La monnaie relie et , en même temps, sépare les territoires.
Expliquons ce paradoxe :
La monnaie permet les échanges entre des territoires différents, plus ou moins éloignés, et par là les relie. Inséparable du pouvoir régalien, elle exprime l'unité d'un royaume ou d'un empire - ou d'une république.
Mais au sein d'une unité politique, comme entre des pays différents , la compétitivité est nécessairement inégale. Comment en serait-il autrement puisque, quoi que l'on fasse pour la limiter, l'inégalité est dans la nature ? . Ce peut être une inégalité de conditions naturelles entre les territoires d' accès plus ou moins facile: par exemple entre une plaine et des vallées isolées, ou bien entre des territoires aux ressources naturelles inégales. Mais ce peut être aussi une inégalité liée aux conditions sociales , au mœurs, aux niveaux de salaire, de formation , à la propension plus ou moins grande au travail ou au commerce.
Si ces territoires inégaux se trouvent dans la même entité politique et sous le régime de la même monnaie, les inégalités auront tendance à s'accuser : moins favorisés par la nature, les habitants des montagnes descendront dans la plaine, ceux des campagnes isolées iront à la ville, ceux des régions pauvres en ressources naturelles vers celles qui en ont. De ce point de vue, la monnaie commune , loin de relier les territoires, les distend : toutes choses égales par ailleurs, les uns se trouvent dans la spirale de la réussite, les autres dans celle de la récession. A l'extrême, les pays périphériques, vidés de leur numéraire , ne pourront même plus commercer entre soi. Cette déstabilisation au bénéfice des mieux dotés est d'autant plus rapide que l'on se trouve engagé dans une économie d'échanges et donc aujourd'hui plus qu'autrefois.
Entre pays de compétitivité inégale, les variations de taux de change - et donc le pluralisme monétaire - ont à l'inverse pour effet de rétablir une compétitivité égale, nécessaire à des échanges équilibrés. Les pays moins favorisés redeviennent compétitifs grâce à une monnaie dévaluée, un ajustement sanctionné par une éduction de leur pouvoir d'achat , mais qui préserve leur existence en tant que communauté territoriale, en maintenant des conditions de compétitivité égales avec leurs voisins mieux dotés ou plus dynamiques.
Ainsi, pour tous ceux qui attachent de l'importance à une répartition harmonieuse des hommes entre les différentes régions du monde , qui ne tiennent pas pour souhaitable le concentration toujours plus grande des richesses et des hommes au bénéfice de certaines régions, la pluralité de monnaies remplit un rôle nécessaire d'équilibre. Ceux qui rêvent d'une monnaie mondiale unique ne mesurent pas ce qu'elle aurait de déstabilisant pour la plupart des pays. La pluralité monétaire, loin d'être une marque de l' imperfection du monde, est le moyen qui permet , au travers des lois du marché, de gérer au mieux des territoires nécessairement disparates.
Mais on ne peut pas non plus imaginer que chaque terroir, chaque vallée aient chacun sa monnaie.
Un moyen terme est nécessaire entre une monnaie universelle qui multiplierait les déséquilibres et un morcellement excessif des zones monétaires, qui constituerait un frein aux échanges.
Robert Mundell, prix Nobel d'économie en 1999 a établi la théorie des zones monétaire optimales dont on comprend aisément qu'elles se situent à mi chemin d'un morcellement et d'une disparité excessifs[1]. Une zone monétaire n'a pas à être nécessairement restreinte géographiquement ; à tout le moins ne faut-il pas qu'elle soit trop hétérogène. Certains auteurs sont même allés jusqu'à suggérer que les Etats-Unis pourraient ne pas être une zone optimale, qu'il aurait mieux valu les scinder en deux ou trois.
Il n'est pas sûr cependant qu'existe une réponse unique, scientifique à la question de l'optimum , le facteur politique ne devant pas être sous-estimé .
La zone euro est-elle une zone monétaire optimale ?
La zone euro est-elle une zone monétaire optimale ? C'est aujourd'hui un grand débat. Il est clair que les disparités monétaires permettraient à des pays aux conditions de compétitivités différentes, la Grèce et les Pays-Bas, ou bien la France et l'Allemagne, de maintenir des échanges équilibrés et un développement et territorialement harmonieux rendant possible de compenser ces inégalités par des ajustements monétaires périodiques.
Il y a certainement un lien entre le génie de l'Europe: des populations diverses par les aptitudes, la langue , les culture nationales réparties sur tout le territoire d'un continent, lui-même géographiquement très varié et la souplesse d' une organisation monétaire fondée sur la pluralité historique des monnaies
Ceux qui envisagent la pérennité de l'euro, savent que sa gestion suppose une organisation politique beaucoup plus intégrée, donc centralisée. Une telle organisation, cela va sans dire, aurait moins d'égards pour les problèmes de compétitivité de telle ou telle "province". Ainsi les Grecs, frappés par un chômage de masse du fait de la dégradation de leur économie, n'auraient d'autre issue que d' émigrer massivement en Allemagne ou alors de vendre leurs actifs à des pays plus prospères. Les ajustements nécessaires (baisse des salaires, licenciements de fonctionnaires) leur seraient appliqués avec plus de rigueur encore qu'aujourd'hui, au risque d'aggraver la récession et donc d'accélérer l'exode. Cette idée d'un ensemble économique de grande dimension peu regardant des problèmes adaptation locale, les Etats-Unis en ont offert l'exemple peu avant la grande dépression de 1929 avec l'exode massif vers la Californie des fermiers du Middle West, frappés par la mévente de leurs produits, exode décrit par Steinbeck dans Les Raisons de la colère, ou encore par le caractère radical du déclin de certaines villes jadis prospères comme Détroit, du fait du de la crise de l'automobile.
Pour Mundell, une zone monétaire unique implique une parfaite fluidité de la main d'œuvre, à même de migrer d'une région vers une autre en cas de crise régionale. Cruelle sur le plan des individus ou des familles, une telle perspective serait destructrice pour la culture : au terme du raisonnement, on peut imaginer qu'un pays comme la Grèce disparaitrait de la carte de l'Europe, ce qui serait, avouons-le, fort dommage !
On peut aller plus loin dans ce genre de questions: la France , après qu'elle eut réalisé , sous l'Ancien régime, son unité monétaire , était-elle elle-même une zone monétaire optimale ? On peut le penser pour une partie de son territoire, notamment la Région parisienne. Mais le Massif central qui fut au XIXe siècle une région industrielle ( voir le Tour de France de deux enfants) et qui ne l'est plus guère aujourd'hui, n'aurait-il pas gagné à préserver son autonomie monétaire , et ainsi à compenser ses handicaps bien réels par une monnaie plus faible ? Sans doute. Il se peut même que si cette région avait eu son autonomie monétaire, elle aurait pu rester une grand montagne industrielle analogue à ce qu'est aujourd'hui la Suisse.
Mais dans le cas du Massif central, le rééquilibrage ne s'est pas fait seulement par l'exode des populations ( les maçons creusois et les cafetiers aveyronnais à Paris ! ), il s'est fait aussi par le biais d'une solidarité nationale qui a, en partie, compensé ces différences . Cette solidarité des territoires est un autre moyen de préserver une zone monétaire entre des régions disparates. Laurent Davezies[2] a montré comment, au sein du territoire métropolitain français , elle va jusqu'à représenter 10 % du revenu d'une région, davantage si on y inclut l'outre-mer. Elle se traduit principalement par le transfert de l'Ile-de-France vers le reste du pays. Elle ne se fait pas seulement par l'aide sociale ou les retraites mais aussi par le maintien d'un tissu administratif fort sur tout le territoire, les fonctionnaires des régions déshéritées , payés par l'Etat , contribuant à y maintenir l'économie locale : le projet actuels de suppression du département et de regroupement des régions n'ont d'autre but, que d'affaiblir cette solidarité , jugée coûteuse par certains cercles parisiens
Mais il va de soi qu'un tel niveau de solidarité, qui ne saurait compenser qu' en partie les effets de la monnaie unique, suppose un sentiment d'appartenance commun fort . Ce sentiment existe au niveau de l'Etat français . Existe-t-il au même degré au sein de l'Europe ? Sûrement pas. Les réactions négatives de l'opinion allemande à l'idée d'apporter un soutien conséquent et pérenne à la Grèce sont à cet égard significatives. Les Allemands de l'Ouest n'ont pas eu les mêmes réticences à porter à bout de bras l'économie des Länder le l'Est.
Il est vrai aussi que la solidarité des territoires est plus facile à organiser dans un budget public qui représente en France 57 % du PIB que dans un budget européen qui n'en représente que 1 % !
Ajoutons que si les transferts deviennent trop massifs, ils génèrent des effet pervers : on l'a vu en Italie du Sud ou une partie de l'aide apportée tant par le gouvernement central italien (la Caisse du Mezzogiorno) que par l'Europe, s'est évaporée entre les mains de réseaux mafieux. Une aide disproportionnée aboutit aussi à créer une situation d'assistance dont l'apport économique ne compense pas les inconvénients moraux ou sociaux, voire politiques. Ces effets pervers, avec l'insuffisance de la solidarité, expliquent en Italie l'apparition d'un sentiment sécessionniste tel que celui de la Ligue du Nord.
Un lien fort entre monnaie et- territoire
Il y a ainsi un lien fort entre la question monétaire et celle d'un aménagement harmonieux du territoire, français ou européen.
Ceux qui pensent que l'euro ne pourra se maintenir, dans un territoire aussi disparate que l'Europe occidentale, qu'au prix d'une centralisation du pouvoir politique à l'échelle du continent n'ont pas tort. Mais perçoivent-ils ce qui se cache derrière cette formule ? Compte tenu des limites de la solidarité entre Européens, elle recouvre, qu'on le veuille ou non, une centralisation "impériale", à l'américaine si l'on veut, qui serait impitoyable aux faibles. Une politique de ce genre est-elle conforme à l'héritage séculaire de l'Europe, laquelle a su, au moins depuis la dissolution de l'Empire romain d'Occident, maintenir une administration de proximité, conforme au génie propre à chacune de ses composantes et à même de maintenir des équilibres fins entre celles-ci, bref une gestion à échelle humaine des terroirs européen ? Il est probable que non.
Roland HUREAUX
[1] Pas forcément cohérent, Robert Mundell n'a pas exclu à l'occasion, la possibilité d'une monnaie mondiale
[2] Laurent Davezies, La République et ses territoires, la circulation invisible des richesses, Seuil, 2008.