Les grandes manœuvres qui se déploient depuis quelques années sur le marché européen de l’énergie donnent lieu dans la presse et les débats politiques à une série de poncifs que l’on pourrait résumer de la manière suivante :
- l’avenir est à un grand marché européen intégré de l’énergie, spécialement du gaz et de l’électricité, tel que le promeut la commission de Bruxelles ;
- ce marché sera le lieu d’une concurrence bénéfique pour tous ;
- entre autres effets favorables, cette concurrence doit faire baisser les prix de l’énergie pour le plus grand profit de l’industrie et des particuliers;
- il s’accompagnera d’ une dérégulation à caractère libéral ;
- la France, attachée aux privilèges surannés d’EDF et GDF et craignant frileusement la concurrence tend à refuser cette ouverture du marché ;
- cette réticence provoque l’exaspération de nos partenaires ;
- l’étatisme français coûte cher à notre pays: des entreprises peu compétitives ; une énergie plus chère ; il maintient les privilèges exorbitants du personnel et des syndicats ;
- les entreprises françaises, singulièrement EDF, doivent se préparer à l’ouverture du marché en prenant pied de manière agressive chez nos principaux partenaires.
La récente décision du gouvernement français de fusionner GDF et Suez, ce qui aboutit à privatiser GDF, reflète parmi d’autres une telle conception.
Hélas, cette vision partagée peu ou prou par la plupart des journalistes et beaucoup d’hommes politiques est fausse de bout en bout.
On voudrait, pour l’établir combien, démonter les principales idées reçues sur lesquelles elle repose en rappelant un certain nombre de faits.
1. Le marché européen de l’électricité est à ce jour un marché cloisonné, peu susceptible pour des raisons physiques de s’ouvrir à court terme.
Le marché de l’électricité a été au cours du XXe siècle organisé sur une base nationale, voire régionale (Allemagne, Italie). Les échanges transfrontaliers supposent un réseau de lignes à très haute tension couvrant l’ensemble de l’Europe. Or à ce jour, ces lignes sont insuffisantes. Pendant longtemps, le Royaume-Uni a été isolé de la « plaque continentale ». L’installation en 1990 d’une liaison transmanche a réglé, mais en partie seulement, la difficulté. Les péninsules italienne et ibérique demeurent des marchés relativement à part faute de liaisons transalpines et transpyrénéennes suffisantes.
Ceci dit, rien n’empêche un opérateur situé en n’importe quel point de l’Europe de vendre au jour le jour de l’électricité à un acheteur, voire un consommateur situé à l’autre extrémité. Compte tenu de l’obligation technique de maintenir un équilibre instantané entre production et consommation et donc la même tension sur l’ensemble du réseau, cette transaction signifie qu’au moment où un consommateur « soutire » de l’énergie électrique en un point A du réseau, un autre opérateur en injecte autant en un point B. Mais cela ne signifie nullement que les électrons introduits en A vont aller en B. La circulation des flux électriques, tributaire de la mécanique quantique, dans un ensemble comme le réseau européen est extrêmement complexe. La seule contrainte qui s’impose aux opérateurs est le maintien en équilibre du système.
Compte tenu de cette règle, le commerce transfrontalier de l’électricité peut théoriquement se développer sans limites. Mais la plupart de ces transactions, généralement opérées sur le marché de gros, s’annulent ; seuls les soldes font l’objet d’une transaction effective d’un pays à l’autre. Or ces soldes sont soumis aux limitations physiques que l’on vient de voir.
En dépit de toute la rhétorique sur l’ouverture du grand marché européen, ces limites demeurent : il faudrait pour les faire éclater que s’ouvrent de nombreuses lignes THT nouvelles entre les pays. Malgré des efforts récents de la commission européenne dans ce sens, ce n’est pas le cas, d’abord parce que le besoin n’est pas ressenti comme pressant, ensuite parce que les lobbies environnementaux qui bloquent ces projets sont de plus en plus forts, comme le montre le blocage de la ligne Cazaril- Aragon et de la ligne Boutres-Carros, et, comme on le verra plus loin, parce que ce n’est pas l’intérêt des opérateurs de réseaux.
Dans des pays à tradition fédérale comme l’Allemagne, c’est même entre les Länder que se rencontrent ces blocages physiques.
2. On peut tirer de là que le bénéfice global à attendre d’une concurrence généralisée à l’échelle européenne, à supposer qu’elle soit possible, sans être nuls, sont limités.
Si le commerce physique ne concerne que les soldes des transactions financières, on comprend que la marge de manoeuvre pour une meilleure allocation des ressources est réduite.
La concurrence sur les transactions qui s’exerce au travers du trading ( pour laquelle EDF s’est dotée en 1999 d’une filiale EDF Trading installée à Londres) porte davantage sur les marges des grossistes. Les clients dits « éligibles », c'est-à-dire les plus gros consommateurs ( en France, le principal est la SNCF), qui peuvent depuis déjà plusieurs années changer de fournisseur en ont sans doute bénéficié mais dans une proportion qui reste à déterminer.
Si l’on pouvait mesurer les effets physiques sur les flux réels des changements opérés par la libéralisation en cours des marchés européens, on les trouverait sans doute insignifiants. Seule la répartition de la valeur ajoutée entre les opérateurs a dans certains cas changé au bénéfice d’intermédiaires qui ne produisent, ni ne transportent, ni n’organisent la distribution.
3. Le bénéfice global attendu de la libéralisation est hypothétique dans la mesure où, tant pour des raisons exogènes qu’endogènes, les prix de l’énergie sont en hausse partout en Europe.
Le marché du gaz est certes tributaire des cours mondiaux. Celui de l’électricité l’est moins. Une des premières revendications d’EDF après son changement de statut de 2005 fut pourtant de demander une augmentation des tarifs de près de 10 %. GDF revendique 16 %.
Cela est paradoxal dans la mesure où le principal avantage que le chancelier Kohl et d’autres dirigeants européens attendaient de la libéralisation du marché de l’énergie en Europe était à l’origine une baisse des prix. Faute que l’Europe puisse s’adapter à la concurrence mondiale en baissant les salaires, elle devait, pensait-on, agir sur d’autres intrants à commencer par le prix de l’énergie.
Or c’est le contraire que l’on observe. Il y a fort à craindre que la libéralisation ( voire la privatisation) des entreprises, assortie d’un processus de concentration transnational, dans un contexte physique qui limite sensiblement la concurrence effective, ne se traduise par des ententes de type oligopolistique (1).
Le prix de l’énergie est une variable suffisamment essentielle de la vie économique pour que, longtemps, les gouvernements se soient souciés de le contrôler. Ils opéraient ainsi un arbitrage entre les intérêts de l’entreprise électrique ( qui sont aussi ceux de l’Etat actionnaire et de son personnel ) et ceux des consommateurs, industries et grand public. Dans un contexte de vraie concurrence, dont une des conditions serait la multiplication des intervenants à même d’opérer en n’importe quel point du territoire, on peut comprendre que l’allocation libérale tire les prix à la baisse. Dans un contexte faussement libéral où l’Etat perd sa capacité d’arbitrage, il est à craindre que les intérêts des consommateurs ne soient sacrifiés (2).
4. La constitution de grandes unités transnationales privées n’est pas susceptible d’entraîner des progrès économiques substantiels.
On peut attendre plusieurs avantages de la constitution d’unités transnationales. Le premier est l’accroissement de la concurrence à l’intérieur des Etats : mais ces unités se construisent par l’acquisition, non point de parts de marché plus ou moins flexibles en fonction de la compétitivité mais de « segments de marché » constitués de capacités de production et de réseaux de distribution localisés.
Les différents opérateurs européens suivent des méthodes analogues et sont à peu près à égalité sur le plan technique : il y a donc peu à attendre des fusions en matière de « bench-marking.» Ce n’est pas le cas des investissements dans le tiers monde ou les pays neufs où de sensibles progrès peuvent être introduits par les opérateurs européens. Si EDF a perdu au cours des années récentes un milliard d’€ en Argentine et autant au Brésil, ce fut pour des raisons strictement monétaires: sur le plan technique et commercial, il s’agit d’opérations rentables et très bénéfiques pour les réseaux locaux remodelés à la française.
Enfin, tributaires de très lourds investissements et de prix de vente jusqu’ici plus ou moins administrés, les entreprises électriques européennes n’ont pas à attendre une rentabilité très différente d’un pays à l’autre. Les investissements transnationaux constituent une intégration horizontale aux bénéfices plus limités que ne le serait par exemple une politique active de construction de centrales à technologie de pointe.
Une des règles d’or de la fusions-acquisistion est qu’il ne faut pas les opérer dans des marchés en stagnation ou en faible croissance si on n’a pas l’espoir de s’y trouver en position dominante. Le marché de l’électricité est contraint par la lourdeur des investissements, une croissance lente et des prix encore plus ou moins contrôlés. Si l’on espère une position dominante, pourquoi parler encore de libéralisation ? A fortiori, ces acquisitions sont-elles critiquables quand elles s’opèrent au prix fort, comme ce fut le cas des acquisitions d’EDF au cours des dernières années, hypothéquant la capacité d’investissements directement productifs.
5. La privatisation du marché entraîne paradoxalement un surcroît de régulation
Aussi longtemps qu’il n’y avait qu’un seul opérateur contrôlé par l’Etat, la réglementation n’était pas nécessaire . Selon un processus que l’on retrouve dans d’autres domaines (télécommunications ou audiovisuel par exemple), la création d’un marché dans un domaine technique complexe suppose l’établissement de règles du jeu elles-mêmes complexes ( mais nécessaires compte tenu de la spécificité stratégique, technique et industrielle du secteur) et la création d’administrations de régulation plus ou moins lourdes pour les appliquer. Cela n’est pas une surprise : contrairement à ce qu’imaginent les théoriciens superficiels du libéralisme, en toutes matières la libéralisation implique un surcroît de réglementation : l’Europe de la libre concurrence à l’anglo-saxonne et l’Europe hyperréglementée de Bruxelles, loin de s’opposer, s’impliquent l’une l’autre !
Encore faudrait-il que cette réglementation soit de bonne qualité : fondée sur des concepts justes, claire et stable. Il semble qu’avec la directive européenne de 1996 et les textes subséquents, l’on soit loin du compte.
6. La manière particulière dont a été organisé le libre marché de l’électricité en Europe pourrait même contribuer à freiner les échanges
L’organisation d’un libre marché de l’électricité implique l’ouverture à la concurrence de la production ( ou au moins du marché de gros), de l’exploitation du réseau et de la distribution, mais il est en revanche difficile à moins d’installer au bord des routes deux ou trois lignes concurrentes comme, paraît-il, c’était autrefois le cas au Far West, d’introduire la concurrence dans la gestion des réseaux. Il en va de même en matière de réseaux ferrés et, jusqu’à un certain point de télécommunications.
Considérant que la gestion du réseau est un « monopole naturel », il a été confié dans chaque pays à un opérateur supposé indépendant, ou en tous les cas autonome, en France RTE qui est une branche financièrement indépendante d’EDF ( comme Réseau ferré de France est en théorie indépendant de la SNCF), dont le président est désigné par la Commission de régulation de l’électricité.
Il est probable que ce dispositif assure une certaine neutralité du gestionnaire de réseau par rapport aux opérateurs qui l’utilisent, une question qui ne se posait pas dans une situation d’intégration verticale. Il est certain qu’il est consommateur de personnel. Mais surtout, on n’introduit pas impunément un monopole, fut-il inévitable et naturel, dans une chaîne concurrentielle. Compte tenu du mode opératoire du gestionnaire de réseau à l’international sous forme de mise aux enchères des droits de transit, ce monopole a un intérêt évident à entretenir la rareté qui lui permet de garder la part du lion de la valeur ajoutée et d’ainsi construire et capturer une rente. Surtout rien n’ incite les gestionnaires de réseaux à développer les interconnexions internationales, d’autant que pour les développer il faut braver, on l’a dit, de fortes résistances écologiques. Seul l’Etat peut imposer une stratégie de développement aux opérateurs de réseaux, mais en disant cela, on revient au point de départ.
7. EDF et GDF ne sont pas des entreprises archaïques ; les prix français sont dans la moyenne européenne ; les avantages du personnel sont compensés par la modernité de l’appareil de production et sa gestion centralisée génératrice d’une fort effet d’échelle.
Contrairement aux idées reçues, les prix de l’électricité n’étaient pas plus élevés en France que dans le reste de l’Europe. Ni moins élevés d’ailleurs. Répartis en de multiples catégories, ils se trouvaient vers 2000, selon ces catégories, tantôt au-dessus de la moyenne européenne, tantôt au dessous.
Comment cela se fait-il, dira une certaine droite, si l’on considère les privilèges considérables du personnel, des effectifs pléthoriques, le poids des retraites etc ? Sans doute la rente procurée par un investissement considérable dans le nucléaire réalisé au cours des années 70 et 80 compense-t-elle assez largement les effets d’une politique sociale relativement généreuse. Il n’est pas certain non plus que les avantages du personnel soient beaucoup moins considérables chez certains de nos partenaires européens (3).
Au demeurant privatisation et statut du personnel sont deux choses différentes : la loi du 9 août 2004 prévoyant l’ouverture du capital d’EDF a maintenu certains privilèges, dont ceux du comité d’entreprise, aux fins de faire accepter le changement de statut.
L’existence d’un prix administré tiré à la baisse a longtemps avantagé le consommateur, ne serait-ce que par le souci de tenir l’indice des prix. En contrepartie, EDF a, c’est bien connu, mal provisionné le démantèlement de ses centrales ou le poids des retraites futures : financièrement, cette entreprise a sans doute sacrifié le présent à l’avenir, les fonds correspondant aux provisions étant mal sécurisés. Lui faire le même procès sur le plan technique, le seul qui importe en définitive, serait, est-il nécessaire de le dire ? au vu des investissements considérables qu’elle a réalisés, absurde.
Que les dirigeants des nouvelles entreprises énergétiques, bénéficiaires d’un statut plus libéral, demandent immédiatement un relèvement de 10 à 15 % des prix de vente du gaz et de l’électricité, en vue notamment de satisfaire leurs nouveaux actionnaires, montre en tous cas qu’ils ne craignent guère les effets de la concurrence du « grand marché » (4)!
8. Compte tenu des données physiques du marché de l’électricité, il y a peu de risques que la France cesse à court et moyen terme d’être exportatrice nette d’électricité.
Bien entendu des opérateurs étrangers peuvent intervenir sur le marché de gros (comprenant celui des grands consommateurs ) au détriment d’EDF. D’autant qu’à plusieurs reprises, la commission de Bruxelles, pour compenser les opérations hasardeuses d’EDF sur les compagnies européennes, lui a imposé de vendre aux enchères une partie de l’électricité qu’elle produit en France. Le risque d’un bouleversement des positions demeure cependant faible, compte tenu du savoir faire de l’entreprise sur les marchés de gros, développé notamment grâce à un accord de coopération avec Louis Dreyfus dans le cadre d’EDF Trading (5).
Fondé sur la concessions de l’exploitation d’un réseau possédé par les collectivités locales, le marché de détail semble, lui, verrouillé pour un moment.
Il reste la capacité de production. Suffisante et même excédentaire, elle est peu à même de se développer à court terme. Il y a peu de chances donc qu’une entreprise étrangère vienne construire une centrale en France, à supposer que l’autorité de régulation lui en donne l’autorisation. Pour permettre l’introduction effective d’un opérateur étranger en France, il faudrait qu’EDF vende une partie de son parc. Ce n’est pas une perspective immédiate.
On a vu que ce qui transitait effectivement sur les lignes électriques était les soldes des transactions financières. Ces soldes sont tributaires d’un appareil productif qui ne se renouvellera pas du jour au lendemain, d’autant que la marché global n’est qu’ en croissance lente.
Le marché européen est globalement équilibré : comment en serait-il autrement ? Il n’y a pas bien évidemment d’échanges intercontinentaux en la matière. La France, en raison de son surinvestissement nucléaire est excédentaire d’environ 15 % de sa production, les autres pays sont en conséquence déficitaires d’un montant analogue. C’est une donnée lourde qui peut varier à la marge d’une année sur l’autre en raison des aléas climatiques, mais qui ne sera pas remise en cause du jour au lendemain. D’autant que les principaux clients de la France, l’Allemagne et la Belgique ne sont guère portés à construire aujourd’hui de nouvelles centrales ( l’Italie qui a repris les constructions est une exception). Même si EDF ne retire plus toute la plus-value des transactions, la production française d’électricité en tant que telle est encore peu menacée par la concurrence (6).
9. Les prises de participations agressives d’EDF et GDF sur les marchés européens ne servent en rien à préparer une hypothétique ouverture des marchés.
Le contrat de plan d’EDF de 1998 entretient une savant ambiguïté sur ce chapitre. Il dit en substance que pour se préparer à l’ouverture du grand marché européen, il faut impérativement qu’EDF prenne des participations chez ses partenaires. C’est ainsi qu’EDF a acquis en 1998 London Electricity qui, entre autres, fournit l’électricité au 10, Downing Street, qu’elle a pris une participation dans EnBW en Allemagne et , dans des conditions très contestées et finalement peu glorieuses, a acquis une part d’Edison en Italie.
Ces prises de participation, souvent payées au prix fort, ne son nullement assimilables à une pénétration du marché national assurées par le dynamisme commercial, comme ont pu le faire chez nous, à la marge et bien entendu gratuitement , certains opérateurs à l’occasion des ventes aux enchères imposées par Bruxelles.
Il est illusoire de penser que ces achats vont permette de vendre dans les pays concernés une électricité d’origine EDF. Cela parce que, en acquérant ces entreprises, on acquiert en même temps l’appareil de production qui va avec ; et à supposer qu’il leur en manque, à l’occasion de telle ou telle pointe saisonnière de consommation, elles s’approvisionneront sur la marché et non pas à la maison mère.
Il est absurde enfin de croire ( sauf peut-être au Royaume-Uni) qu’en faisant ces acquisitions, on « prend pied » sur les marchés voisins. Certes, elles permettront de mieux se familiariser avec certaines réglementations ( mais la plupart de celles-ci sont désormais européennes) ou certaines habitudes des consommateurs, mais les entreprises acquises ne contrôlent qu’un segments du marché, celui que l’on a acheté, rien de plus. Par exemple, acheter 45% d’ EnBW, c’est pour EDF étendre son territoire sur le Land frontalier de Bade Wurtemberg, nullement sur la Rhénanie du Nord ou la Basse-Saxe.
10. Ces prises de participation exaspèrent bien inutilement nos partenaires.
Il est inutile de dire que ces prises de participation ont provoqué, spécialement en Italie, une grande exaspération à l’égard de la France.
Pour deux raisons : la première est que EDF n’a acquis une masse financière suffisante pour se livrer à ce jeu que grâce à un monopole territorial (dont on a vu cependant qu’il n’avait pas que des avantages). Des entreprises de statut privé qui n’ont pas eu ces avantages (ou ne semblent pas les avoir) peuvent se plaindre à bon droit d’être défavorisées dans un tel jeu de monopoly.
C’est un fait cependant qu’EDF est la première entreprise électrique du monde et qu’elle a de ce fait quelques longueurs d’avance, notamment en matière nucléaire. Elle ne doit d’ailleurs pas tout au monopole, elle est redevable également du dynamisme de ses équipes techniques.
Mais, plus que ses interventions à l’étranger, ce qui exaspère nos partenaires est que la position d’EDF en France leur interdit de nous rendre la pareille. Comment pourrait-il en être autrement d’ailleurs ? Il faudrait, pour cela, que quelque société étrangère fasse une OPA sur notre entreprise nationale dans son ensemble, ce qui est, bien entendu, interdit aujourd’hui par son statut et le sera de toutes les façons longtemps par sa taille, ou que EDF ( et GDF) soient morcelés en entités territoriales : un opérateur étranger pourrait alors acheter l’une d’entre elles, par exemple une compagnie italienne acquerrait l’Electricité de Rhône-Alpes. Pourquoi pas ? Mais son avantage sur le reste du marché français ne serait alors pas plus considérable que celui qu’EDF acquiert à l’étranger.
Comment imaginer que nos partenaires verront avec faveur le projet de fusion de GDF et de Suez , qui vise en principe à empêcher une prise de contrôle italienne de ce dernier – pourtant dans la logique du libéralisme – et à placer Electrabel, c'est-à-dire l’électricité belge, sous un contrôle français direct ?
D’autant que le prétendu nationalisme économique allégué dans cette affaire est un leurre : Suez dont les deux principaux fleurons sont l’électricité de Belgique et une part de marché des services aux collectivités locales en France peut, à la différence de la sidérurgie ou de l’aéronautique, difficilement être qualifiée d’entreprise stratégique.
Compte tenu du faible avantage que l’on peut tirer de ce jeu d’acquisitions ( nous ne parlons ni d’investissements dans le tiers monde, ni d’acquisitions hors de la branche, longtemps interdites par le statut) , nos partenaires voient peut-être plus clairement que notre establishment, ce qu’il signifie : une simple manifestation de volonté de puissance gratuite et outrecuidante. Nous pouvons, pour notre part, penser qu’il ne s’agit que de la volonté de puissance des dirigeants des entreprises concernées – ou leur souhait d’agrandir leurs émoluments ! - , dans lesquels les citoyens français ont bien peu de part ; mais comment empêcher nos partenaires d’y voir la volonté de puissance de la France elle-même (7).
Que conclure de ces considérations ?
Il se peut, par un étonnant paradoxe que la science politique élucidera un jour, qu’un certain libéralisme aboutisse en matière énergétique à une accumulation d’ « effets pervers », beaucoup moins graves certes mais analogues dans leur principe, à ceux du système soviétique. En cette matière comme en d’autres, la question n’est pas libéralisme ou non, elle est d’appliquer au cas par cas des concepts adaptés à un objet donné. Cela suppose une vertu de plus en plus rare dans l’élaboration des politiques publiques : le bon sens. Le refus du marché en matière de biens de consommation s’est avéré en d’autres temps désastreux. L’imposition de règles prétendues de marché, fondées sur l’esprit de système pour ne pas dire l’idéologie, dans une matière qui ne s’y prête pas ou qui exige d’autres types de règles, peut également avoir des effets contraires à ceux que l’on escomptait : le plus frappant est que la libéralisation du marché électrique aboutisse à une hausse générale des prix, soit l’inverse de ce qui était son objectif affiché.
On peut s’étonner de la force des idées reçues et de la manière dont elles peuvent biaiser ( au bénéfice de quels intérêts ? cela reste à considérer ) la gestion d’intérêts pourtant essentiels.
Il convient en tous les cas de revoir un certain nombre de pratiques qui ont fleuri au cours des dernières années.
Faut-il revenir en arrière, à des opérateurs étatiques ou non, à caractère national ? Ou à l’inverse faut-il démanteler EDF en autant d’entités qu’il y a de régions ?
Il ne serait pas raisonnable de substituer un esprit de système à un autre.
Même si le bénéfice collectif en est limité, la liberté du marché de gros est un acquis. Celle de la distribution aux particuliers est une aventure qui peut être tentée. Mais il est absurde d’imaginer que l’on mettra fin d’un trait de plume au cloisonnement à la fois historique et technique du marché européen ( comme le marché intercontinental est , lui, définitivement cloisonné pour des raisons géographiques ). EDF aurait déjà assez à faire à défendre son territoire, ce qui n’implique aucun investissement lourd, seulement du savoir faire et du dynamisme commercial , sans tenter d’imposer une domination symbolique coûteuse, largement inutile et sans rationalité économique chez nos partenaires. Si l’on n’espère pas un véritable décloisonnement du marché européen, autant en prendre son parti et en tirer les conséquences : d’abord maintenir un minimum de régulation étatique, notamment celle des prix, plus que jamais menacés par des pratiques oligopolistiques sournoises, ensuite cesser de se laisser fasciner par des mécanos industriels qui ont peu d’intérêt dans ce secteur, en respectant vis-à-vis de nos partenaires européens et entre opérateurs publics et privés une sorte de gentlemen’s agreemnt qui dissuaderait EDF ( ou GDF) d’abuser à tort ou à travers de sa position de force.
Surtout, il est urgent de revenir aux fondamentaux. Ce qui fait la force d’un secteur comme le secteur électrique, en France comme ailleurs, moins que ses structures juridiques et économiques c’est l’invest