DIEU SEUL SAIT QUI JE SUIS
Paru dans la Revue Resurrection
11/04/2021
Chacun porte en soi une certaine idée de lui-même. Une idée qui est aussi une image.
Elle peut varier dans le temps et selon les péripéties de la vie ou même selon les interlocuteurs, mais elle est un fait humain. Il n’est pas sûr que les animaux aient une idée d’eux-mêmes.
Elle se développe à partir du premier âge. Selon le psychiatre Jacques Lacan, elle apparait à ce qu’il appelle le « stade du miroir », quand l’enfant réalise que l’image qu’il voit dans un miroir est lui-même. Cela suppose une « castration », une séparation douloureuse du sein maternel avec lequel il entretenait jusque-là une relation fusionnelle. L’individu nait dans la douleur.
Je est un autre
Rien ne dit que cette image de nous-mêmes a dans notre esprit un statut différent de l’image que nous pouvons avoir de tel ou tel autre. « Je est un autre » disait Arthur Rimbaud, ce qui peut vouloir dire que quand je pense à moi-même, je pense à quelqu’un d’objectivé , d’extérieur . Le moi qui ne pense pas à lui-même pense le monde , il est un sujet. Mais dès lors qu’il pense à lui-même, il se dédouble, il s’objective. Il y a un décalage entre le moi qui pense et qui embrasse l’univers et le moi auquel je pense, ce dernier étant nécessairement circonscrit.
Cette image que j’ai de moi ne peut être que partiale et partielle donc fausse. Certaines données objectives seront justes : mon âge, la couleur de ma peau, de mes cheveux, ma date de naissance, le nom qu’on m’a donné à l’état civil ( mais qui est arbitraire , j’aurais pu m’appeler autrement, toute identité en un sens est fausse ). Pour le reste, je peux avoir une idée excessivement flatteuse de moi-même : par l’intelligence, la beauté, le rang social, plus difficilement la richesse qui a un caractère objectif, encore que le sens que je lui donne soit sujet à variation. Pour ce qui est du rang social, que peut-il signifier pour un croyant qui reçoit sur ses lèvres dans sa matérialité le Seigneur de l’Univers ?
Je peux au contraire avoir une idée dépréciée de moi-même : par timidité, complexe, souvenir de quelque échec, conscience de certaines faiblesses morales de type addictif.
Certains refusent même leurs caractères objectifs. C’est le sens de la théorie du genre : la vraie identité sexuelle est , selon eux, dans l’image du moi, non dans ma réalité physique. Conception dont on sait ce qu’elle a de contestable pour qui croit que nous devons nous accepter tels que Dieu nous a créés. Céder à cette tentation prépare à bien des déconvenues, tant cette insatisfaction de ce qui nous constitue est généralement le signe d’autres manques, plus fondamentaux, qu’une opération contre nature ne viendra pas combler. En revanche, si je nais ignorant, ce qui n’a rien de définitif, rien ne m’interdit de m’instruire !
Derrière la question du sexe , se trouve celle de l’orientation sexuelle : on en sait le caractère incertain : beaucoup sont partagés entre tendances masculines et féminines . Peut-on parler, comme certains le font, de « personnes homosexuelles » comme s’il s’agissait d’un caractère objectif et définitif, d’une essence qui précéderait l’existence ? Peut-être, mais intervient dans tous les cas l’image de soi qu’ont les uns et les autres et qui n’est pas forcément prédéterminée.
Certains êtres, pas forcément des intellectuels, vivent leur vie « sans se poser de questions » . A l’autre extrême, d’autres ne cessent de se demander de manière obsessionnelle, et parfois de demander à leurs proches, ce qu’ils sont « vraiment » . C’est une forme de névrose. Elle enferme sur soi et rend incapable d’une vraie attention aux autres. Mais ne jetons pas la pierre à ceux qui en sont atteints : la névrose est d’abord une maladie dont il est difficile de se guérir.
Vraie ou fausse, l’idée que je me fais de moi-même laisse bien des zones d’ombres. L’Eglise n’a jamais récusé l’idée freudienne que la conscience de soi laissait dans l’obscurité un vaste territoire inconscient où il se passe bien des choses que nous ignorons. Même si je n’en suis pas responsable , il fait partie du moi. Etonnante conversation rapportée par André Malraux, notoirement agnostique, entre lui-même et Charles de Gaulle. De Gaulle : « Vous croyez que vous ne croyez pas ». Malraux « Vous croyez que vous croyez». Certaines circonstances peuvent révéler le peu de foi de ceux qui se tiennent pour croyants et l’inverse. Quand je dis « Credo » est-ce que je ne me la joue pas un peu ? C’est ce que Jean-Paul Sartre appelait la « mauvaise foi », qui est en réalité une bonne foi fallacieuse. Faut-il à l’inverse prendre toujours au sérieux tel adolescent en révolte qui dit « Je ne crois plus en Dieu » ?
Qu’est-ce que je vaux ?
L’image que je me ferai de moi-même n’est pas seulement un ensemble de caractères physiques, moraux ou sociaux, elle s’accompagne généralement d’un jugement de valeur.
L’Eglise a longtemps tenté d’orienter les hommes vers une idée supposée objective de soi , notamment au travers de la confession. Mais ses meilleurs disciples, les saints, ont le plus souvent une idée très diminuée d’eux-mêmes : par souci d’humilité, et aussi parce que mieux que l’homme ordinaire, ils mesurent la distance abyssale entre ce qu’ils sont et ce qu’ils devraient être. Plus on est saint, plus on se sent pécheur.
Il fut un temps où l’Eglise semblait se complaire à abaisser les hommes , fidèle en cela à saint Paul qui se traite lui-même d’ « avorton » ou à saint Augustin dont on ne saurait oublier l’« inter feaecem et urinam nascimur », thèmes repris à sa manière par L.-F. Céline : « La supériorité pratique des grandes religions chrétiennes, c’est qu’elles ne doraient pas la pilule. Elles essayaient pas d’étourdir, elles cherchaient pas l’électeur, elles sentaient pas le besoin de plaire (…). Elles saisissaient l’Homme au berceau et lui cassaient le morceau d’autor. Elles le rencardaient sans ambages : « Toi petit putricule informe, tu seras jamais qu’une ordure… ».
On reconnait en transparence dans ces paroles sévères, la théorie du péché originel.
Face à elles, la tentation est au contraire de se nourrir, collectivement ou individuellement d’illusions, de céder à la tentation du narcissisme . C’est sans doute pourquoi Pascal assène que « le moi est haïssable ».
Et pourtant on peut se demander si, pour le commun des mortels, quelques illusions ne sont pas , en ce bas monde, utiles dans la mesure où elles aident à vivre.
Et trop se mépriser, n'est-ce pas faire injure à Dieu au travers de sa créature ? Ce n’est pas le chemin que prend le Psalmiste :
A peine le fis-tu moindre qu’un dieu,
Le couronnant de gloire et de splendeur (Ps 8, 6)
Ou encore :
« C’est toi qui m’a formé les reins,
Qui m’a tissé au ventre de ma mère
Je te rends grâce pour tant de merveilles
Prodige que je suis, prodige que tes œuvres » (Psaume 139 13-14).
L’art est sans doute de ne se faire aucune illusion sur soi mais de s’aimer soi-même malgré tout. Les spiritualités qui cultivent le mépris de soi ont été dénoncées admirablement par Paul Valéry : « si le moi est haïssable, aimer son prochain comme soi-même devient une atroce ironie. » Impossible d’aimer les autres sans s’aimer soi-même, quelque imparfait qu’on se trouve.
Qui suis-je ? Une fois dépassées les indications de l’état-civil, la question est en réalité indécidable . Les existentialistes diront que je suis en définitive ce que je me fais. Les lecteurs de l’Ecriture verront que si rien ne semble déterminé à l’avance, en dehors des caractéristiques de l’espèce soumises à la loi naturelle, ( et donc à ses contraintes), c’est Dieu qui me révèle ma vocation : en appelant les prophètes, il les élève à un grand destin qu’ils n’avaient pas décidé eux-mêmes, sinon en répondant à l’appel ; de même les apôtres : qui eut cru que Simon, pécheur sur le lac de Tibériade, deviendrait Pierre le premier évêque de Rome ? Significativement il arrive que Dieu change les noms de ceux qu’il a ainsi élus : d’Abram en Abraham, de Simon à Pierre . Combien de destins transcendés par l’affirmation soudaine ou progressive d’une vocation – ou des concours de circonstances heureux. Vocation vient de vocare, appeler, ce qui implique que quelqu’un appelle. Et celui qui appelle sait bien entendu mieux que nous ce que nous sommes, ce qu’est comme on dit aujourd’hui notre « potentiel », sachant que bien entendu certaines destinées exceptionnelles s’affirment aussi hors de la foi ( mais non hors de Dieu) .
Le problème est que Dieu a sans doute une vision de ce que nous sommes sous la forme d’une trajectoire de vie optimale et que, dans les faits , nous nous tenons très en dessous de cette trajectoire. Le péché est tout entier dans ce décalage. Notre véritable identité, celle que Dieu seul connait, est cette trajectoire ; le reste est pur déficit. Je suis pour Dieu, le saint que je pourrais être.
Dieu seul me connait
Tout le psaume 139 est consacré à cette question angoissante de l’homme qui se demande ce qu’il est. La réponse lui est donnée d’emblée : si tu ne sais pas qui tu es, Dieu, lui le sait :
Yahvé, tu me sonde et me connais
Que je me lève ou m’assoie, tu le sais
Tu perces de loin mes pensées
Que je marche ou me couche tu le sens,
Mes voies te sont toutes familières (Ps 139, 1-3)
Et quid de ma valeur ? Suis-je bon ou mauvais, un honnête homme ou un gand pécheur ? Que valent mes actions ? Là aussi, il est clair que Dieu seul le sait.
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