Il est beaucoup question depuis quelques semaines de guerre des monnaies. Le directeur général du FMI, Dominique Strauss-Kahn, dit qu’il faut l’éviter et il déplore l'affaiblissement de la solidarité internationale en matière monétaire. Le sommet du G20 à Séoul s’est contenté d’évoquer le sujet sans rien conclure. Le président Sarkozy a inscrit au programme du prochain sommet qui doit se tenir à Paris en juin 2011 une réforme du système monétaire international dont Christine Lagarde a récemment présenté une esquisse à Washington.
A la vérité, la guerre des monnaies existe déjà et l’Europe, seule, ne semble pas s’en rendre compte. On l’oublie trop : la valeur d’une monnaie n’est que le prix de vente moyen des produits d’un pays. Un pays qui casse la valeur de sa monnaie se comporte comme un commerçant qui casse ses prix pour tailler des croupières à ses concurrents. C’est ce que fait la Chine depuis au moins quinze ans en sous-évaluant le yuan d’environ la moitié du cours qui devrait être le sien pour que ses échanges soient équilibrés. Elle le fait d’autant plus facilement que, à la différence des pays occidentaux, elle contrôle à l’intérieur les prix et les changes. Le résultat est, comme on sait, l’industrialisation accélérée de la Chine et la désindustrialisation de plus en plus rapide de l’Europe tandis que les Etats-Unis, sûrs que personne ne demandera à la première puissance militaire du monde de payer ses dettes, laissent glisser avec désinvolture leurs déficits. La Chine accumule, du fait de ses excédents, des dollars mais elle sait que si elle s’en servait pour faire chuter la monnaie américaine, le trésor qu’elle a accumulé ne vaudrait plus rien. Ce n’est qu’à une date récente quelle a commencé à diversifier ses réserves.
L’Europe, maillon faible
Depuis la disparition de l’étalon-or en 1914, les monnaies se définissent les unes par rapport aux autres sur un marché international des changes non exempt de manipulations politiques. A ce jeu, il faut une dupe, un pays ou un groupe de pays qui baisse ses prix moins que les autres, laisse filer ses parts de marché et, de ce fait, ralentit sa croissance. Ce rôle, c’est l’Europe qui le joue, et cela volontairement : la politique économique de M. Trichet, gouverneur de la BCE, est fondée sur le postulat absurde que la force d’une économie dépend de la force de sa monnaie, alors que, à l’évidence, c’est l’ inverse. Cette politique bénéficie de l’appui d’une Allemagne dont l’horreur de l’inflation est devenue une seconde nature : seul pays à avoir connu l’inflation galopante au XXe siècle, elle est, sur ce chapitre, sous le coup d’une sorte de traumatisme de la petite enfance ! Mais l’Allemagne ne peut tenir cette position que parce que, pour le moment, elle pâtit moins que les autres de l’euro fort. Bien qu’une partie de son industrie souffre aussi de la concurrence de pays émergents, elle se rattrape sur le marché intérieur de l’Union européenne : dès la mise en place de l’euro en 1999, elle a pris les mesures nécessaires (baisse des salaires réels, TVA sociale) pour que ses prix soient plus bas que ceux des autres pays de la zone. Depuis lors, elle accumule, elle aussi, des excédents, mais au détriment des autres pays de la zone euro. Comme la situation n’est pas prête de se renverser, que les pays déficitaires ne deviendront pas excédentaires, ni l’inverse, la survie de l’euro est chaque jour un peu plus menacée, les partenaires de l’Allemagne n’ayant à terme d’autre solution pour rééquilibrer leurs échanges extérieurs que de dévaluer, ce qui suppose l’abandon de la monnaie unique.
En outre, cette asymétrie interne empêche l’Union européenne de parler d’une seule voix et, notamment, d’appuyer les Etats-Unis face à la Chine, alors, que sur ce sujet, ils ont les mêmes intérêts. Un des buts de la visite du président Hu Jintao à Paris fut sans doute d’approfondir la divergence à l’approche du sommet de juin.
Ne pas séparer le commerce et la monnaie
L’inconvénient de la politique monétaire chinoise était limité tant que ce pays était en dehors de l’ordre international et pouvait donc être contenu par des droits de douane ou des contingents aux importations. Mais le 14 novembre 2001, la Chine a été admise, sous la pression des Etats-Unis, à l’OMC. Le calcul des Américains était qu’elle allait ainsi se civiliser, entrer dans le « cercle de raison » et jouer le jeu. Rien de tel ne s’est passé : Pékin a profité de l’aubaine pour accroître encore son avantage comparatif, vendre sans acheter tout en aspirant à elle le savoir faire du reste du monde. Elle concurrence déjà l’Europe en matière de TGV. Le taux de croissance record de l’économie chinoise n’a pas d’autre secret.
On mesure là l’inconvénient de séparer l’ordre monétaire de l’ordre commercial. Quand s’étaient tenues, au sortir de la guerre, la conférence de Bretton-Woods (juillet 1944) sur la monnaie et celle de la Havane (septembre 1947-mars 1948) sur le commerce, il était prévu que les deux iraient de pair. A quoi sert en effet de supprimer les droits de douane si les pays peuvent rétablir des protections encore plus efficaces en sous-évaluant leur monnaie ? L’équilibre entre les deux ordres fut maintenu jusqu’en 1971. Depuis lors, le commerce mondial n’a cessé de se libéraliser, au fur et à mesure que s’accomplissaient les cycles successifs du GATT, tandis que le système monétaire international, lui, se désagrégeait : la non convertibilité du dollar en or, décidée unilatéralement par Washington en 1971, puis la décision de laisser flotter le dollar mettaient fin au système régulé de l’étalon de change or, instauré en 1945. De plus en plus de régulation du côté commercial, de moins en moins du côté monétaire. Nous payons aujourd’hui le prix de cette évolution divergente.
Inutile de dire qu’il ne sera pas facile, lors du prochain G20, de convaincre l’acteur majeur qu’est la Chine de se plier à une discipline monétaire commune. La légère réévaluation du yuan qu’elle a concédée est purement diplomatique ; les promesses qu’elle fait du bout de lèvres, de relever très progressivement le cours du yuan n’est pas crédible. La Chine n’a pas remis en cause l’idée, maintes fois affirmée par elle, que le taux de change du yuan était un attribut inaliénable de sa souveraineté.
Pour un monde occidental dont le credo est que libre-échange et démocratie vont de pair, l’entrée de la Chine à l’OMC portait aussi la promesse d’une démocratisation. C’est une autre illusion. La réaction du gouvernement chinois à l’attribution du Prix Nobel de la paix au dissident Liu Xiaobo montre que ce pays, qui représente le quart de la population mondiale, n’est pas disposé à entrer dans nos schémas. La guerre monétaire n’est pas finie.
Roland HUREAUX