On a entendu ces derniers temps des gens de pouvoir dénier aux évêques le droit d’intervenir dans le débat sur le mariage homosexuel, généralement au nom de la laïcité.
Ce droit, ils l’ont évidemment.
D’abord en tant que citoyens. Tout citoyen peut s’exprimer. Si on entend les évêques plus que d’autres, c’est que les médias ont choisi ( pas toujours) de donner à leurs positions un certain écho. Ils pourraient donner un écho analogue aux positions d’une vedette de la chanson sans que le principe de laïcité soit remis en cause.
Ensuite en tant qu’évêques.
Mais à cet égard une distinction essentielle est à faire.
Ils peuvent bien sûr se prévaloir de la foi catholique. Mais dans un pays où elle n’est pas partagée par tous, ce titre ne leur donne pleine autorité que sur ceux qui se réclament de la même foi (y compris d’ailleurs certains hommes politiques), mais pas nécessairement sur les autres. Un Etat laïque peut les renvoyer à leur sacristie et récuser leur autorité.
Il vaut donc mieux qu’ils se fondent aussi sur autre chose : qu’ils parlent en tant que gardiens de la loi naturelle. Ce rôle certes leur est aussi contesté mais il est cependant reconnu par beaucoup de non catholiques (des juifs et des musulmans en particulier).
L’Eglise catholique, contrairement à ce que beaucoup croient, n’a pas de morale particulière. Comme le rappelle le philosophe Rémi Brague, elle tient pour acquise une morale commune qui s’applique aussi bien aux chrétiens qu’aux autres.
Cette morale jouant un rôle important dans l’existence d’un chrétien, les évêques peuvent s’en prévaloir pour se présenter aussi, selon l’expression de Paul VI, comme « experts en humanité ».
Dès lors qu’ils se réclament de cette morale universelle, les évêques sont non seulement fondés à s’exprimer mais ont davantage de chances d’être entendus puisque les principes dont ils se réclament concernent tous les hommes.
La référence à la loi naturelle pose cependant plusieurs problèmes :
D‘abord elle est violemment récusée par les adversaires de l'Eglise, alors même qu’on la trouve aussi bien dans la tradition chrétienne que dans la philosophie des Lumières (au moins Voltaire et Rousseau). S’ils la récusent, c’est évidemment pour pouvoir la violer sans remords. Comme les modes intellectuelles sont souvent dictées par des gens qui ne sont pas favorables au christianisme, l’idée de loi naturelle n’est pas à la mode dans certains milieux. Il n’en faut pas moins la défendre bec et ongles. Car elle est le fondement de la légitimité de l’intervention des autorités religieuses et parce que, s’il n’y a pas de loi naturelle, on ne voit pas quoi objecter au mariage unisexe.
Le meilleur argument pour défendre l’idée de loi naturelle est de se référer à un autre principe qui, lui, est à la mode : les droits de l’homme. Comme notre société n’en est pas à une contradiction près, elle récuse la loi naturelle mais elle porte au pinacle les droits de l’homme alors même que les deux notions sont très proches : l’universalité des droits de l’homme est impossible à justifier sans référence à quelque chose comme une loi naturelle. Si l’homme peut faire ce qu’il veut de son destin, sans référence à une loi universelle, telle société pourra faire le choix du mariage homosexuel mais telle autre sera aussi bien fondée à admettre le droit des hommes à battre les femmes !
Un autre moyen de défendre la loi naturelle est de ne pas s’accrocher à cette expression scolastique et de lui donner d’autres noms comme morale universelle et même « morale laïque ». Il faut évidemment vérifier ce que les uns et les autres mettent dans ces expressions mais il n’y a aucune raison de ne pas s’approprier celle-ci qui, quant au fond, n’a pas, selon nous, une signification différente de la loi naturelle.
On peut cependant objecter aussi que la diversité des mœurs, sur des sujets comme la monogamie et la polygamie ou encore l’endogamie ou l’exogamie fait douter qu’il existe une morale universelle. A cet égard, répondons clairement que la loi naturelle est un idéal qui n’est pas toujours pleinement reconnu par toutes les sociétés. Il reste qu’une société monogame s’en approche plus qu’une société polygame ou qu’une société d’hommes et de femmes libres s’en approche plus qu’une société reposant sur l’esclavage. Le christianisme a généralement fait progresser les sociétés dans le sens de la morale universelle. Il a ainsi supprimé les combats de gladiateurs. La variété des mœurs et des normes, bien réelle, ne saurait conduire au relativisme.
Comment s’articule la loi naturelle accessible en principe à tout honnête homme de n’importe quel peuple et la Loi de Moïse qui fait également autorité chez les chrétiens (et les juifs). Pourquoi Dieu a-t-il révélé sa loi si les hommes l’ont déjà, gravée dans leur cœur par la nature ? La réponde de la théologie est qu’en raison du péché originel les hommes avaient perdu de vue le droit naturel (Sodome et Gomorrhe !) et que l’humanité étant ainsi tombée très bas, Dieu a dû intervenir en personne par la médiation du peuple juif pour lui rappeler cette loi. De fait, la loi de Moïse et la loi naturelle ont pour un chrétien le même contenu puisque elles procèdent de la même source. Dans les débats actuels, il sera cependant plus efficace de se réclamer de la loi naturelle, encore que la Bible ait un caractère fondateur si important pour la culture européenne qu’on puisse l’invoquer aussi.
(La théorie de la loi naturelle a surtout été développée à partir de saint Thomas d’Aquin. Un autre courant chrétien, se référant plutôt à saint Augustin, insistera davantage sur le caractère révélé de la loi divine. Mais il va de soi que, dans la polémique avec les incroyants, la référence à une loi naturelle universelle est plus efficace.)
Si la loi naturelle est affaire de raison, quelle plus-value peuvent apporter des évêques dans le débat ? Effectivement, tout citoyen est fondé à s’engager dans le débat au nom de la raison et de la loi naturelle. Nous pensons cependant, nous chrétiens, que si tous les hommes sont dotés de raison, l‘exercice de cette faculté peut être faussée par le péché, pas seulement originel. Et c’est bien ce qui se produit aujourd’hui : le projet de mariage unisexe démontre dans les cercles dirigeants un grave dérèglement des esprits. Que notre société soit de plus en plus portée à délirer n ‘est pas sans rapport avec sa déchristianisation. De fait, les lumières de la foi – ou, dirons-nous, de l’Esprit-Saint - sont souvent nécessaires pour faire bien marcher cet organe fragile qu’est la raison, pour éviter qu’il ne s’égare hors du « bon sens ». Comme le dit le philosophe Jean–Luc Marion, aujourd’hui, « la foi sauve la raison ». C’est pourquoi les chrétiens peuvent estimer avoir une responsabilité spéciale dans le combat que nous menons : non pas parce qu’ils s’appuient sur une métaphysique et des croyances particulières mais parce que, par la grâce de Dieu, ils ont moins que d’autres « perdu la raison ». Cela ne veut pas dire que d’autres qui ne partagent pas leurs croyances ne puissent pas défendre, en se fondant eux aussi sur la raison, le même point de vue. Si l’éloignement des racines chrétiennes porte nos sociétés à l’égarement collectif, cela n’exclut pas que des individus, éloignés de la foi pour des motifs qui leur sont propres, conservent le parfait exercice de la raison. Dans une affaire qui concerne toute la société, les uns et les autres participons au même combat.
R.H.