Comme ces revenants familiers d’un vieux château, le spectre du déficit de la Sécurité sociale, qui atteint aujourd’hui les 18 millions d’euros, revient au premier plan de l’actualité française avec son cortège de lamentations.
Pour en cerner les causes, il suffirait sans doute de pointer des évolutions lourdes et inévitables, mais relativement récentes, comme celle de la pyramide des âges, ou des facteurs plus conjoncturels comme la baisse des cotisations dues à la crise. On pourrait même mettre en en cause les nouveaux avantages accordés par le gouvernement Jospin ou la timidité de la loi Fillon de réforme des retraites du 21 août 2003 et surtout celle de la loi Douste-Blazy du 13 août 2004 de réforme de l’assurance maladie. Mais la propension bien française à l’emphase fait remonter au déluge : il faut à tout prix que sur ce sujet soit une nouvelle fois mis au pilori le prétendu « modèle social français », issu de ce qui serait le grand boulet de la France : le programme du Conseil national de la résistance, enfant monstrueux de l’alliance contre-nature du gaullisme et du marxisme, également exécrés ; Denis Kessler, maître à penser de cette école, assignait à Nicolas Sarkozy la tâche de mettre enfin à bas ce monstre. A contrario une certaine gauche pousse des cris d’orfraie dès qu’il est question de réformer les régimes sociaux.
Est-il nécessaire de dire à quel point nous sommes là en pleine mythologie ?
Evacuons d’emblée la question politique : le supposé pacte entre de Gaulle et les communistes, si pacte il y eut, ne fut pas plus contre-nature que celui de Roosevelt et Staline ! Dans une guerre totale, on choisit ses ennemis (certains préférèrent que ce fut l’Union soviétique plutôt que l’Allemagne nazie, on sait où cela les mena), on ne choisit pas ses alliés. De toutes les façons, il n’y avait pas que De Gaulle et les communistes dans la résistance : les démocrates-chrétiens, les socialistes, des libéraux furent partie prenante au même pacte. En 1947, le RPF fut la bête noire du parti communiste. Mais il faut rappeler surtout que la plupart des mesures sociales ou la politique économique des gouvernements de la Libération, à commencer par l’instauration de la Sécurité sociale reçurent l’appui unanime de tout l’arc politique : MRP, radicaux, SFIO , PC. Cette politique ne faisait d’ailleurs que poursuivre et amplifier ce qui avant été commencé avant la guerre et poursuivi, quoique avec des moyens limités, par le gouvernement de Vichy. Et si l’on jette un regard hors de l’hexagone, on voit que tous les gouvernements occidentaux, à l’exception des Etats-Unis, se dotèrent au milieu du XXe siècle de régimes de protection sociale étendus. Welfare State n’est tout de même pas une expression française ! Soziale Marktwirtschaft (économie sociale de marché) non plus. Ce n’est d’ailleurs pas la France qui alla alors le plus loin en la matière : la Suède, le Royaume-Uni furent plus radicaux. Aujourd’hui l’assurance maladie obligatoire existe dans tout l’Occident et là où elle n’existe pas encore, aux Etats-Unis, il est question de l’y instaurer. Les régimes de retraite par répartition sont présents sur tout le continent européen; la capitalisation ne joue qu’un rôle d’appoint.
Cette Sécurité sociale de la Libération ne pesait qu’environ 8 % du PIB, pour 24 % aujourd’hui. Elle n’accablait pas encore l’économie. Les retraites étaient, qui s’en souvent ? dramatiquement faibles jusqu’aux années soixante-dix. ; si l’assurance maladie coûte particulièrement cher en France, c’est que notre pays n’a pas fait en 1945 le choix radical du Royaume-Uni au temps de Beveridge d’une nationalisation intégrale du système de santé. La France laissa subsister une médecine et une pharmacie libérales qui rendent difficile le contrôle de l’offre ; le choix de la mixité public-privé, bien que coûteux, nous garantit un des meilleurs systèmes de santé. Seule vraie singularité française : les prestations familiales, non point dans leur principe car la plupart des pays s’en dotèrent au même moment, mais parce qu’elles furent particulièrement généreuses chez nous. Erodé de tous côtés, la politique familiale à la française nous permet cependant d’être en tête en Europe quant au taux de natalité ; depuis 2000, pour la première fois depuis 1870, il y a plus de naissances en France qu’en Allemagne (enfants d’immigrés compris mais ils ne sont pas moins nombreux de l’autre côté du Rhin), ce qui devrait avoir pour effet d’amortir à terme, plus chez nous qu’ailleurs, le poids des retraites.
Est-ce à dire que le système social français ne recèle pas des abus ? Certes oui. Il est hors de question d’y défendre tout bec et ongles comme certains tendent à le faire. Mais les mesure les plus dépensières (pas seulement pour la sécurité sociale mais aussi pour l’Etat et les collectivités locales), celles qui donnent lieu aux abus les plus criants ne doivent rien à la mythique collusion gaullo-communiste de la Libération : elles datent presque toute des années récentes.
C’est Valéry Giscard d’Estaing, qui en sus d’une revalorisation massive des retraites, créa l’allocation adulte handicapé (1975) et un régime particulièrement généreux d’indemnisation du chômage , c’est la gauche qui instaura en 1982 la retraite à 60 ans, en 1989 le RMI , en 2000 la couverture maladie universelle et l’aide médicale de l’Etat réservée aux sans papiers, en 2001 l’allocation dépendance, et c’est à nouveau la droite qui en a rajouté une couche en adjoignant le RSA ( revenu social d’activité) au RMI , alors même que des hommes de gauche comme Michel Godet avaient prévenu que ça ne servirait à rien. Nicolas Sarkozy a renoncé, pour de simples motifs de communication politique, à la TVA sociale, seul moyen de sortir les régimes sociaux du mode d’un mode de financement pervers et se propose même d’instaurer bientôt un quatrième régime de Sécurité sociale, le régime dépendance ! Giscard, Mitterrand, Sarkozy : pas particulièrement des gaullistes !
Cessons de fantasmer : le pseudo modèle français n’existe pas et n’a jamais existé; il y a à la rigueur un modèle européen de protection sociale dont les fondements furent posés au milieu du XXe siècle avec le soutien de toutes les forces politiques, des fascistes (en France, des vichystes) aux communistes en passant par la démocratie chrétienne et la social-démocratie. S’il y a eu aggravation de son poids financier chez nous, il date des trente dernières années. La première chose que l’on doit attendre d’un gouvernement libéral est, non pas qu’il démantèle cet utile amortisseur de la crise mais qu’il n’aggrave pas encore son coût par de nouvelles initiatives démagogiques. S’il le réforme intelligemment, c’est encore mieux. Mais rien de tout cela n’est assuré.
Roland HUREAUX