Dominique Lormier, « Comme des lions - Mai-Juin 1940 , le sacrifice héroïque de l’armée française. » Calmann-Lévy 2006, 326 pages.
Il n’est pas si fréquent que sur tel épisode de l’histoire récente de la France duquel on croyait tout connaître, un livre bouleverse nos conceptions.
Quand l’épisode en cause est aussi capital dans la mémoire collective que la bataille de mai et juin 1940, nous ne nous contentons pas de mettre à jour notre information, nous révisons notre conscience historique, dans le cas d’espèce pour le meilleur.
A l’heure où la déprime et l’autoflagellation font florès en France, apprendre que la bataille de France fut, certes une cuisante défaite, mais néanmoins un épisode héroïque où la plupart de nos soldats se sont battus, c’est le sens du titre, « comme des lions » est réconfortant pour l’honneur national.
Dominique Lormier est membre de l’Institut Jean Moulin. Son livre, fort bien documenté, fruit d’une enquête approfondie notamment dans les archives allemandes, ne nous apprend certes pas tout. Il rappelle, mais d’autres comme le général de Gaulle dans ses Mémoires de guerre l’avaient déjà dit, que la France était presque aussi bien armée que l’Allemagne. Dire qu’elle fut submergée « par la force mécanique aérienne et terrestre de l’ennemi » est donc exagéré.
Certes notre armée avait une grave lacune : les transmissions, encore archaïques à côté de celles des Allemands, et une insuffisance bien connue, l’aviation : 1300 avions seulement (auxquels il faut ajouter 1200 anglais qui, contrairement à ce qu’a dit la propagande de Vichy furent largement engagés), contre les 4000 appareils de la Luftwaffe. Mais pour les chars, l’équilibre existe sur le papier : 3000 français contre 3000 allemands. Les nôtres sont en majorité moins bons, notamment parce qu’ils ne comportent pas un poste de tir séparé de celui du conducteur et qu’ils sont plus lents ; toutefois sur ces 3000 chars, les 600 Somua S 35 surclassent tous les chars allemands.
Autre grande faiblesse : l’artillerie antiaérienne et antichars. En revanche, notre artillerie ordinaire est très efficace: c’était déjà le cas en 1914-1918, école polytechnique oblige.
La légende réactionnaire de l’insuffisance des crédits militaires votés par le Front populaire est ainsi démentie, même si ces crédits, suffisants dans l’ensemble, eussent pu être bien mieux utilisés.
Tout cela on le savait à peu près. L’originalité du livre de Dominique Lormier est de montrer aussi que, loin d’avoir été une lâche débandade, ces deux mois virent sur presque toute la longueur du front une résistance pied à pied, remplie de faits d’armes héroïques, que l’armée française de 1940 n’eut rien à envier à celle de 1914-1918 sur le plan de la bravoure, même si, dans une guerre où tout allait plus vite, elle fut assez rapidement défaite.
Le bilan est là pour l’attester : en 45 jours, 552 900 soldats furent tués ou blessés dans les deux camps, dont 342 000 Français. Pour la France, 92 000 morts au champ d’honneur, pour l’Allemagne, 50 000, plus qu’à aucun moment de la première guerre mondiale. Les pertes quotidiennes allemandes y furent supérieures à celles de la campagne de Russie de 1941. Sur les 3000 chars allemands, 1100 furent détruits ou endommagés, principalement par les Français ; sur les 4000 avions allemands, 1400 furent mis hors de combat par les Français et les Anglais, autant qui manquèrent à la Luftwaffe dans la bataille d’Angleterre trois mois après.
Tout cela se reflète dans le récit des événements. La première bataille de chars, celle de Hannut en Belgique, fut une victoire française : c’est un fait avéré que chaque fois que les deux camps s’affrontaient à armes à peu près égales, les Français, meilleurs tireurs, avaient le dessus ( nous pensons pour notre part que la diffusion populaire de la chasse n’y est pas étrangère) . Le village de Stonne dans les Ardennes, changea de mains dix-sept fois en trois jours. Fait d’armes incroyable : à Landrecies, deux chars lourds français mirent hors de combat plus de cent véhicules blindés allemands. Sans l’efficace couverture des Français à Lille et Dunkerque, le rembarquement anglais, qui permit de sanctuariser les Iles britanniques, aurait été impossible.
Tout le monde sait comment le colonel de Gaulle réussit une contre-offensive significative sur la Somme, arrêtée faute de soutien logistique, ou que les cadets de Saumur bloquèrent plusieurs jours 40 000 allemands sur la Loire. L’arrêt de l’offensive italienne sur les Alpes est également bien connu : on sait moins que les chasseurs alpins italiens n’étaient pas des soldats d’opérette, qu’ils ne manquaient ni de moyens ni d’ardeur. La résistance acharnée du général de Lattre de Tassigny à Rethel ou du général Aublet sur l’Aisne, les exploits d’aviateurs comme Maurice Arnoux le sont moins. Des tirailleurs sénégalais grimpèrent sur les chars allemands pour abattre leurs conducteurs au coupe-coupe ! Un bataillon de la Légion étrangère composé de juifs allemands, combattit jusqu’à être entièrement décimé. Si, dans certaines usines d’armement, des actes de sabotage sporadiques furent commis par des admirateurs du pacte Molotov-Ribbentrop, le 109e RI , composé en majorité de communistes, défendit héroïquement ses positions entre la Somme et l’Oise au point d’être cité à l’ordre de l’armée après l’armistice. Parmi les nombreux héros de la bataille de France, se signalèrent Léon Zitrone, Jean Ferniot, François Mitterrand ( grièvement blessé à Verdun) , le compositeur Jehan Allain .
Pétris d’idées chevaleresques, les officiers allemands firent à plusieurs reprises présenter les armes à des prisonniers qui ne se rendaient généralement qu’ à court de munitions ( ce qui n’empêcha pas l’unité de Rommel de massacrer des prisonniers sénégalais près de Lille ! ) .
On sent tout au long des combats, notamment chez les conducteurs de chars et les aviateurs, cet esprit bricoleur, ingénieux , enthousiaste qui était dans les années trente celui des pionniers de nos industries automobile et aéronautique. Il se peut que le déficit des transmissions et donc la coupure des lignes hiérarchiques, aient ici ou là libéré les initiatives. Parmi ces têtes brûlées tout aussi franchouillardes que les personnages de Marcel Aymé, le capitaine de corvette Daillère s’en alla bombarder Berlin le 7 juin 1940 ! Les réservistes ne furent généralement pas inférieurs, en courage sinon en expertise, aux soldats de métier.
Des moyens relativement importants, des soldats remplis de bravoure, que manqua-t-il ? On le sait : la défaite est presque entièrement imputable aux défaillances du commandement. Un commandement en moyenne plus âgé de dix ans que l’ allemand, depuis longtemps éloigné du terrain, si tant est que plusieurs de se ceux qui le composaient l’aient jamais fréquenté. Un état-major séparé du front par plus de cent kilomètres et surtout par une bureaucratie militaire désordonnée. Cet état-major s’était cramponné pendant des années à des conceptions stratégiques et tactiques erronées. Mais les défaillances du commandement étaient elles-mêmes sous-tendues par un certain nombre de vices bien français : une confiance exagérée aux valeurs scolaires ( Gamelin avait toujours été premier partout ! ) mais aussi des promotions au sommet politiques ou mondaines, la marginalisation des vrais talents ou des esprits non-conformistes. Que ceux qui, souvent faute d’idées propres ou par arrivisme, campaient , en matière stratégique, sur la pensée unique de l’époque , aient été violemment intolérants à toute déviance, refusé le débat ou la critique, est un comportement qui ne nous est hélas que trop familier, pas seulement en matière militaire.
L’imposture du régime de Vichy ressort avec assez d’évidence de ce livre: les mêmes hommes qui portent presque entièrement la responsabilité du désastre prennent le pouvoir le 17 juin 1940 . Comment Pétain qui, certes n’avait plus de commandement effectif, mais depuis vingt ans faisait et défaisait les carrières, a-t-il pu apparaître alors comme le sauveur ? Comment Weygand, après sa nomination à la tête des armées le 19 mai 1940, et qui dès le 25 mai se déclarait partisan de l’armistice, put-il mener de front la conduite de la guerre et la préparation du changement politique ? Comment le général Huntzinger, responsable de la charnière des Ardennes où il avait refusé des renforts début mai, put-il se retrouver ministre de la guerre ? ( Le comportement du général Giraud sur le front du Nord avait en revanche été exemplaire.) Poussant plus loin encore le mensonge, les mêmes responsables imputèrent la défaite, non point leurs propres défaillances, mais aux vices et à la décadence morale des français dont le Front populaire avait été, selon eux, l’expression. Une rhétorique morale fallacieuse qui devait non seulement discréditer pour des décennies tout discours moral, mais encore être pris à la lettre par les générations ultérieures et l’opinion internationale.
S’il est vrai qu’il y eut une lâcheté française, elle fut plutôt à l’arrière. Alors qu’un peu partout, même au sud de la Loire, des unités isolées continuaient le combat, la population tentait de les en dissuader : à Bourges un officier qui voulait défendre la ville fut mis à mort par les civils ! L’ esprit de résistance qui perdurait encore fut brisé quand Pétain demanda dès le 17 juin aux soldats de « cesser le combat », alors même que les Allemands n’acceptèrent l’armistice que le 22 juin. Cinq jours fatidiques : tous ceux qui obéirent à cette consigne prématurée furent capturés. Sur les 1 500 000 prisonniers français, 1 100 000 furent pris entre le 18 et le 25 juin ! Admettons que ce fut une erreur. N’était-elle pas impardonnable à ce niveau de responsabilité et à un tel moment ?
Il est indispensable de connaître et faire connaître ce livre, y compris dans nos écoles. Au cours du dernier demi-siècle, la rhétorique défaitiste de Vichy et l’anti-patriotisme d’extrême gauche se sont conjugués avec l’esprit de dénigrement anglo-saxon pour refouler le souvenir du comportement courageux de l’armée française en mai et juin 1940. L’histoire déterministe et marxisante, dominante au cours de cette période, joua le même jeu : se refusant à expliquer les événement par les seules erreurs humaines, elle eut besoin d’explications plus « profondes » , démographiques, économiques et sociales , voire morales. N’est-il pas significatif que le seul prix Nobel de littérature que la France ait reçu en trente ans soit allé à Claude Simon dont la « Route des Flandres » présente la version noire, cataclysmique de la défaite de mai-juin 1940 ? C’est dans un tel contexte que Donald Rumsfeld a pu, de manière aussi stupide qu’insupportable, dénoncer récemment « la lâcheté historique des paniquards de 1940. » Seule la mémoire allemande n’a pas oublié que la bataille de France ne fut pas pour la Wehrmacht, durement éprouvée, une promenade de santé. Si la France, qui se vit imposer un dur armistice ne connut cependant pas les conditions d’occupation de la Pologne et de l’Ukraine, c’est sans doute moins au « bouclier » de Vichy qu’à cette héroïque résistance qu’elle le doit. Faut-il rappeler qu’ une grande partie des officiers qui se signalèrent en juin 1940, entrèrent assez vite, sous une forme ou une autre, dans la Résistance ?
Roland HUREAUX