(Publié dans Marianne 2 )
On savait que la crise pouvait affoler les marchés. On ne se doutait pas qu’elle affolerait à ce point certaines autorités de la République.
Si l’on en croit un entretien qu’il a donné au Parisien libéré (1), Jean-Pierre Jouyet, président de l’Autorité des marchés financiers s’est senti investi, avant même que Christine Lagarde le lui demande, de traquer les rumeurs qui pourraient exciter la spéculation contre l’euro.
« Nous avons demandé le concours des services de police et de renseignement pour avoir accès rapidement à tous les mails, les conversations téléphoniques, les correspondances sur internet qui démontreraient l’origine de ces rumeurs ». Quelles rumeurs ? « Les rumeurs infondées sur la dette et sur l’euro (qui) mettent en danger la sécurité des Etats européens. »
Si j’ai bien compris, il me faudra faire attention à ce que je dis. Imaginons que j’aille au bistrot du coin et que, devant mon petit noir, je dise à la cantonade que le plan confectionné par l’Union européenne pour sauver l’euro ne tiendra pas plus de quelques mois , ou encore qu’il y a peu de chances que le peuple grec accepte jamais les mesures de rigueur qu’on veut lui imposer . Si les gendarmes sont appuyés au même comptoir, ils pourraient bien m’interpeller sur le champ, me demander mes papiers et me prier de les suivre à la brigade.
Quels délits pourra-t-on m’ imputer ? Propagation de fausses nouvelles, je suppose (article L. 465-2 alinéa 2 du code monétaire et financier).
Le problème en l’espèce, c’est que les dites nouvelles, loin d’être fausses, pourraient bien être vraies. Monsieur Jouyet parle lui-même d’un « endettement public colossal » : doit-il se pourchasser lui-même ?
Il est habituel, dans une crise de ce genre, de dénoncer les spéculateurs. Au temps de Robespierre, on leur coupait la tête. Il arrive qu’ils disent des choses fausses , soit qu’ils se trompent de bonne foi, et ils sont alors de bien mauvais spéculateurs ( un mot qui veut dire « ceux qui voient loin » ) , soit qu’ils veuillent tromper le public pour faire des bénéfices à ses dépens et, dans ce cas, ils sont très coupables. Mais s’ils disent des choses vraies ? Ca leur arrive aussi. Va- t-on les poursuivre parce que ces vérités risquent d’affoler les marchés ?
Cet épisode montre quel point la remis e en cause de l’euro, du fait de la crise grecque, peut créer du trouble dans les esprits. Jean-Pierre Jouyet fait partie de cette caste d’inspecteurs des finances ou assimilés, positionnés au centre gauche, soit chrétiens sociaux, soit socialistes rocardiens ralliés au marché, ayant eu longtemps pour dénominateur commun une croyance aveugle en l’Europe et en l’euro, un sujet sur lesquels ils ne pouvaient « ni se tromper ni nous tromper ». Ils se retrouvent aux Semaines sociales ou bien dans le club des Gracques – personnages de l’Antiquité avec lesquels on ne voit d’ailleurs pas le rapport puisque Tiberius et Caïus Gracchus, c’était les pauvres contre les riches et que la mécanique euro-libérale, c’est à peu près l’inverse ! Ce sont en tous les cas des gens très intelligents puisqu’ils avaient prévu unanimement le succès de l’euro, n’hésitant pas à contredire le collège des Prix Nobel d ’ économie, qui, de manière tout aussi unanime, avait prédit son échec !
L’univers de ces personnes est, on le comprend, gravement ébranlé. Même si les chefs d’Etat et de gouvernement semblent, à coup de centaines de milliards, avoir trouvé une solution provisoire à la crise grecque, le problème de fond demeure : le différentiel d’inflation au sein de la zone euro qui interdit définitivement aux Grecs de jamais rembourser ce qu’on leur prête.
« Ne jamais rembourser ! » Il me faut encore faire attention ce que je dis ! Heureusement, j’ai la caution de M. Thorstein Polleit, chef économiste de la Barclays –Allemagne qui vient de dire à peu près la même chose (2).
Et oui : Gracques ou pas Gracques, il faut se faire à cette idée : il se peut que nous assistions à la fin d’un monde. On comprend qu’il faille mobiliser les gendarmes.
Roland HUREAUX
1. 7 mai 2010
2. Le Monde, 11 mai 2010