Une des raisons, constamment affichée, de la construction européenne a été l‘ambition de fédérer les forces de l ’Europe occidentale pour lui permettre de peser dans le nouveau concert mondial dominé par les Etats-continents : Etats-Unis, Russie, Chine, Inde. Une autre raison était d'empêcher le retour de la guerre en Europe.
La politique étrangère européenne est presque absente des traités initiaux, sauf sous l’angle économique. Figure cependant, parmi les objectifs du traité de Rome, celui d’ « affermir, par la constitution de cet ensemble de ressources, les sauvegardes de la paix et la liberté, et d’ appeler les autres peuples d'Europe qui partagent leur idéal à s'associer à leur effort ». Il ne s’agissait au départ que d’une position de principe. Mais la Communauté s’est dotée au fil des ans d’instruments de concertation et d’action commune de plus en plus significatifs. En 1974, la mise en place du Conseil européen des chefs d’Etat et de gouvernement a permis des échanges réguliers au plus haut niveau. En 1975, l’aide au développement dans le cadre de la convention de Lomé (1975) a justifié la mise en place dans les anciennes colonies de l’ensemble Afrique-Caraïbes-Pacifique de délégués de la Communauté européenne ; les ambassadeurs des pays membres ont alors reçu la consigne de se réunir régulièrement. En 1992, le traité de Maastricht a défini une Politique européenne et de sécurité commune (PESC), reprise par les traités ultérieurs, dont les objectifs sont ainsi définis :
sauvegarder les valeurs communes, les intérêts fondamentaux et l'indépendance de l'Union européenne ;
renforcer la sécurité de l'Union européenne et de ses États membres sous toutes ses formes ;
maintenir la paix et renforcer la sécurité internationale, conformément aux principes de la Charte des Nations unies ainsi qu'aux principes de l'Accord d’Helsinki et aux objectifs de la Charte de Paris ;
promouvoir la coopération internationale ;
développer et renforcer la démocratie et l'État de droit ainsi que le respect des droits de l'homme et des libertés fondamentales dans le monde.
Un pas de plus est franchi avec le traité de Lisbonne (2007) qui crée un Haut Représentant de l’Union pour les Affaires étrangères et la Politique de sécurité lequel reprend les fonctions diplomatiques exercées auparavant par le secrétaire général du Conseil, le haut-représentant à la Politique étrangère et à la Sécurité commune et le commissaire européen aux Relations extérieures. Est nommée à ce poste le 1er décembre 2009 la britannique Catherine Ashton, une proche de Tony Blair particulièrement falote.
En 2010, est mis en place, dans la même logique, un réseau diplomatique complet d’ ambassadeurs de l’Union européenne
En 2002, avait été promue, en parallèle, une Identité européenne de sécurité et de défense (IESD) qui s’est progressivement dotée d’un appareil institutionnel en relation étroite avec l’OTAN.
La diminution du poids de l’Europe dans les affaires mondiales
Malgré ces multiples initiatives, il est difficile de dire que l’objectif initial, donner un plus grand poids à l’Europe dans la sphère internationale, ait été atteint. Non seulement il ne l’a pas été mais on peut même se demander si le poids de l’Europe dans la diplomatie mondiale n’a pas régressé au fur et à mesure que l’Europe institutionnelle se dotait de moyens plus développés en matière de diplomatie et de défense. Rappelons qu’en 1956, année de négociation du traité de Rome, deux puissances européennes, la France et la Grande-Bretagne, purent se permettre d’envoyer une expédition militaire au Proche-Orient (la guerre de Suez) contre l’avis des Etats-Unis et de l’URSS. Que cette initiative ait, diplomatiquement, sinon militairement, mal tourné n’enlève rien au fait que, dix ans après la fin de la Seconde guerre mondiale, les gouvernements en cause se soient sentis à même de la prendre. Qu’en est-il soixante ans après ? Il n’est même pas sûr que l’Europe puisse encore envoyer dans cette région un simple émissaire diplomatique sans l’aval de Washington. Ce n’est pas l’exemple Tony Blair nommé en 2007 émissaire du Quartet pour le Proche Orient (qui comprend d’Union européenne) qui permettra un démenti.
Au cours des années 1980-2000, au moment où l’idée de PESC commençait à prendre tournure, il était habituel que la politique européenne se démarque au Proche-Orient de celle des Etats-Unis, presque toujours dans le sens de la modération. Il n’est est plus question aujourd’hui. Le silence de l'Europe face au récent bombardement de Gaza est assourdissant. Sa timidité face aux massacres de chrétiens en Irak tout autant. L’Europe n’a plus guère son mot à dire dans les affaires de cette région ; elle n’ y est requise que pour payer, d’abord pour la survie des territoires palestiniens. Qui oserait encore revendiquer que son influence diplomatique soit à la hauteur de sa contribution financière ?
Il en est de même dans la plupart des autres champs. L’Europe observe ainsi depuis longtemps sans réagir la montée de l’influence chinoise en Afrique. Elle laisse la France s'engager seule dans la stabilisation du Sahel.
Il est difficile d’avoir une politique étrangère sans s’appuyer sur quelque force militaire. Pendant que la politique commune de sécurité et de défense se résume à une bureaucratie qui va s’alourdissant, la part des dépenses militaires des pays européens dans le PIB est la plus faible qui soit et elle continue de reculer alors qu’ elle augmente dans tout le reste du monde, en particulier en Russie.
Henry Kissinger demandait : l’Europe, quel numéro de téléphone ? Aujourd’hui l’Europe diplomatique a un numéro de téléphone, mais il est aux abonnés absents.
Paul Stiglitz, prix Nobel d’économie, déplorait récemment, avec d’autres, que la récession de l’Europe, premier marché du monde, bloque l’économie mondiale. Autant que sur le plan économique, l’Europe est aussi, sur le plan diplomatique, l’homme malade de la planète.
L’Europe n’est pas la paix
La construction européenne n’avait pas pour seul but de créer un nouveau pôle de puissance, elle avait aussi l’ambition de mettre définitivement fin à la tentation de la guerre en Europe. Sur ce chapitre aussi, on est loin du compte.
Le long cycle de guerres européennes qui va de 1870 à 1945 a été mis un peu vite sur le compte exclusif des nationalismes, et, par extension, des nations et des Etats nationaux. L’avènement d’une Europe fédérale ne pouvait être qu’un facteur de paix. Que ce genre d’analyse très générale passe un peu vite sur le rôle particulier de l’Allemagne de 1870 à 1945 est une chose. Qu’elle soit vérifiée en est une autre.
On peut en particulier douter que l’Europe de Bruxelles ait été un facteur de paix dans la question ukrainienne.
Quand l’Ukraine est devenue indépendante en 1991, la complexité de sa situation était bien connue. La coexistence d’une population russophile et russophone, de culture chrétienne orthodoxe à l’Est, et d’une population de langue ukrainienne et russophobe de culture chrétienne uniate (c’est-à-dire de liturgie orientale mais rattachée à Rome) à l’Ouest, n’offrait pas les bases d’une cohésion nationale forte. La plus grande prudence, dès lors, s’imposait.
Au motif que les premiers gouvernements n’étaient pas assez démocratiques et qu’ils étaient trop corrompus, Washington et Bruxelles ont soutenu en 2004 des révolutions dites « orange », lesquelles ont abouti en Ukraine et en Géorgie à la mise en place de pouvoirs, ni plus démocratiques ni moins corrompus, mais moins proches de Moscou (au moins au départ). Ce qu’il faut bien appeler une ingérence passait en partie par le canal d’organisations non gouvernementales, comme la Fondation Soros, qui devaient ultérieurement soutenir les Femens.
Parallèlement, Bruxelles et Washington proposaient aux gouvernements ukrainien et géorgien un rapprochement de l’Union européenne et de l’OTAN dont le terme paraissait être naturellement l’adhésion. Rapprochement qui a abouti à l’Accord d’association de l’Union européenne et de l’Ukraine du 21 mars 2014 ratifié par le Conseil européen du 30 juin. Un tel rapprochement revenait évidemment à jeter de l’huile sur le feu des discordes internes, les russophones d’Ukraine ne pouvant que s’en inquiéter. Leur inquiétude ne pouvait que s'aggraver à voir bientôt le gouvernement ukrainien, protégé de l'Europe démocratique, bannir le russe des actes officiels.
Cela revenait aussi à provoquer la Russie qui considère, à tort ou à raison, que les pays anciennement membres de l’URSS doivent garder avec elle un lien spécial incompatible à son gré avec l’adhésion à l’Union européenne et surtout l’OTAN.
Même contestable dans son principe, du fait que l’affaiblissement de la Russie était, au moins du côté américain, son objectif presque avoué, une telle position était quand même tenable, à condition que Washington et Bruxelles soient prêts à aller jusqu’à l’épreuve de force avec Moscou, le jour prévisible où la Russie réagirait.
Mais avec une insoutenable légèreté, les Européens ont encouragé le parti antirusse alors même que tout le monde savait dès le départ qu’ils n’avaient pas les moyens militaires, ni d’ailleurs la volonté, de contrer la Russie à ses portes. Quant à l’Amérique, qui se souvient des doutes que les pays d’Europe de l’Ouest eux-mêmes avaient, au cours des années soixante ou soixante-dix sur la valeur du parapluie nucléaire qu’elle prétendait leur offrir dès lors que la mise en œuvre de celui-ci faisait courir le risque de représailles sur le territoire américain ? A fortiori on sait que personne, ni en Europe, ni aux Etats-Unis, ne prendra des risque ultimes pour l’Ukraine ou la Géorgie.
L’intervention du président Sarkozy à Moscou au moment de la crise géorgienne d’août 2008, a eu le mérite de donner l’impression que l’Europe diplomatique existait. Mais elle n’a été efficace que dans la mesure où les Russes, qui venaient d’envahir l’Abkhazie et l’Ossétie du Sud et de les reconnaître comme Etats indépendants n'avaient pas l’intention d’aller plus loin. L’Europe se serait-elle manifestée si sa présidence n’avait pas été assurée à ce moment-là par la France ou par un autre président que Sarkozy, par exemple Hollande ? On peut en douter.
L’exaltation des Européens de l’Ouest en faveur de la supposée liberté de l’Ukraine les a conduits , de manière absurde , à reconnaitre en février 2014 un pouvoir insurrectionnel , issu de la rue et doté d'une composante néo-nazie , contre un président, Viktor Ianoukovitch, peut-être détestable mais qui avait été régulièrement élu en 2010 à la suite d’un scrutin jugé « transparent et honnête » par l’OSCE. (Hollande pense-t-il qu’il est légitime de se rebeller contre un président devenu impopulaire ?). Cette attitude parfaitement contradictoire de la part de gens qui prétendent défendre le modèle démocratique, ne montre-t-il pas l’immaturité des positions de l’Union européenne ? De fait, avec une inimaginable bonne conscience, les Occidentaux se sont habitués dans cette région à qualifier de démocratiques les forces qui leur étaient favorables et d’antidémocratiques celles qui étaient favorables aux Russes.
On peut penser que la crise ukrainienne n’aurait pas eu lieu sans les appels du pied répétés de l’Union européenne en direction de ce pays. Que celle-ci ait été irresponsable, nous le mesurons au fait que la crise s'aggrave aujourd'hui . Le rattachement de la Crimée à la Russie qui n’aurait pas eu lieu si le gouvernement légitime était resté en place, constitue déjà un grave précédent pour la stabilité de la région. Comme on pouvait le craindre, il est en train d’embraser toutes les régions russophones qui veulent, elles aussi, être rattachées à la Russie. Le risque d’une grave déflagration est donc loin d’être écarté. Et s’il l’est, ce sera au prix d’une reculade qui fera sombrer la diplomatie européenne dans le ridicule. Leçon salutaire ?
On dira qu’en recherchant une extension sans bornes vers l’Europe de l’Est, l’Union européenne ne faisait qu’appliquer, de manière mécanique, l’objectif affirmé dès le traité de Rome : « appeler les autres peuples d'Europe qui partagent leur idéal à s'associer à leur effort ». Un objectif pas forcément impérialiste. Mais l’art du diplomate n’est-il pas de se mettre de temps en temps dans la peau de l’autre partie ? L’Union européenne s’est trouvée au fil des ans organiquement liée à l’OTAN, les idéologues néo-cons de l’autre côté de l’Atlantique écrivent que leur objectif est de démanteler la puissance russe. Le scénario qu’ils décrivent est exactement celui qui est en train de se dérouler. Comment ces initiatives n’auraient-elles pas suscité la méfiance de Moscou ? Et du point de vue des intérêts bien compris de l’Europe de l’Ouest, qu’est-ce qui importait le plus : une soi-disant libération de l’Ukraine ou le maintien de bonnes relations et l’établissement d’une coopération étroite avec la Russie ?
Les sanctions européennes imposées à la Russie apparaissent à la fois ridicules, néfastes et dangereuses. Leur effet le plus sûr est d’enfoncer un coin durable entre l’Union européenne et la Russie qui aurait dû être son partenaire naturel. C’est peut-être le principal objectif poursuivi par Washington. Mais d'autres dangers encore plus graves pointent l'horizon.
Un homme aussi pondéré que Helmut Schmidt va jusqu'à évoquer le risque d' une troisième Guerre mondiale. Et l'ancien chancelier allemand n'a pas de mots assez sévères pour fustiger la commission européenne dans cette affaire : il n'hésite pas à dire que Bruxelles a "une part de responsabilité dans l'aggravation de la crise ukrainienne". Dénonçant la tentative de la commission européenne d'intégrer l'Ukraine et la Géorgie, il s'emporte contre les bureaucrates qui "comprennent trop peu la politique étrangère". "Ils placent l'Ukraine devant le soi-disant choix de se décider entre l'Est et l'Ouest", estime-t-il. Bruxelles "se mêle trop de politique étrangère, alors que la plupart des commissaires européens la comprennent à peine".
De dangereux précédents
On pourrait dire que la reconnaissance par Moscou de l’indépendance de l’Abkhazie et de l’Ossétie du Sud, puis l’annexion de la Crimée (dont nul ne doute qu’elle ait reçu le consentement de la population, Tatars exceptés), ont ouvert la boite de Pandore des revendications territoriales en Europe. Ce serait oublier que celle-ci avait déjà été ouverte un peu plus tôt, en 2008, par les Occidentaux quand ils ont reconnu l’indépendance déclarée unilatéralement par le Kosovo.
L’ordre européen repose en effet depuis les accords d’Helsinki de 1975 (en application d’ailleurs de la Charte des Nations-Unies) sur l’intangibilité des frontières existantes, qu’elles reflètent ou non une rationalité culturelle ou ethnique. La seule exception reconnue en Europe depuis la signature de ces accords a été la réunification de l’Allemagne (mais , en droit international, elle était partagée par une ligne de démarcation, pas par une frontière ) et l’éclatement des fédérations après la chute du communisme (URSS, Yougoslavie, Tchécoslovaquie), mais une règle tacite avait alors voulu que cet éclatement suive les frontières des entités fédérées de premier rang, comme les républiques soviétiques, préservant l’intégralité de celles-ci. Règle aux effets paradoxaux : la Tchétchénie, entité fédérée de second rang (comme l’Abkhazie ou l'Ossétie du Sud) mais désireuse de devenir indépendante ne put y parvenir tandis que la Biélorussie, qui ne la désirait pas vraiment, l’obtenait. Mais cette règle avait le mérite d’être claire et par là de garantir la paix en Europe. Le Kosovo était lui aussi une entité de second rang et faisait donc partie de la République de Yougoslavie, ce que reconnaissait pleinement la résolution 1244 du Conseil de sécurité du 10 juin 1999 mettant fin à la guerre menée par l'OTAN contre ce pays. Or la règle sur laquelle l'Europe vivait en paix se trouva pour la première fois dangereusement transgressée en 2008 par la reconnaissance unilatérale de l' indépendance du Kosovo. Raison de plus pour ne pas encourager indirectement le séparatisme en Ukraine.
Le cas de la Yougoslavie est lui-même emblématique. Il ne fait pas de doute que la guerre de 1999, qui vit l’aviation de l’OTAN bombarder la Serbie (20 000 civils morts, pratiquent pas de militaires) n’aurait pas eu lieu si les Européens s’y étaient opposés. Or elle fut entreprise en violation ouverte du droit international et, par-là, des traités européens, qui se réfèrent explicitement à la Charte des Nations-Unies et aux Accords d’Helsinki. Précédent inquiétant d’autant qu’il y avait sans doute d’autres moyens de faire cesser les excès commis de part et d’autre dans les Balkans.
Ajoutons que sous le prétexte de défendre les droits de l’homme dans la péninsule balkanique, l’Europe, pourtant fondée sur une réaction de rejet légitime à l’égard du nazisme qui avait suivi la seconde guerre mondiale, a permis à l’Allemagne de régler un compte historique avec la Serbie. La Serbie avait été en effet, tant en 1914-1918 qu’en 1941-1945, le rempart contre l’expansion du germanisme vers l’Europe du Sud. Tandis que ceux que nous avons aidés, Croates et Albanais avaient été largement pronazis.
Sur un autre plan, on pourrait aussi bien dire que l’euro que François Mitterrand avait conçu pour brider la puissance allemande a, au contraire, fait de l’Allemagne l’arbitre économique de l’Europe. Etonnant retournement de la mécanique européenne !
Le cas de la Syrie est analogue quant à l’irresponsabilité. Bruxelles et plusieurs capitales occidentales (Paris et Londres en tête, sans oublier Mme Ashton ) ne se sont pas contentées de suivre la politique étrangère américaine mais elles ont tenté de faire de la surenchère sur le soutien à apporter aux rebelles, toujours au nom des droits de l’homme et de la démocratie, sans considérer que les factions soutenues, dominées par des islamistes, étaient encore moins démocratiques, s’il est possible, que le régime Assad, ni qu’une action occidentale dans ce pays fortement soutenu par la Russie risquait d’embraser et la région et le monde. Le sens de la mesure des présidents Obama et Poutine a permis d’éviter le pire.
Qui parle encore de l’Europe, facteur de paix ?
L’Europe diplomatique témoigne aussi d’une redoutable incertitude vis-à-vis de la Turquie, incapable de dire clairement oui ou non à son adhésion à l’Union. La situation actuelle est absurde ; non seulement parce que la Turquie occupe illégalement une partie du territoire d’un Etat membre, Chypre, sans que la diplomatie européenne s’en offusque, mais parce que tout le monde est d’accord pour poursuivre un processus d’intégration dont tout le monde sait aussi qu'il n’aboutira pas. Au demeurant, la Turquie d’ Erdogan, parée de toutes les vertus démocratiques autant qu’elle suivait la politique de Washington dans les affaires du Proche-Orient, se les voit de plus en plus déniées depuis qu'elle s’en écarte et Bruxelles suit plus ou moins le mouvement.
En Afrique, l’Europe n’existe, en dehors de l’aide au développement, que par le bras armé de la France, pour le pire (Libye) ou pour le meilleur (Mali). Les autres pays ne la soutiennent que du bout des lèvres. Les interventions au Mali et en Centrafrique sont tolérées par Washington dans la mesure où elles contribuent à protéger l’immense Nigéria, puissance anglophone dont l’unité reste fragile, menacée de dislocation si l’islamisme s’emparait de toute l’Afrique occidentale.
Dans la plupart de ces pays, l’Europe apparaît en revanche comme un infatigable donneur de leçons. Jusqu’ au ridicule. Anecdote : on manda une fois les ambassadeurs de l’Union européenne d’aller en rang serré faire des remontrances au président Bongo sur la corruption au Gabon. Celui-ci les reçut, courtois mais narquois, en leur demandant s’ils voulaient aussi des informations sur la corruption en France…
La passivité diplomatique de l’Europe rejoint celle dont elle fait preuve dans les questions commerciales. Dominée par deux pays attachés au libre-échange intégral, l’Allemagne et la Grande-Bretagne, la première par intérêt, la seconde par doctrine, elle est fort peu portée à défendre les intérêts propres à l’Europe largement bradés dans les négociations de l’OMC et menacés par le traité transatlantique en cours de négociation.
Cela ne veut pas dire que les intérêts de l’Europe et des Etats-Unis soient toujours antagonistes. La montée de la Chine a été permise par la sous-évaluation brutale de sa monnaie, désastreuse pour l’industrie européenne. S’il est un sujet où une pression conjointe des Etats-Unis et de l’Union européenne serait nécessaire et probablement efficace c’est bien celui-là. En la matière, les Etats-Unis et l’Europe ont les mêmes intérêts. Quand le président Obama a envisagé une démarche auprès de Pékin, les Européens, frileux, ont tourné la tête pour ne pas avoir l’air d’entendre. Beau succès de la politique de certains faucons américains qui rêvaient d’une Europe dévirilisée, Vénus face à Mars : sur ce dossier, l’Europe craint désormais davantage les Chinois que les Américains !
Au moment où se conduit, dans l'opacité la plus totale , la grande négociation voulue par les Etats-Unis tendant à instaurer un traité transatlantique de libre-échange, bien peu imaginent que la commission, largement sous influence, défende réellement les intérêts de l'Europe dans cette affaire.
Politique idéologique et politique des intérêts
Derrière cette insuffisance de la diplomatie européenne - et parfois sa dangereuse irresponsabilité -, on pourrait se contenter de voir une imparfaite vision des intérêts communs de l’Europe par les autorités communautaires. De fait une certaine évidence voudrait que les intérêts communs soient le fondement de la politique étrangère européenne puisque c’est là, dans la politique classique, l’objectif naturel de l’action diplomatique.
Mais la vérité est que la politique étrangère et de sécurité commune n’affiche l’ objectif de « sauvegarder les intérêts fondamentaux de l’Union européenne » qu’en passant. Ceux de « sauvegarder les valeurs communes » et de « développer et renforcer la démocratie et l'État de droit ainsi que le respect des droits de l'homme et des libertés fondamentales dans le monde » paraissent manifestement plus importants
La raison d’être maintes fois proclamée de l’Union est l’application de principes universels, dans sa périphérie immédiate et même au-delà. Elle vise l’expansion de la démocratie, de la liberté, de la non-discrimination, d’une certaine conception du monde à la fois post-nationale, libérale et libertaire, mais aussi post-moderne, fondée sur l’idée qu’une ère nouvelle de paix et de progrès, s’est ouverte. Cette nouvelle ère tend à rendre obsolètes, voire suspectes les références au passé de l’Europe, comme par exemple à ses racines chrétiennes.
Autre projet : l’expansion du libre-échange, de la libre circulation des capitaux, de la concurrence libre et non faussée.
Au-delà, l’adhésion à toutes les formes d’universalisme, telles qu’elles ressortent de la Charte des Nations-Unies et de son application (sans préjudice des violations particulières comme la guerre de Yougoslavie).
Considérant que, de ces idéaux, en dépit de ses difficultés économiques actuelles, l’Union européenne reste la meilleure incarnation, elle voit dans toute extension de son périmètre, sans qu’ aucune considération religieuse, culturelle ou géopolitique vienne la borner, un objectif en soi. Les bureaucrates voient aussi dans cette extension qu'un moyen d'accroitre leur pouvoir.
Il est certes arrivé souvent dans l’histoire et il arrive encore que les grands idéaux soient le paravent des intérêts de puissance ou qu’en tous les cas, les deux coïncident. C’est le cas, assurément, aux Etats-Unis qui ne cessent de défendre avec la même ardeur des idéaux universalistes et the interests of the United states. Il en était de même avec la défunte URSS, heureusement d’ailleurs, la logique des intérêts étant venue au temps de la guerre froide y tempérer la logique idéologique. Parmi les reproches que l’on fait le plus souvent à la Russie d’aujourd’hui, c’est de poursuivre ses intérêts de puissance sans fard, le seul paravent universaliste qu’elle possède : la défense de l’Eglise orthodoxe, paraissant bien faible.
Mais s’agissant de l’Europe, quels intérêts se cachent sous ses idéaux universels ?
Il n’est qu’exceptionnel qu’ils soient visibles. Par exemple la volonté de l’Allemagne de prendre une revanche historique contre la Serbie, ennemi héréditaire, pouvait sous-tendre la guerre de 1999. A son annonce, le Bundestag unanime s’est levé pour applaudir, alors qu’une immense gêne prévalait au Parlement français tétanisé.
Mais si la logique des intérêts n’est pas absente des motivations de la politique européenne, la plupart du temps, les intérêts que l’on perçoit sont aujourd’hui moins ceux de l’Europe que ceux des États-Unis.
La volonté de faire entrer l’Ukraine ou même les pays du Caucase dans le giron de l’Union européenne, quels qu’en soient ses prétextes moraux, s’inscrit parfaitement dans la vision du monde exposée par Zbigniew Brezinskidans le son livre phare Le grand échiquier. L’Amérique perdra la domination mondiale, dit-il, si elle laisse se constituer un bloc eurasiatique cohérent qui la marginaliserait. Il lui importe donc d’empêcher tout rapprochement entre l’Europe occidentale et la Russie, même après la chute du bloc soviétique et pour cela de faire obstacle à toute affirmation d’une volonté propre des pays de l’Ouest du continent, voire d’y anesthésier toute velléité d’affirmation nationale.
De même le projet de faire entrer la Turquie dans l’Europe communautaire, au mépris de sa propre cohésion, s’est inscrit jusqu’à aujourd’hui dans le plan américain favorable à la Turquie, à la fois parce qu'elle semblait un bon allié de revers pour Israël et contre la Russie et pour exorciser ses tentations islamistes.
Mais le recours aux principes universels n’est pas toujours sous-tendu par une politique d’intérêt, fut-ce celle d’une puissance dominante étrangère au continent. L’idéologie, comme tout système, a sa logique propre et il est dans la nature de l’idéologie que ses tenants en poursuivent l’application au-delà même de la sphère de leurs propres intérêts. Cela est particulièrement vrai en matière économique, où l’Europe, en faisant de l’euro une monnaie forte, s’enfonce dans la récession. En matière d’immigration, l’application d’idéaux universalistes, qui s’exprime par exemple dans un statut très libéral du réfugié politique, fondée sur la non-discrimination, entraine une ouverture du continent qui n’est pas sans susciter elle aussi des inquiétudes pour sa cohésion. Au moins sous les présidents démocrates, les ambassades américaines sont requises de veiller à ce qu’en Europe, les programmes d’histoire nationale fassent toute leur part à l’apport des populations immigrées et que les jeunes immigrés ne fassent pas l’objet de discriminations.
Qu’aucune barrière, pas même l’intérêt, ne puisse arrêter dans certaines circonstances, les logiques idéologiques, c’est ce qui les rend éminemment dangereuses. Contrairement à ce que croient trop d’Européens, ce sont les idéologies et non les nations qui sont cause de guerre, au moins depuis les années trente. La guerre de 1939-1945 fut l’effet du choc d’idéologies, la guerre froide aussi. « Cinquante ans après la fin de la seconde guerre mondiale, il importait de rappeler que ce conflit a eu lieu à la suite de la violation du droit des nations » (Jean-Paul II). « La négation de la nation est à l’origine de toutes les guerres « (Charles de Gaulle).
Les évènements récents de la Syrie et de l’Ukraine ont vu chaque fois l’Europe en pointe, ici pour promouvoir une intervention militaire contre le régime Assad, là pour soutenir les manifestants de Kiev ou sanctionner la Russie. Il n’en serait pas ainsi si l’Europe n’avait été qu’un pool fondé sur des intérêts communs et non un projet largement contaminé par l’universalisme idéologique.
Ce sont au contraire les puissances où l’idéologie n’a pas fait complètement disparaitre le sens de l'intérêt national, Etats-Unis et Russie d’abord, qui ont mis le holà à une escalade, particulièrement outrancière, de Bruxelles et de Paris, mettant en danger la paix du monde. Et au sein de l’Union européenne, c’est le pays où l’attachement formel à l’idéal européen n’a pas fait obstacle à la poursuite sournoise de l’intérêt national bien compris, l’Allemagne, qui freine dans la plupart des cas où Bruxelles et Paris, tiennent des discours jusqu’au-boutiste : en Libye, en Syrie, mais aussi vis-à-vis de la Russie.
Le cas de l’ Angleterre est plus complexe. Ses liens avec les Etats-Unis et l’existence d’une classe dirigeante de plus en plus éloignée des traditions britanniques porteraient ses gouvernants, au moins depuis Tony Blair, à épouser toutes les causes internationales enveloppées de l’étendard de l’idéalisme – on l’a vu en Irak. Mais l’existence d’un authentique fond démocratique a amené le Parlement britannique à voter contre une intervention en Syrie, en phase avec l’opinion publique mais à l’encontre de ces tentations universalistes qui emportaient le gouvernement Cameron.
En Allemagne, ce que le Parlement n’a pas fait, le Tribunal constitutionnel l’avait fait, en marquant, au nom d’une forte tradition juridique, les limites d’application des traités européens sur le territoire du Bund.
La France n’ayant le frein ni de l’instinct démocratique anglais, ni du juridisme germanique, a ouvert librement ses écluses à toutes les formes d’emballement idéologique.
A la logique des idées générales – et qu'est l’idéologie sinon des idées générales devenues folles ? - nous avons opposé la logique des intérêts, dans ce qu’ils ont de plus prosaïque. Cette logique a plusieurs vertus. D’abord, elle seule est conforme à ce qui est tenu dans les grandes traditions morales comme le devoir fondamental des élites politiques : défendre les intérêts de leur peuple, spécialement de ceux qui ne peuvent se défendre eux-mêmes – et non de participer à la réalisation d'idéaux désincarnés. La gauche d’inspiration marxiste a longtemps tenu pour insignifiant ce devoir, considérant que les classes dirigeantes défendaient seulement leurs intérêts de classe ; ceux qu’a imprégnés cette conception cynique, croyant basculer à gauche, se sont lancés à la poursuite d’utopies transnationales . Un pôle opposé ? Pas forcément, dans la mesure où ces utopies servent généralement mieux que tout aujourd’hui les intérêts des dominants.
La logique des intérêts, qu’ils soient nationaux ou européens, a une autre vertu : elle se prête mieux que les idées générales à l’autolimitation, à la négociation, au compromis. La plupart du temps cette logique conduit à penser qu’un bon compromis vaut mieux qu'une mauvaise guerre.
Opposant la logique des intérêts à l’idéologie, on pourrait aussi bien opposer les nations et les Empires. Si les Etats-nations donnent généralement la préférence à la défense de leurs intérêts propres, les Empires, surtout quand ils sont hétérogènes, comme les anciens empires coloniaux ou le monde soviétique tendent à superposer par commodité un système idéologique à une pléiade d’Etats dont les intérêts ou les sensibilités sont différents. L’idéologie intervient comme l’élément fédérateur par excellence au sein des empires multinationaux. Quoi de plus facile, face aux intérêts multiples des uns et des autres, se s’accrocher à deux ou trois idées fortes et simples ? Et quoi de plus fédérateur que les « belles idées » ? La construction européenne, que Barroso a justement décrite comme un « Empire non impérial » n’échappe pas à cette tentation.
L’Europe, telle qu’elle se construit, est-elle condamnée à y succomber ?
Il faut espérer que non car, nous l’avons suggéré, si les intérêts peuvent composer, les idéologies, elles, en sont incapables et conduisent à la guerre.
Propositions pour une nouvelle diplomatie européenne
Un motif d’espérer : à mesure que l’Europe voit s’affaiblir tant son poids économique que son influence dans le monde, elle découvre, mieux que jadis, l’existence d’ intérêts communs.
Et on cherche en vain sur quel sujet il y aurait des divergences majeures au sein de l’Europe quant aux relations qu’elle doit entretenir avec le monde extérieur.
En matière d’économie internationale, l’Europe est menacée dans sa globalité par la politique de dumping monétaire de la Chine. Même si à court et moyen terme l’Allemagne l’est moins que les autres, il n’en sera pas de même quand les Chinois viendront concurrencer ses machines-outils. Et, à cet égard, nous l’avons dit, les intérêts de l’Europe ne sont pas différents de ceux des Etats-Unis.
En matière de géopolitique européenne, l’Europe occidentale a intérêt à développer des relations de bon voisinage et de coopération avec la Russie qui n’ambitionne à cette heure d’influencer directement, comme toutes les grandes puissances s’en sont toujours arrogé le droit, que son étranger proche, composé de peuples étroitement liés à elle par l’histoire. N’ayant plus de projet de conquête idéologique ou de désir de reconquérir son influence sur les pays de l'Europe centrale, hors URSS, (auquel cas, il faudrait l’arrêter), elle ne saurait être tenue pour ennemie. Ce qui ne signifie pas qu'il ne faille rester vigilant, au moins à moyen terme, ou s’efforcer d’échapper à la dépendance énergétique à son égard.
L’Europe ne saurait être cependant moins vigilante à demeurer indépendante des Etats-Unis même si ses intérêts convergent avec les nôtres sur beaucoup de problèmes internationaux.
De larges convergences existent aussi à préserver la paix autour de la Méditerranée et au Proche-Orient. Comment y parvenir sinon en observant un principe de modération qui est à l’opposé de toutes les idéologies ?
L’Afrique sub-saharienne est le théâtre, à la fois de graves menaces pour sa sécurité, comme l’a montré la crise malienne, mais encore de tentatives de pénétration de puissances extérieures comme la Chine. Pour contrer ces menaces, existe-t-il vraiment des divergences entre Européens ? Qu’ils laissent la France aller seule à la manœuvre au Mali ou en Centrafrique, cela vaut peut-être mieux que de complexes et inefficaces opérations multinationales. Mais notre pays devrait pouvoir compter sur une solidarité financière claire !
Même convergence sur des questions qui concernent tous les pays d’Europe et leur étranger proche comme l’immigration.
Ces intérêts recoupent d’autres sujets, n’ayant pas de caractère diplomatique où notre destin n’en est pas moins commun mais qu’ignorent totalement les instances bruxelloises, comme la démographie.
A partir de ce constat d’une large convergence d’intérêts entre les pays qui composent aujourd’hui l’Europe des 27, quelles propositions ?
Même s’il est coûteux et superflu, le dispositif diplomatique européen que l’on vient de mettre en place ne saurait être une question en soi ; comme tout instrument, il ne vaut que par les impulsions qu’il reçoit. Il pourrait même être heureusement complété par un ou plusieurs think tanks destinés à déterminer, entre Européens, les véritables intérêts communs à notre continent ; pourquoi ne pas fonder une académie diplomatique européenne ? De telles institutions ne se soucieraient pas seulement d’approfondir les convergences mais aussi de résorber les divergences entre les composantes de l’Union européenne.
Dès lors que l’intérêt commun aux Européens serait statutairement placé au centre des discussions, il y a des chances qu’un sain réalisme remplacera le moralisme dérisoire ou l’exaltation idéaliste dangereuse qui font aujourd’hui le fond de la diplomatie européenne.
De même que l’économie mondiale (où elle est toujours le premier bloc importateur) a besoin d’une Europe prospère, le monde a besoin, en matière politique, d’une voix européenne crédible et raisonnée. Une Europe forte, ce n’est pas une Europe qui donne des leçons à la terre entière, c’est une Europe, qui, riche de son histoire, de sa longue expérience, de sa culture, parle « avec autorité », et donc sérieusement. Hors de la défense de ses intérêts personne n’est sérieux.
Nous devons souhaiter une Europe qui sache définir ses intérêts communs, qui les exprime et qui les soutienne. Et si ces intérêts sont exprimés de manière raisonnable (donc sans idéologie), ils seront, n‘en doutons pas, pris en compte, pour le plus grand bien de l’Europe et monde, et par là de la paix. Est-il nécessaire de dire que nous sommes, à cette heure, loin du compte ?
Roland HUREAUX