POUR UNE EUROPE A GEOMETRIE VARIABLE
Publié dans Liberté politique
Qui ne comprend les angoisses des partisans de l'Europe de Bruxelles quand ils ont pris connaissance des déclarations de Donald Trump dans le Times du 17 janvier dernier[1], où il affirme que "Le Brexit va s’avérer une grande chose », que "l'Union européenne est basiquement un véhicule de l'Allemagne « et même que "l'OTAN est obsolète".
Les réactions crispées de Merkel " Les Européens ont leur destin en mains" et de Hollande qui lui fait écho, cachent mal un profond désarroi. Depuis son commencement, après la dernière guerre, l'entreprise dite de "construction européenne" avait reçu presque toujours l’appui des Etats-Unis. Que peut être encore son avenir si cet appui vient à lui manquer ?
Aux origines de la construction européenne : le rôle du général de Gaulle
Sans doute n'va-t-il pas toujours été aussi total que ce que François Asselin eau ou d’autres disent mais il est fondamental.
La Déclaration Schuman du 9 mai 1950 avait été préparée par Jean Monnet en liaison avec l'Ambassade des Etats-Unis. Ce qui montre au passage que l'inspiration démocrate-chrétienne de la constriction européenne est largement une légende : Schuman a signé ce qu'on lui a présenté, Adenauer et De Gasperi, vrais patriotes, songeaient d’abord à remettre leurs pays, vaincus, dans le concert international. L'inspiration social-démocrate de la construction européenne à ses débuts : Paul-Henri Spaak, Guy Mollet, Monnet lui-même, est au moins aussi décisive.
Les premières initiatives, la CECA (1951) et la CED (1952), ont été prises en conformité avec la volonté expresse des Américains ; pas plus que l'Euratom (1956), elles n’ont eu de suite durable.
Seul le traité de Rome (1957) n’a pas eu l'entier appui de Washington : instituant une union douanière et un marché commun agricole solidement protégés il ne pouvait pas convenir vraiment aux intérêts américains : d'ailleurs, Jean Monnet, fidèle interprète de ceux-ci, le bouda.
C'est peut-être la raison pour laquelle le général de Gaulle, revenu au pouvoir en 1958, qui n'avait pourtant pas été enthousiaste de cette initiative, poussa très fort pour que le traité soit appliqué, en particulier dans son volet agricole, alors très favorable aux intérêts français. Or c'est le marché commun agricole (la fameuse Politique agricole commune, première manière), et lui seul, qui est à la base des institutions actuelles. Certes le plan Fouché qui exprimait la vision européenne du général a été refusé par ses partenaires, sur l'instigation de Washington - ou plutôt réduit au seul partenariat franco-allemand. Il reste que sans l’intervention du général, qui s'est même traduite un moment par la "politique de la chaise vide" (1965-66), ce qui est devenu l’Union européenne aurait fait long feu.
Mais depuis ces commencements l’entreprise européenne a subi une mue.
Une mue
Ce n'est pas tant l'élargissement qui avait vu passer à partir de 1973 le nombre de membres de 6 à 28 qui constitue cette mue. Même si cet élargissement a renforcé le pouvoir de la commission sachant qu' il est plus difficile de s'écarter de ses propositions quand on est nombreux autour de la table et entrainé une politique de développement régional au profit de l'Europe du Sud dont l'euro a presque entièrement annulé les effets, il ne nous parait pas aussi décisif qu'on le dit : est-ce d'ailleurs aux Français de regretter l'extension de l'Union à des pays comme ceux d'Europe centrale, vieux amis de la France et de civilisation européenne authentique ( Pologne, Roumanie et même Hongrie et Tchéquie ) ?
Non, ce qui a changé c'est d'abord l'érosion du marché commun, industriel en raison de l'extension du libre-échange mondial sous l'impulsion du GATT et agricole, la politique agricole commune ayant reçu un coup fatal quand Mitterrand céda en 1984 à la vieille exigence des Américains de la faire entrer elle aussi dans la mécanique du GATT. Cela aboutit, d'abord à la réforme de la PAC de 1992 qui en changea complètement le caractère et à l'accord de l'OMC (nouveau nom du GATT) de 1994 qui visait à diluer la PAC dans le marché mondial. De forteresse quelle était au départ, l'Europe communautaire est devenue peu à peu un espace ouvert à tout vent.
Il fallait trouver un nouvel élément fédérateur : c'est dans la même année charnière 1992 (celle de la réforme de la PAC), que, par le traité de Maastricht, fut instaurée la monnaie unique, entrée en application en 2000.
L'Acte unique : du fédéralisme au centralisme
Mais cinq ans avant avait été adoptée, sous l'inspiration de Jacques Delors, une décision peut-être encore plus fondamentale : l'Acte unique de 1987, instaurant non plus un marché commun mais un marché unique, ce qui voulait dire, au-delà de la disparition des barrières douanières, l’unification progressive de toutes les normes de production et des règles professionnelles dans l'ensemble de l’Europe. Le renforcement, jusqu'à l’absurde, de la politique de la concurrence de Bruxelles et le traité d'Amsterdam (1997), reprenant la Convention de Schengen (1995) instaurant la libre circulation des hommes, en constituaient, de pair avec la monnaie unique, le prolongement, l’objectif final étant un espace européen entièrement homogène.
Tout le monde n’avait pas saisi sur le moment la portée de l’Acte unique
: cette uniformisation généralisée des règlements économiques ou professionnels transformait un projet fédéral en une entité centralisée puisque c’est désormais au niveau de Bruxelles que se décide n'importe quelle norme , y compris la taille des bouchons de bouteille ou celle des cages à poule. Ce changement est même de plus grande portée que l'instauration de la monnaie unique dans la mesure où celle-ci serait facilement réversible alors que le travail normatif qui résulte de l'Acte unique ne le sera sans doute pas.
Dès le départ , l'entreprise européenne avait été comprise comme la préparation économique d'une entité qui devait in fine être politique : un Etat unique , unique entité de droit international , couvrant l'ensemble du continent. Unique et unitaire , et non pas fédéral, comme le répètent de manière mécanique les "souverainistes" ( autre mot piégé : le plus sûr moyen de perdre les batailles est de ne pas surveiller son vocabulaire !). Un Etat unitaire de grande envergure, ça s'appelle un empire. Barroso l'a d'ailleurs dit : l'Union européenne est un "empire non impérial", cet oxymore désignant ce que Delors appelait de son côté "un objet politique non identifié".
De multiples dysfonctionnements
Aujourd’hui, cet édifice est en crise. Une crise qui se manifeste par toute une série de dérives.
D'abord le marché unique a conduit à une interprétation dogmatique des règles de la concurrence. La Commission européenne avait, on s 'en souvient, interdit à Péchiney d'acheter le canadien Alcan mais autorisé Alcan à acheter Péchiney (2003) avec le résultat que l'on sait : la fermeture de la plupart de ses sites en Europe. Ce n’était que l'aspect le plus spectaculaire d'une politique dogmatique ayant pour effet, la corruption aidant, l’affaiblissement industriel de l'Europe.
La même interprétation dogmatique a conduit à imposer à EDF de se scinder en plusieurs branches : une pour la production d'électricité, une autre pour le transport, une troisième pour la distribution avec de multiples complications et aucun bénéfice pour le consommateur. Mêmes complications à la SNCF.
Le transfert vers Bruxelles d'une grande partie des législations nationales (80 % de la législation économique environ) n'est pas pour rien dans la perte de crédit du personnel politique national qui, comme la noblesse à la fin de l'Ancien régime, donne l’impression de ne plus servir à rien, et plus largement de presque toutes les autorités. Comme Bruxelles n'a pas meilleure réputation, l'Union européenne se traduit ainsi en Europe occidentale par une crise du politique sans précédent.
Conçue pour préserver la paix, l'Union européenne - ou à tout le moins les pays qui la composent - est responsable (ou coresponsable avec les Etats-Unis) de deux guerres en Europe : celle de Yougoslavie (1999) puis celle d'Ukraine (2013). C'est Helmut Schmidt lui-même qui, avant de nous quitter, pointait l'incompétence de l'Union européenne dans l’affaire ukrainienne et sa responsabilité dans la guerre qui a éclaté. La Commission européenne, dit-il, «se mêle trop de politique étrangère, alors que la plupart des commissaires européens la comprennent à peine". Il allait, du fait de ces agissements, jusqu'à évoquer le risque d’une troisième guerre mondiale[2].
Il ne s’agit pas seulement d'incompétence mais d 'impérialisme. Alors qu'un Etat défend ses frontières, un Empire, fondé sur une idéologie et persuadé d'incarner le bien, cherche généralement à s'étendre sans limites : les technocrates de Bruxelles ne comprennent pas pourquoi l'Union européenne n’engloberait pas l'Ukraine. Le prolongement de cette intervention en Ukraine, ce sont les sanctions économiques prises à l’encontre de la Russie qui ne contriubuent pas peu à l'état de tension existant en Europe.
Dans les guerres du Proche-Orient, certains Etats (France, Royaume-Uni, Allemagne, Pays-Bas, Danemark, Pologne) se sont trouvés plus engagés que l'Union européenne elle-même. Cela dans le cadre de l'OTAN dont le traité de Maastricht a fait le bras armé de l’Union, aucune décision de celle-ci ne pouvant prévaloir sur une décision prise au sein de l'Alliance. Mais l’Union européenne a contribué directement au chaos syrien en prenant des sanctions très dures à l'encontre des populations de ce pays (dont ne sont exonérés que celles qui sont passées sous contrôle djihadiste). Des sanctions véritablement criminelles dans la mesure où elles appauvrissent des populations déjà durement frappées par la guerre, provoquant leur exode massif. La complaisance inouïe de l'Union vis-à-vis de la Turquie, pourtant fauteur de trouble infatigable en Syrie et en Irak, est aussi à mettre à son passif.
L'euro est en crise du fait de l'explosion du déséquilibre de balances des paiements internes à la zone et des déficits publics. Pas moins de 20 sommets, mettant en place des mécanismes de plus en plus sophistiqués, ont été organisés entre 2010 et 2015 ; l'euro ne survit que par la politique inflationniste de la BCE (dite quantitative leasing), sous la conduite de Drag hi, fuite en avant contraire aux statuts. La zone euro, contrainte par une monnaie qui ne convient à vrai dire qu'à l'Allemagne, ne sort pas d'une récession chronique qui se répercute sur l'économie mondiale.
La politique de libre circulation des hommes et de contrôle commun des frontières extérieures communes a révélé sa faiblesse avec la vague migratoire de 2015-2016. Les pays qui appliquent le plus scrupuleusement les règles communautaires de contrôle des frontières externes, comme la Hongrie, sont même stigmatisés par l’Union.
En bref la construction européenne qui avait pour ambition de rendre à l'Europe sa puissance a entrainé son affaiblissement à peu près sur tous les plans.
La sanction d'un projet idéologique
Depuis le début, l'Union européenne qui se fondait au départ sur des projets de coopération que nous appellerons naturels comme le marché commun agricole - mise en commun des politiques de soutien des différents états -, avait été parasitée par l'arrière-pensée, présente chez un Monnet, de créer un jour un Etat unique, projet qui présente tous les caractères d'un projet idéologique, fondé sur des idées fausses et simplificatrices.
Idées fausses : celle que les malheurs de l’Europe, notamment les guerres du XXe siècles seraient imputables au fait national, une approche un peu courte car c'est le facteur idéologique et non le facteur national qui a joué le plus grand rôle dans la seconde guerre mondiale et la guerre froide. Il est en outre excessivement sommaire de ramener la riche histoire de l'Europe à son seul côté sombre : les guerres, le "colonialisme" ou la shoah.
Simplification : penser que la fusion des trente Etats européens en un seul puisse être en soi une bonne chose est terriblement réductrice, autant que pouvait l’être, dans la doctrine marxiste, l’attribution de tous les malheurs des hommes à la propreté privée et le projet de l'abolir.
Réduisant des réalités complexes à des schémas trop simples, les démarches idéologiques se trouvent naturellement inadaptés à la gestion de ces mêmes réalités.
Il en résulte deux conséquences que l'on retrouve dans toutes les démarches idéologiques :
- les effets pervers : c'est ce que Hayek appelle "la loi des effets contraires au but recherché". Ainsi qu'on l'a vu, au lieu de la prospérité ambitionnée, le marché unique et la monnaie unique, ont amené la récession ; la tentative d'unification politique, au lieu de permette au continent de s'affirmer, a abouti à un assujettissent sans précédent à la puissance américaine, principalement dans le cadre de l'OTAN, menaçant ainsi la paix ; la libre circulation a conduit à faire des frontières de l'Europe une passoire sans équivalent sur la planète.
- le rejet par les peuples, qui sont les victimes directes et les témoins de plus en plus lucides des effets pervers auxquels conduisent des politiques inspirées par l'idéologie : ils sont les premiers à souffrir de réglementations absurdes, et surtout du chômage, d’une immigration non contrôlée, de l'affaiblissement de l’autorité, résultat du développement continu des instances supranationales.
Comme les idéologies s'attirent les unes les autres, la mécanique européenne a appelé en plus de tout cela d'autres idéologies, aujourd'hui confondues dans une même idée de "progrès » : libre-échange universel, antiracisme frénétique et ouverture à l’immigration, théorie du genre, ultra écologisme qui conduit, à coups de directives irréalistes sur l’énergie, à couvrir d'éoliennes le sol européen si riche d'histoire et d’héritages culturels variés. Le problème le plus grave de l’Europe : son effondrement démographique est en revanche tabou car, comme il touche à la famille dont il politiquement incorrect (c’est-à-dire contraire à l’idéologie) de parler.
Chaque fois que les peuples sont consultés par référendum : France et Pays-Bas (2005), Grande Bretagne (2016), ils rejettent l'Union européenne ; les partis anti européens ne cessant de progresser au point d’être au pouvoir ou à ses portes en Pologne, en Hongrie, en Autriche, aux Pays-Bas, en France. Il en résulte que les partisans de la construction européenne récusent de plus en plus ouvertement la démocratie : « Il ne saurait y avoir de choix démocratique contre les traités européens»[3] ( Jean-Claude Juncker).
Rien ne témoigne davantage de la fragilité grandissante de l'édifice européen que la dernière crise de l’euro, due aux difficultés de la Grèce (juillet 2015). Un accord à même de permette le maintien de l’euro n’a été trouvé qu'au forceps, à la suite de l'intervention directe dans la négociation, du représentant d'Obama, le secrétaire adjoint au Trésor, venu imposer à une Allemagne réticente de garder à tout prix le Grèce dans la zone euro. Même si seulement 18 pays sont concernés par la monnaie unique, elle est aujourd’hui la clef de voute du dispositif européen et son éclatement conduirait à un ébranlement profond de l'ensemble de l'édifice.
Deux chocs : le Brexit, l'élection de Trump
C'est cet édifice fragilisé qui s'est trouvé soumis à deux chocs successifs, tout aussi inattendus l'un que l’autre, au moins par les médias : le Brexit et l’élection de Donald Trump.
Dans les deux cas, c'est le suffrage universel qui s'est exprimé, à l'encontre d'un système médiatique quasi-totalitaire déversant des torrents d'injures sur l’horreur « populiste » que représentaient selon lui les deux options l'ayant emporté.
Le propre des édifices idéologiques, on l'a vu avec la fin de l'Union soviétique, est que, comme ans un château de cartes, si un des éléments disparait, c'est tout l'édifice qui s'effondre. La sortie du Royaume-Uni constitue un démenti à l’idée que la construction européenne s’inscrirait sans retour possible dans le sens de l'histoire. On comprend par là l'importance symbolique du Brexit et, de ce fait, le fanatisme que s'est exprimé chez ses opposants au Royaume-Uni et sur le continent, en même temps que leur amertume qu'il se soit produit, allant jusqu'à la dénégation et le secret espoir d'en annuler les effets par des voies judicaires. Dans une association normale, on entre et on sort sans que cela provoque de drame, il n’en est pas de même dans un projet idéologique supposé porteur d'une refondation de la condition humaine.
L'Europe connait bien d’autres ébranlements : associée à la politique étrangère d'Obama, elle est gravement affectée par l’échec cuisant qu’elle vient d’essuyer en Syrie après cinq années d'un absurde soutien aux mouvements djihadistes opposés au régime Assad, les mêmes qui commettent des attentats sur le territoire européen.
L'élection de Trump ne menace pas seulement la construction européenne en raison de l'hostilité que ce dernier a semblé au départ lui témoigner[4] ; elle la menace aussi du fait que le nouveau président veut se rapprocher avec la Russie, ce qui laisse l’Union comme orpheline.
L'Europe de Bruxelles : un héritage de la guerre froide ?
Ce revirement nous fait toucher du doigt une vraie crise existentielle. A ses origines (1950), la construction européenne était inséparable de la guerre froide : l'appui que lui apporta les Etats-Unis (et aussi le pape Pie XII) était lié à la volonté de consolider le bloc occidental de l’Europe face à la menace communiste. S'il est vrai que le rideau de fer est tombé en 1990, la politique étrangère américaine, en manque d'ennemis, s'est dépêchée de considérer, de manière absurde, la Russie chrétienne comme une menace analogue à celle de l’Union soviétique, voire comme son pur et simple prolongement. Les dirigeants de l'Europe occidentale, dépourvus pour la plupart de la moindre vision, se sont dépêchés d'adopter le même point de vue. Dans cette perspective, la construction européenne, élargie aux pays nouvellement émancipés du joug communiste, de l’Estonie à la Bulgarie, conservait sa raison d'être, d'autant que ces pays redoutaient beaucoup la Russie et que l'OTAN avait été reconnue dans le traité de Maastricht (1992) comme le prolongement de l'Union européenne. C'est ainsi que celle-ci en est venue, conformément à la vision géopolitique des think tanks nord-américains pour lesquels il fallait creuser le fossé le plus profond possible entre l'Europe de l'Ouest et la Russie, à considérer le Russie comme une menace et à s'associer à toutes les gesticulations hostiles à son encontre : appui au régime ukrainien issu du coup d'Etat de 2013, manœuvres militaires dans les pays baltes, sanctions économiques.
Une question se pose à partir de là : quel peut être le sens de cette union si la guerre froide - et son prolongement antirusse - vient à cesser ?
On mesure par là le désarroi d'une Union européenne qui avait lié son sort avec la faction néoconservatrice des Etats-Unis, incarnée par Obama et Hillary Clinton , antirusse hystérique, à la suite de la défaite de celle-ci et de la victoire de Trump lequel a marqué sa volonté d'opérer un rapprochement positif avec Poutine Au début de 2017, le conseil européen a décidé de reconduire les sanctions l 'égard de la Russie , alors même que tout le monde s'attend à ce que les Etats-Unis les lèvent bientôt , ce qui leur permettra de prendre les meilleures positions sur le marché russe au nez et à la barbe des Européens
Face à ces données radicalement nouvelles : Brexit, retour de la Russie sur la scène internationale, changement de vision aux Etats-Unis, il est urgent de reconfigurer les institutions européennes pour les adapter à la situation géopolitique qui en résulte. L'Europe doit "ouvrir ses fenêtres" aux partenaires de son environnement proche et sortir d'une opposition frontale entre les "in" et les "out » qui s’avèrerait très vite suicidaire.
Une réforme indispensable : vers une Europe à la carte
La solution : s'orienter résolument vers un schéma d’Europe à la carte (qui s'applique déjà d'une certaine manière, tous les membres actuels de l'UE n'étant pas dans l’euro) ; remplacer des institutions centrales monolithiques qui, à vouloir concentrer toutes les compétences, pourraient vite devenir un "trou noir », par une "galaxie » d’agences thématiques spécialisées, sur la modèle de l’Agence spatiale européenne ou de l’OCCAR. Les différents sujets d'intérêt européen qui sont aujourd'hui traités à Bruxelles pourraient continuer de l'être , par le même personnel le cas échéant, mais la participation à chacune de ces agences serait "à géométrie variable", certains membres actuels pouvant s'en retirer et certains pays aujourd'hui à l'extérieur, comme désormais le Royaume-Uni, mais aussi la Russie, la Suisse et pourquoi pas la Turquie ou le Maroc , pouvant adhérer à l'agence correspondante ou se joindre à elle pour telle ou telle action. La coopération politique, appuyée sur un secrétariat spécifique, suivrait le même modèle, avec la possibilité d’associer certains pays tiers en fonction de l'ordre du jour.
L'autre solution, aujourd'hui envisagée dans les milieux européens, mène à une impasse. Elle consiste à dire : face aux risques de marginalisation, pour continuer à "peser », l’Union européenne telle qu'elle existe doit serrer les rangs, défendre très fort l’acquis, s’intégrer si possible davantage. Concrètement, durcir le Brexit pour punir Londres, maintenir les sanctions envers la Russie, continuer de battre froid Donald Trump au nom des "valeurs » : droits de l'homme, ouverture de frontières, libre -échange etc. Ainsi se dessinerait une configuration géopolitique comprenant d'un côté, autour de Merkel, Hollande et Juncker, une sorte de bloc continental, dirigé par l'Allemagne, la France étant désormais dans une position inféodée, et de l’autre, une sorte d’alliance entre les Etats-Unis, la Russie et le Royaume- Uni. Etonnant clivage pour qui se souvient des "années les plus sombres de notre histoire". Le plus probable dans un tel schéma est que les Allemands ne seraient plus que la courroie de transmission du nouveau pouvoir intercontinental. On aurait là l'aboutissement paradoxal de soixante années de "construction européenne" : les affaires l’Europe décidées entièrement en dehors d'elle.
Une Europe à géométrie variable permettrait au contraire, à la fois d'atténuer la rigueur du Brexit et d’éloigner la Russie de la tentation du duopole en la réintroduisant dans quelque chose comme un nouveau « concert européen », de rompre ainsi le front de la mise en tutelle. Même perspective pour la Turquie aujourd'hui contrainte à s'inféoder à Moscou.
Même s'il ne préjuge pas de l'avenir de l'euro avec lequel il n'est pas formellement incompatible, ce schéma obligera les adeptes d’une intégration au sein d'un super-Etat sur le modèle monnetiste périmant peu à peu les Etats-nations, avec ses frontières, son armée, son drapeau, et pourquoi pas ses timbres, à en faire leur deuil.
Mais qui ne voit que le modèle de l'Europe bloc contredit le principe de complexité qui est au cœur du génie européen. Comme le dit Jean-Jacques Rosa [5], il s'oppose aux tendances modernes privilégiant, non les constructions monolithiques, mais les organisations plurielles, souples, interconnectées sans hiérarchie stricte. Ajoutons qu'au moment où la Russie est débarrassée du communisme et les Etats-Unis de cet autre projet mondial qu’était aussi le néo-conservatisme, le monde s’éloigne, pour le plus grand bien de la paix, des modèles idéologiques du XXe siècle auxquels on peut, même de manière atténuée, assimiler le projet européen de l'après-guerre.
La réorganisation des institutions européennes que nous proposons n’est pas une option. Qui peut croire que l'édifice actuel (ou ce qu'il en reste) pourra se maintenir longtemps en excluant frontalement les deux principaux centres financiers de la planète (New York et Londres) et la première puissance énergétique et militaire du continent ?
Si l'Union européenne ne procède pas à une réforme rapide de ses institutions, dont la France pourrait prendre l’initiative, on peut craindre qu'elle ne soit conduite assez vite à une cataclysmique dislocation.
Roland HUREAUX
https://www.theguardian.com/us-news/2017/jan/15/trumps-first-uk-post-election-interview-brexit-a-great-thing
“You look at the European Union and its Germany. Basically, a vehicle for Germany. That’s why I thought the UK was so smart in getting out,” he told Gove.
[1] http://www.thetimes.co.uk/article/full-transcript-of-interview-with-donald-trump-5d39sr09d