LA FRANCE ET L'ALLEMAGNE A L'EPREUVE DE L'EURO
La France n'a assurément pas à rougir de la magnifique croissance qui a été la sienne depuis 1945.
Regardons les chiffres du PIB par habitant (en $ 1990) :
1950 5000
1968 10000
1980 15000
2000 20000
2007 24000
Pour mémoire, l'Argentine qui était à 5000 $ en 1950 y est restée. L'Allemagne, partie de plus bas, car elle avait beaucoup plus souffert de la guerre , rattrape la France vers 1960. Sur le long terme, la croissance de notre voisin allemand est à peu près parallèle jusqu'en 2005, la France connaissant un coup d'accélérateur sous le président Pompidou.
Mais les valeurs absolues auxquelles s'appliquent les taux de croissance ne sont pas les mêmes. Le PIB français se tient ainsi depuis 1960 dans une fourchette de 30 à 45 % au-dessous de celui de l'Allemagne.
Principalement parce que la population allemande a été tout au long de la période, et avant même la réunification, plus nombreuse que la population française.
La population de la France était en 1990 de 58,5 millions d'habitants (Mh); elle est en 1992 de 65,5 Mh.
Celle de l'Allemagne était en 1990 de 79,5 Mh ( 63,4 à l'Ouest, 16,1 à l'Est) . Elle est en 2012 de 80,5 Mh. Le rapport démographique Allemagne/France qui était de 1,35, s'est resserré à 1,22. Depuis 2000, il nait en France plus d'enfants qu'en Allemagne mais il faut une génération pour que cela impacte la population totale ( flux migratoires mis à part).
Les PIB/habitant, en 2014, sont égaux : 44 007 $ (2014) pour l'Allemagne , 44 111 £ (2014) pour la France, sous réserve de la surévaluation des données françaises dont il sera question plus loin et d'une fiscalité plus lourde en France qui , à produit égal, réduit le revenu disponible des ménages. Comparer leur évolution sur le long terme est difficile : le terme de comparaison avant l'euro, et même depuis, est le dollar dont le cours a fluctué. Jusqu'à l'entrée dans l'euro, les réajustements périodiques du rapport entre le franc et le mark donnent à cette courbe une allure en dents de scie alors que la réalité est à peu près linéaire: France et Allemagne ont grosso modo vogué de conserve tout au long de la période.
On confond souvent la production intérieure et la capacité industrielle. Celle-ci a été pour l'Allemagne, depuis la fin de la reconstruction, dans un rapport de 2 à 1 par rapport à celle de la France. Ce rapport ne s'est dégradé, à notre détriment, que récemment. La France avait toujours compensé, au moins en partie, son handicap industriel par l'agriculture, ce qui n'est plus le cas, et par les services, un amalgame d'activité diverses : tourisme, ingénierie internationale mais aussi activités commerciales et administratives à usage interne. Partant de ce rapport constant depuis plus de 50 ans de 2 à 1 entre le potentiel industriel de l'Allemagne et celui de la France, une dégradation de la position relative de la France s'observe depuis dix ans. Pour une base de 100 en 2000, la production industrielle est aujourd'hui de 115 en Allemagne et de 92 en France. Autrement dit la désindustrialisation est plus rapide en France qu'en Allemagne.
L'évolution est identique pour l'agriculture: la balance agricole qui avait toujours été favorable à la France est depuis 2005 favorable à l'Allemagne, principalement en raison de la divergence du coût des facteurs.
En parallèle, la part de la France dans les exportations mondiales qui avait régressé dès les années 90 a continué de le faire alors que celle de l'Allemagne semble s'être stabilisée :
Part dans les exportations mondiales (en % )
France Allemagne
1990 6,2 12
2000 5 9
2010 3,9 9
Le poids des dépenses administratives dans le PIB français résulte de la prise en compte des dépenses publiques (hors transferts) à leur prix coûtant , sans considération de leur efficacité. Presque toutes ces dépenses sont à usage interne. Beaucoup correspondent à de l'économie réelle : santé, éducation. On ne sera ainsi pas surpris de découvrir que les dépenses d'éducation sont plus élevées en France qu'en Allemagne, compte tenu d'une population plus jeune. De même, pour d'autres raisons, les dépenses de défense. Paradoxe : les seules dépenses publiques plus lourdes en Allemagne que chez nous sont les dépenses d'administration générale (6,1 % du PIB contre 5,9 %) ; les Français l'ignorent : le fédéralisme génère plus de bureaucratie que la centralisation !
Il est légitime de se demander si le mode de prise en compte des dépenses publiques ne survalorise pas quelque peu le PIB français.
Ceci dit, le rapport entre le PIB français et le PIB allemand n'oscille que très peu sur les 60 dernières années.
La France gagne du terrain entre 1970 (rapport A/F = 143) et 1980 (133) ; le rapport reste stable jusqu'en 1989. On pourra être surpris que la réunification n'ait permis à l'Allemagne que de regagner quelques points : 137 en 1990, 142 en 2000. Mais l'état de délabrement de l'économie est-allemande, le ralentissement de la croissance qu'a entraîné sa remise à flot , surtout dans les conditions monétaires où elle s'est faite[1], font que cette réunification, contrairement aux craintes qui se sont exprimées dans le reste de l'Europe n'a eu qu'un impact à la marge sur la puissance allemande.
Le président Mitterrand croyait compenser le renforcement de l'Allemagne dû à la réunification en lui imposant une monnaie commune, l'euro. C'est le contraire qui s'est passé : la réunification a été un facteur de faiblesse et c'est au contraire l'euro qui a apporté à l'Allemagne , on le verra, un surcroît de puissance. L'ignorance de l'économie ne pardonne pas.
Ce surcroit de puissance allemande n'apparait certes pas dans les chiffres du PIB , comme on le verra plus loin. .Au contraire, il semble que l'euro, instauré en 1999, ait renforcé la France sous ce rapport. En outre, la divergence des évolutions ne se voit pas immédiatement : de 1999 à 2005, la balance des paiements, le taux de chômage, les déficits publics demeurent, comme la croissance à des niveaux comparables des deux côtés du Rhin.
Les thuriféraires de l'euro se sont réjouis de ces données qui semblaient montrer que l'euro était une aubaine pour la France. Mais elles étaient complètement fallacieuses et cachaient , en fait, une grave dégradation de la situation française.
La cassure de 2005
C'est à partir de 2005 que la situation se dégrade rapidement pour la France, tandis qu'elle s'améliore pour l'Allemagne , un mouvement qui s'est poursuivi jusqu'en 2014.
Que s'est-il passé en 2005 ?
Admettons que les deux pays soient partis en 1999 dans des conditions de compétitivité égales, ce qui reste d'ailleurs à démontrer, il n'en est plus ainsi aujourd'hui.
Comment se dégrade la compétitivité d'un pays ? Pas en raison des données techniques qui évoluent peu à court terme; seulement par une hausse des coûts des facteurs de production: salaires, charges sociales, impôts ( et donc dépenses publiques), énergie, matières premières etc. supérieure à celle de notre partenaire. Dès l'entrée dans l'euro, la compétitivité de la France s'est dégradée un peu plus que celle de l'Allemagne, comme cela avait d'ailleurs toujours été le cas depuis 1948 ( sauf au moment de la réunification) et continue de se dégrader aujourd'hui. Mais au début , l'effet était trop limité pour avoir un impact sensible. Comme il s'agit d'un effet cumulatif, il a commencé à devenir sensible à partir de 2005. Et le différentiel de compétitivité est encore beaucoup plus important aujourd'hui qu'en 2005. Après quinze années de dérive, il n'est naturellement pas question de revenir en arrière.
Deuxième donnée : le remplacement à la tête de la Banque centrale européenne en 2003 du hollandais Wim Duisenberg par Jean-Claude Trichet , français certes mais avec une tête allemande. Très vite l'euro est passé de 0,9 à 1,3 ou 1,4 dollars. Ce renchérissement de l'euro implique le renchérissement de toutes les exportations européennes et la baisse des prix de toutes les denrées importées. Il constitue ce qu'on appelle un choc asymétrique car il n' a pas les mêmes effets sur tous les Européens : les plus compétitifs (l'Allemagne essentiellement) y gagnent car ils recevront plus de dollars pour les mêmes exportations. Les moins compétitifs (en fait tous les autres) vendront moins, y compris sur leur marché intérieur.
Ce changement a été considérablement aggravé par la politique du chancelier Gerhard Schröder (1998-2005): quoique issu de la gauche il a mené pendant cinq ans une des plus terribles politiques de récession sociale que l'Europe ait connue : baisse des salaires réels, des allocations de chômage, des prestations sociales etc. Il introduisit aussi un peu de TVA sociale. Le résultat fut , à l'entrée de l'euro, une baisse des coûts de production en Allemagne et en Allemagne seulement. On peut spéculer sur les raisons de cette politique mercantiliste ( une politique mercantiliste vise non à accroître la production d'un pays ou le revenu de ses habitants , mais ses seuls excédents commerciaux). L'Allemagne de l'an 2000 n'avait sûrement pas besoin de cette politique de rigueur pour soutenir le choc de l'euro. Frilosité d'un pays vieillissant et craignant l'avenir , qui veut "faire des réserves" ? Impérialisme et volonté d'écraser d'emblée ses concurrents de la zone euro ? Soumission à l'esprit de lucre du patronat allemand puisque dans une perspective mercantiliste où le développement est fondé sur les exportations et non le marché intérieur, il n'est pas nécessaire d'augmenter le pouvoir d'achat et donc les salaires, pour vendre davantage, ce qui est tout bénéfice pour le capital ?
Toujours est-il que la politique de Schröder devait porter un coup fatal au nécessaire équilibre entre les pays de la zone euro et donc, à terme, à la survie de la monnaie unique.
Les conséquences ont été particulièrement graves pour les pays du sud tombés depuis lors au trente-sixième dessous. Elles l'ont été aussi pour la France en faisant naître puis en aggravant un déséquilibre par rapport à l'Allemagne , tel qu'il apparaît dans les données suivantes :
Chômage ( catégorie A) , en % de la population active :
France Allemagne
2000 8,5 7,9
2005 9,3 11
2010 9,6 7,4
2014 10,5 4,9
Balance des paiements courants (en milliers de milliards d' €)
France Allemagne
2000 + 45 - 34
2005 +10 + 133
2010 - 34 + 194
2014 - 41 + 237
Déficit des finances publiques (en % du PIB)
France Allemagne
2000 - 1,3 + 1
2005 - 3,2 - 3,7
2010 - 6,8 - 4,1
2014 - 4,4 + 0,2
Endettement public (en % du PIB)
France Allemagne
2000 58,4 58,7
2005 67 64,2
2010 80 80
2014 100 76
Il ressort clairement de ces chiffres qu' à partir d'une date variable selon l'indicateur choisi, tournant autour de 2005 , les données de la France se dégradent toujours et que celles de l'Allemagne s'améliorent .
Pour la balance des paiements courants française, largement excédentaire à l'entrée dans l'euro, elle se dégrade dès 2000 mais n'entre dans le rouge qu'en 2005.
Le chômage croit à partir de 2002 sous réserve d'un redoux en 2006-2007.
Les finances publiques, presque à l'équilibre en 2000 , sont continument déficitaires ensuite, l'endettement public ne cessant d'augmenter à due proportion.
Faut-il dès lors se consoler que dans la même période, le PIB de la France se rapproche de celui de l'Allemagne ( A/F de 1,38 à 1,32) ?
PIB
France Allemagne Rapport A/F
2000 1372 1891 1,37
2014 2907 3820 1,32
C'est ce que disent les partisans de l'euro mais ce serait une dangereuse illusion. L'évolution favorable du PIB de la France par rapport à celui de l'Allemagne depuis leur entrée conjointe dans l'euro ne fait que refléter la hausse des prix intérieurs, plus forte de ce côté ci du Rhin. Loin d'être un signe de force, elle est un signe de faiblesse. Loin d'être un atout, elle est précisément la source des problèmes qui apparaissent à partir de 2005 : faute qu'une dévaluation soit venue compenser le différentiel de compétitivité entre les deux pays, comme cela avait toujours été le cas avant l'euro, l'euro se retrouve surévalué par rapport aux coûts français. Il en résulte pour la France des difficultés à exporter et donc des échanges déséquilibrés, des difficultés à produire et donc du chômage, des ressources fiscales en baisse et donc des déficits publics.
Questions sur une divergence
Cette dégradation des comptes de la France pose plusieurs questions :
Première question : n'aurions pas dû serrer dès le départ toutes les vis comme l'a fait Schröder ? Ce n'était sûrement pas le tempérament de Chirac ( ni de Jospin ) aux affaires à ce moment là. La France ne l'aurait sans doute pas supporté. Rappelons nous qu'en plein milieu de la période concernée se produisit le fameux 21 avril 2002 qui vit l'émergence de Le Pen au second tour de la présidentielle ! Mais surtout une telle politique aurait-elle été bonne ? Fallait-il ajouter la folie française à la folie allemande ? On critique à juste titre les dévaluations compétitives d'autrefois. Ne faut-il pas craindre à présent les déflations compétitives ? Et n'est-ce pas dans ce trou noir que l'Allemagne a engagé l'Europe ?
Hélas, il ne nous semble pas que quelqu'un ait dit, à l'époque, au gouvernement allemand, tout le mal qu'il faisait à l'Europe.
Deuxième question: n'est-il pas temps, après tant de retard pris, d'infliger à la France une purge analogue à celle que Schröder a infligée à l'Allemagne il y a quinze ans et que la Banque centrale européenne a imposé depuis aux pays du Sud ? C'était difficile au début des années quatre-vingt. Il est à craindre que cela ne le soit encore plus aujourd'hui. Et surtout à quoi bon ? Le temps perdu ne se rattrape pas. Le différentiel de compétitivité entre l'Allemagne et la plupart de ses partenaires est devenu tel que seules des années de pénitence, dont ce qui reste de notre industrie ne se relèverait pas, pourraient permettre de surmonter le handicap accumulé, aujourd'hui irrattrappable. La déflation féroce que préconisent certains vétérinaires tuerait la bête au lieu de la guérir . C'est une autre voie qu'il faut chercher.
Troisième question : jusqu'où ira cette évolution ? Pour l'Allemagne, il semble que le temps des vaches grasses s'achève : sa production industrielle a brusquement baissé à l'été 2014 . Son mercantilisme aveugle a épuisé ses voisins qui constituaient son principal marché; ses ventes s'en ressentent. Cela ne fera pas pour autant les affaires de la France qui, plus que jamais, continue de pâtir d'un déficit de compétitivité irrémissible : sauf à remettre en cause l'euro, le seul remède envisageable , une récession féroce tuerait la bête au lieu de la guérir.
A ce cercle vicieux , il est probable qu'il n'y ait d'autre solution qu'un démantèlement de l'euro permettant à la France de dévaluer sa monnaie courante de 20 ou 25 % par rapport à celle de l'Allemagne ( pas nécessairement à celles du reste du monde).
Ce sera une opération douloureuse: la France, avec une monnaie surévaluée vit au-dessus de ses moyens . Il est très périlleux en économie de jouer à la grenouille qui veut se faire aussi grosse que le bœuf ! C'est ce que fait la France aujourd'hui grâce à l'euro , qui gonfle son PIB apparent tout en entravant sa croissance réelle . La sortie de l'euro ne serait dès lors qu'une opération vérité. Après quelques mois difficiles, la France repartirait sur un bon pied et rattraperait vite le temps perdu.
Ainsi, après avoir fait jeu égal avec l'Allemagne depuis la fin de la deuxième guerre mondiale, la France a décroché à une date qui coïncide, qu'on le veuille ou non, avec l'entrée dans l'euro.
Cela parce que ses élites ont cru que, sur le plan de l'inflation au moins , on pouvait , à coup de volontarisme politique, transformer le tempérament des Français pour l'aligner sur celui des Allemands.
Parce qu'elle avait gardé sa liberté monétaire, et donc le moyen de gérer sa monnaie en fonction de son tempérament propre qui n'est pas celui de ses voisins, la France a su se maintenir et même parfois faire mieux que l'Allemagne au cours du dernier demi-siècle. Elle peut encore le faire , et cela d'autant plus qu'elle a désormais l'avantage démographique.
Ce n'est pas la première fois depuis 1950 que la France, par un mélange de volontarisme et de vanité surévalue sa monnaie par rapport à l'Allemagne , bridant ainsi sa croissance. Si elle ne l'avait pas fait, sa position industrielle serait sans doute meilleure aujourd'hui.
Le principal handicap de la France par rapport à l'Allemagne depuis 1945 (et même déjà en 1939-1940 !) n'est pas, comme le dit le dictionnaire des idées reçues, son indiscipline, sa moindre ardeur au travail, son inaptitude à la mécanique ou ses syndicats, c'est la vanité et l'incompétence de ses élites.
Roland HUREAUX
[1] Le Chanceler Kohl, pour des raisons politiques respectables posa qu'un mark de l'Est vaudrait un mark de l'Ouest, alors qu'à l'Est, les coupures étaient pléthoriques et sans valeur. Pour éponger ce supplément de liquidité, il dut hausser les taux d'intérêt et étouffer la croissance, non seulement en Allemagne mais aussi en France.