Le caractère passionnel propre à toute combat électoral, aggravé lors des dernières élections européennes par les fatales divisions du camp des patriotes (un mot que nous préférons à celui de souverainistes), mais aussi l’amitié qui me lie aux deux contradicteurs, m’ont amené à différer le commentaire que je voulais faire de l’article de Bernard Seillier paru dans La Nef de mai 2009 sur la notion de souveraineté en réponse à un article de Paul-Marie Coûteux. .
Je partage l’avis de Bernard Seillier sur beaucoup de points, en particulier l’idée que l’Europe est notre espace commun et que le légitime souci de la souveraineté nationale ne saurait faire de nous des europhobes ou nous détourner du souci de promouvoir par les moyens adaptés une Europe prospère et unie, forte et libre, ce qui ne veut naturellement pas dire supranationale. Ce fut d’ailleurs là un des grands messages laissés par celui que l’archiduc Otto de Habsbourg a qualifié come un des pères de l’Europe, Charles de Gaulle.
Il est certain aussi que les gouvernements, quels qu’ils soient, ne sont pas par-delà le bien et le mal, ne se situent pas au-dessus de la loi morale et qu’ils doivent soumettre l’exercice de leur pouvoir à une règle qui les transcende, à commencer par le souci du bien commun et du droit naturel. Paul-Marie Coûteaux a-t-il d’ailleurs dit autre chose ? Je n’ai pour ma part jamais compris que le souverainisme, trop souvent caricaturé, soit autre chose que l’attachement à la souveraineté nationale. Or celle-ci n’est ni « illusoire » ni « hérétique ».
Ni illusoire
Illusoire ? Hannah Arendt a montré que tous ceux qui ont au XXe siècle tenté de supprimer les libertés pour les broyer dans les machines totalitaires, ont commencé par en nier l’existence philosophique. L’homme, disaient-ils, n’est que le produit de sa classe sociale ou de sa race, sa liberté n’est qu’illusion.
Je me souviens d’avoir un jour rencontré un vieux maréchaliste qui disait à la cantonade qu’aucun Etat n’était vraiment libre, ce qui tendait à excuser le régime qu’il voulait défendre – et dans la foulée, la construction européenne. Je lui demandai : « Vous dites que les Etats ne sont pas libres .Et les individus le sont-ils ? » - « Pas davantage » me fut-il répondu ? Si on nie la liberté des communautés, comment reconnaître celle des individus ? Je suis sûr que cette philosophie holiste n’est pas celle de Bernard .Seillier.
Bien entendu les gouvernements concluent des pactes qui les lient. Mais ils ne les concluent pas comme les individus. Aucune autorité ne vient au-dessus d’eux, en leur lieu et place, juger de la manière dont ils respectent ces pactes, ni leur en imposer par la force le respect. Ces pactes, ils les honorent comme ils peuvent, rebus sic stantibus selon la formule du droit international, et sans jamais perdre de vue les intérêts de leur peuple ; si ceux-ci leur commandent un jour de les dénoncer, ils doivent être en mesure de le faire. .
Pour cela, celui qui est responsable d’une nation doit garder les mains libres. Le Père Gaston Fessard, le théologien de la Résistance, a montré comment le notion de « prince esclave » ( prince signifiant toute forme de gouvernement , individuel ou collégial) était une contradiction en soi. Car si le prince est lié de quelque manière à une autorité supérieure à la sienne, qu’elle soit interne ou externe , fut-elle cléricale, il ne saurait être disponible à 100 % à ce qui est sa seule mission : le bien matériel et spirituel de son peuple. Il sera conduit à obéir à d’autres contraintes et son action ne saurait dès lors être la même que s’il était libre. C’est ce qui fonda les Capétiens à affirmer que « le roi de France est empereur en son royaume ». Cette exigence d’indépendance à l’égard d’intérêts particuliers ou étrangers, vaut aussi vis-à-vis de toute considération idéologique. Un gouvernement, quel qu’il soit n’a pas pour finalité de réaliser un « grand œuvre », une grande mission : construire le socialisme, faire l’Europe, étendre le libre-échange sur la terre. Il ne doit avoir en vue que les intérêts de son peuple. La souveraineté a donc une signification.
On prétendra limiter la souveraineté des Etats par le principe de subsidiarité, instaurant ainsi une sorte de grandiose hiérarchie des pouvoirs allant de l’ONU à la cellule familiale. Même si Bernard Seillier reconnait que l’Etat tient dans cette hiérarchie « une place particulière », il faut aller plus loin. Seul l’Etat , dit saint Thomas d’Aquin est une « société parfaite », ce qui veut dire pouvant être dans les cas limites auto-suffisant. Le principe de subsidiarité n’oblige donc les gouvernants qu’à l’égard des autorités de rang inférieur et il se confond dès lors avec le respect des droits des individus mais aussi des collectivités propre à tout Etat soucieux de justice. Et comme l’a montré John Laughland, ce n’est pas la philosophie politique qui détermine ces droits, c’est l’histoire particulière de chaque peuple.
Ni hérétique
La théorie de la souveraineté nationale n’est pas non plus hérétique. Pour affirmer cela, il eut fallu se référer à quelque texte. On ne voit pas lequel. Richelieu, cardinal de l’Eglise romaine, si soucieux de rectitude doctrinale, aurait-il été hérétique ?
La souveraineté appartient à Dieu seul, dit-on.
Si on veut dire par là que le pouvoir, qu’il soit monarchique, aristocratique ou démocratique n’a pas compétence pour fonder ou a fortiori changer la règle morale ou encore en affranchir les gouvernants ou qui que ce soit, nous sommes bien d’accord. Sachant que cette règle, permanente par définition, ne se confond pas avec telle ou telle de ces décisions particulières qui font le quotidien de l’action politique.
Si on veut dire encore que .tout dans le monde, par delà les apparences, est gouverné par le divine Providence, on veut le croire.
Mais s’il s’agit d’opposer la souveraineté de Dieu et celle des gouvernants, alors on met en concurrence ce qui ne saurait l’être. Ce fut l’erreur de certains théoriciens de la monarchie de droit divin, d’abord de penser que les autres pouvoirs ne l’étaient pas, ensuite que cette origine divine les dispensait de payer , comme tous les pouvoirs le font, leur dû aux exigences pratiques, « machiavéliennes » dirons-nous, qui conditionnent l’exercice du pouvoir, tombant ainsi dans un idéalisme suicidaire. Louis XVI, en cela plus disciple de Fénelon que de Richelieu , n’échappa pas à ce travers. .
Or si l’on suit à la lettre Paul dans Romains XIII , il est clair que tout pouvoir est de droit divin, à l’exception dirions nous aujourd’hui, d’un pouvoir « intrinsèquement pervers » destructeur du bien commun ( et encore n’oublions pas que Paul, écrivant pourtant sous Néron, ne fait pas cette restriction). Mais qu’il soit monarchique, oligarchique ou démocratique, le pouvoir a beau venir de Dieu, pas plus qu’il ne peut s’exonérer de la règle morale, il ne saurait non plus faire l’ économie du souci proprement politique de sa propre conservation et cela par les moyens propres à la politique. Souci égoïste, dira-t-on ? Que non puisque derrière il y a les intérêts de tout un peuple. Si un pouvoir légitime se laissait, par faiblesse ou angélisme, déposséder – ou s’il prenait indument comme émanant de la souveraineté de Dieu les injonctions de quelque puissance étrangère, l’Empereur germanique ou le roi d’Espagne, sans oublier la commission de Bruxelles, - voire le pape dans l’ordre temporel - , il faillirait à sa mission qui est encore une fois d’être tout à son peuple et à personne d’autre. D’autant que si ce pouvoir venait à être renversé, le pays pourrait se voir plongé dans des convulsions aux conséquences incalculables comme cela arriva avec la Révolution française.
Comme la nature divine et la nature humaine du Fils, telles qu’elles furent définies à Chalcédoine, l’ordre divin et l’ordre naturel coexistent dans la chose politique « sans confusion ni séparation ». Les séparer, c’est être, en politique, nestorien, les confondre, c’est être monophysite. La souveraineté de Dieu et celle des hommes qui ont mandat pour l’exercer ne sauraient être en concurrence puisque elles appartiennent à des ordres différents.
Roland HUREAUX