement disponible à ce que veut en faire le marché mondial ? Bourdieu et Meyrieu, des instruments du grand capital ? Pourquoi pas ?
J'ajoute des modes plus récentes. On savait jusque vers 1980 que le système français, fondé sur l'autorité de vrais spécialistes, capésiens ou agrégés, était plutôt meilleur que ce qu’on trouvait dans le monde occidental, en particulier aux États-Unis, au Royaume-Uni et surtout en Allemagne où la notion de discipline académique s'était diluée. Ne voila-t-il pas qu'aujourd'hui, par une sorte d’incapacité à assumer notre spécificité, même quand elle nous place en situation avantageuse, ces modèles étrangers, qui ont fait la preuve de leur échec, sont tenus pour des références à imiter, au moment même où les autres pays songent à les abandonner ! Je pense au modèle allemand qui inspire largement la réforme Vallaud-Belkacem. Déjà Luc Chatel s’était rendu Outre-Rhin pour étudier le système allemand dont on savait pourtant qu’il marchait très mal !
Un des orateurs a dit qu’il fallait reconquérir notre récit national. Mais pourquoi l'avons-nous perdu ? Les papiers des Wikileaks ont révélé comment l’ambassadeur des États-Unis en France (en régime démocrate) était chargé par son gouvernement d'étudier l'enseignement de l’histoire en France pour vérifier que l'immigration y avait bien toute sa place ; autrement dit qu’il était suffisamment culpabilisant pour un peuple français malgré tout porté à l'indépendance et qui, même s’il courbe aujourd'hui l’échine, pourrait la relever. Dans ce domaine, un certain gauchisme anticolonialiste fait bon ménage avec les interférences étrangères destinées à nous affaiblir.
Sans que personne ne proteste, ces mêmes ambassades sont chargées de repérer les leaders potentiels de nos banlieues et de les amener aux Etats-Unis pour les formater.
La réforme régionale qui conduit à la création de grandes régions est, en théorie, imitée d'un modèle allemand que l’on connait d'ailleurs mal ; ce sont des länder à la française qu’on a voulu faire, comme si ce système était exemplaire. En fait à part deux ou trois gros länder, qui sont tels pour des raisons historiques, comme la Bavière, les autres ne sont pas plus grands que nos anciennes régions et suivent, eux, des frontières historiques, ce qui explique leur hétérogénéité.
On sait par ailleurs comment l'Europe de Bruxelles promeut l'Europe des régions pour affaiblir les États, spécialement l'État français.
Avec ou sans contrainte, nous imitons des modèles étrangers inadaptés à nos problèmes, ce qui témoigne d'une servilité intellectuelle qui est l'expression de la servilité tout court. La servitude volontaire dont parlait La Boétie.
Sur le plan sociétal, la loi Taubira instituant un mariage homosexuel, est la mise en forme de la théorie du gender, venue des États-Unis (et qui n’a rien à voir, contrairement à ce qu’on dit dans les milieux traditionnalistes, avec la Révolution française). Début 2013, seuls 10 des 50 États des Etats-Unis avaient instauré le mariage homosexuel. Or Obama avait promis, pendant sa campagne électorale, à ses soutiens de Hollywood, George Clone en tête, de le généraliser. En outre, comme on sait, près de 400 sociétés (dont tout le gratin de la banque et de la communication, Coca Cola etc.) se sont portées Amici curie pour demander à la Cour suprême de rendre obligatoire le same-sex mariage dans tous les Etats. Ce qu’allait faire la France était capital pour influencer la Cour.
Mitterrand, qui était un politicien à l’ancienne, disait qu'au-dessus de 1million de manifestants, il fallait savoir céder (c'est ce qu’il a fait avec l'école libre). Bien que Frigide Barjot, ici présente, ait fait descendre 1, 5 millions de personnes dans la rue, Hollande, lui, n'a pas cédé. En fait, il n’avait pas le choix ; il avait à l'égard d'Obama une obligation de résultat : la procédure parlementaire normale a même été violée pour faire voter la loi dans la plus grande confusion à main levée au Sénat où le gouvernement n'avait pas de majorité. Le résultat escompté a été atteint : sitôt la loi adoptée en France, la Cour suprême a rendu cette procédure obligatoire aux Etats-Unis.
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Mais, vous n’en serez pas étonnés, c'est en matière diplomatique et militaire que notre dépendance a les effets les plus inquiétants.
Nos alliances, principalement l'OTAN, nous conduisent à des politiques directement contraires à nos intérêts les plus évidents.
Le général De Gaulle nous avait d'ailleurs prévenus : je cite sa conférence de presse du 23 février 1966 :
« (…) D’autre part tandis que se dissipent les perspectives d’une guerre mondiale éclatant à cause de l’Europe, voici que des conflits où l’Amérique s’engage dans d’autres parties du monde comme avant-hier en Corée, hier à Cuba, aujourd’hui au Vietnam, risquent de prendre, en vertu de la fameuse escalade, une expression telle qu’il pourrait en sortir une conflagration générale. Dans ce cas, l’Europe dont la stratégie est, dans l’OTAN, celle de l’Amérique, serait automatiquement impliquée dans la lutte alors même qu’elle ne l’aurait pas voulu. Il en serait ainsi pour la France si l’imbrication de son territoire, de ses communications, de certaines de ses forces, de plusieurs de ses bases aériennes, de tel ou tel de ses ports dans le système militaire sous commandement américain devait subsister plus longtemps. (…) »
Vous voyez que depuis la réintégration du dispositif militaire intégré par Sarkozy, c'est ce qui se passe.
Ces jours-ci, est engagée l'opération Anaconda : une manœuvre d’envergure de l’OTAN en Pologne et dans les pays baltes destinée à contenir la Russie au plus près de ses frontières (imaginez ce qu’on dirait si la Russie faisait ce genre de manœuvres au Mexique !). Or il y a à peine deux mois, Hollande a fait voter à la sauvette l'approbation d'un protocole qui renforce encore notre imbrication dans le dispositif de l’OTAN en mettant à la disposition de cette organisation l'ensemble de nos états-majors.
Parallèlement, nous avons été contraints par les Etats-Unis d’imposer des sanctions économiques à la Russie qui lèsent gravement nos intérêts - beaucoup plus que les leurs dont le commerce avec ce pays continue de croître.
S'il peut exister des intérêts communs entre les États-Unis et l'Europe occidentale, il est clair qu’en la matière nos intérêts divergents.
L’Europe occidentale a directement intérêt à développer ses échanges avec la Russie qui ne demande pas mieux ; c'est particulièrement vrai pour la France qui n'a jamais eu de contentieux véritable avec la Russie (en dehors de la menace communiste). Elle a même été sauvée trois fois par les Russes : en 1815, le tsar a exigé que la France vaincue soit ménagée et maintenue dans ses frontières de 1789. En 1914, l'offensive des forces russes à l’Est qui leur a coûté 200 000 morts, nous a permis de gagner la bataille de la Marne. Et naturellement en 1941-44, l'admirable résistance russe a contribué plus que toute autre à notre libération.
Les Etats-Unis voient les choses différemment : ils croient être engagés, selon la théorie néoconservatrice, dans une guerre à mort avec la Russie dont un des deux sortira un jour anéanti. Pour gagner cette guerre à mort, il leur est nécessaire de creuser un fossé définitif entre l'Europe occidentale et la Russie, il est essentiel pour eux de ne laisser aucune influence aux Russes sur le Heartland, la charnière eurasiatique qui donne, selon les théories de Mackinder, à celui qui la tient, la domination mondiale.
J'ai cité la théorie néoconservatrice (dont l'expression achevée est aujourd’hui Hillary Clinton). C'est de l‘idéologie. Nous pouvons aimer les États-Unis, ceux d’autrefois, mais ils sont aujourd’hui sous l’emprise d’une idéologie folle qui a déjà mis 10 pays en état de guerre. Comme nous pouvions aimer la Sainte Russie - j’aime la Russie -, mais elle s'est trouvée pendant 80 ans sous l'influence d’une idéologie tout aussi folle qui était le marxisme-léninisme et qui en avait fait un danger pour le reste du monde.
Au Proche-Orient, c'est la même chose : nos intérêts ne sont pas ceux des Etats-Unis au moins ceux que les dirigeants de ce pays jugent être leurs intérêts. Les Etats-Unis ont conclu depuis longtemps une alliance avec les régimes islamistes les plus fondamentalistes (pourvu qu’ils ne menacent pas de près Israël). D’autre part, les néoconservateurs comptent se servir des fondamentalistes pour défaire les États qu’ils n’aiment pas : les dictatures classiques de type nassérien ou baasiste. Ils veulent démocratiser le Proche-Orient par la force, et peut-être même y appliquer la stratégie du chaos, y semer le désordre pour mieux tirer leur épingle du jeu, en matière pétrolière notamment, en même temps qu’exclure la Russie de toute influence dans la région.
Comme aider les islamistes, c'est armer ceux qui exterminent les chrétiens d’Orient, la France qui avait depuis François Ier la mission de les protéger, dans cette affaire, la France s'est déshonorée.
Nous ne nous sommes pas seulement déshonorés, nous avons commis des crimes. Déclencher la guerre en Libye qui a fait 160 000 morts civils (selon le CICR), contribuer ensuite à déclencher celle de Syrie, qui a fait 250 000 victimes, c'est ce que le droit international appelle des "crimes contre la paix", voire de la complicité de crimes de guerre, dans la mesure où nos alliés sur le terrain, djihadistes principalement, en commettent.
Et les conséquences pour la France ont été catastrophiques. Si on admet que les problèmes les plus immédiats que connait la France aujourd’hui sont le terrorisme et l'immigration massive, tous les deux viennent de cette politique suiviste. Ces guerres ont alimenté les rancœurs à l'égard de l'Occident et développé les filières terroristes. Celles-ci visent particulièrement la France, qui s'est mise de manière méprisable à la remorque des États-Unis, eux-mêmes détestés par les islamistes qu’ils aident. Enfin, si ces guerres n'avaient pas été allumées par nous, nous ne serions pas confrontés au flot de réfugiés que nous connaissons.
Vous le voyez : on cherche en vain un grand problème national qui n'ait pas, d'une manière ou d'une autre, sa source dans la perte de notre indépendance.
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