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Roland HUREAUX

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13 juin 2008 5 13 /06 /juin /2008 18:51

Comment ne pas être frappé, en voyant  rejet du traité de Lisbonne émanant du peuple irlandais,  par  le contraste entre la faiblesse de l’enjeu apparent : un  pays sur vingt-sept  et un des plus petits, périphérique qui plus est, ne représentant  que 1,1 % de la population de l’Union,  et  le séisme que provoque  ce vote à travers toute l’Europe.  

Les raisons qui peuvent expliquer ce retentissement ne manquent certainement pas :   l’Irlande étant le seul  pays que sa loi fondamentale  obligeait  à  soumettre le traité à référendum,  tout le monde a compris que  le peuple irlandais  dit tout haut ce que les autres pensent tout bas ;  on sait aussi qu’un traité international comme celui de Lisbonne n’est valide que si tous les pays signataires l’ont ratifié et que la défaillance d’un seul suffit à le rendre inopérant.

Certes. Mais l’Europe en a vu d’autres : la machine européenne a su jusqu’ici gérer ces problèmes quitte à faire revoter certains pays  ou à leur ménager  un régime spécial (Royaume-Uni, Danemark, Irlande déjà ).

Les  partisans du traité peuvent dire en outre que l’Irlande, encore prisonnière d’ un catholicisme étriqué,  est un cas à part :  que la question de l’avortement ait en partie motivé son refus l’écarte , de toutes façons, du courant dominant.    

Pourtant cet Etat , longtemps à la traîne,  est devenu  le plus  riche de l’Union ; il a le taux de  prélèvements obligatoires  le plus faible et au moins autant que les questions de mœurs,  a joué dans ce pays réputé libéral  la crainte que l’Europe ne remette en cause la gratuité de la santé et de l’éducation. Le refus des  aventures militaires où la politique étrangère commune pourrait  entrainer ce pays resté  à l’écart de l’OTA N   a aussi influé.

Mais  la réaction  de l’opinion internationale  témoigne surtout  de l’extrême fragilité de l’édifice bruxellois.

Déjà, deux grands pays fondateurs, la France et les Pays-Bas,   avaient en 2005  rejeté le projet de constitution européenne provoquant un premier ébranlement. La réaction des élites européennes attachées à une mécanique dont l’effet  premier, profitable pour elles,  est d’ouvrir l’espace européen à tous les  vents de la mondialisation, fut de s’asseoir sur le couvercle de la marmite. Le traité prétendu simplifié (tellement simplifié que François Bayrou lui-même n’hésite pas à qualifier d’illisible), annoncé par Nicolas Sarkozy dans sa campagne électorale, devait remettre l’Europe sur les rails « parce qu’il n’y a pas d’autre solution. » Afin d’éviter cette fois tout  risque de  rejet, 26 états sur 27  avaient décidé de  l’adopter par voie parlementaire, des gouvernements et des parlements dociles  à l’ordre  international n’hésitant pas, comme en France, à désavouer frontalement le vote populaire. Mais le référendum irlandais a été  le maillon faible de l’entreprise : avec lui , c’est toute une bouffée de vapeur qui s’échappe de la marmite , venant rappeler que le calme apparent avec lequel les dirigeants européens faisaient mijoter leur petite soupe  n’était qu’un faux-semblant recouvrant une contrainte lourde imposée   aux peuples et un viol, sinon dans la lettre du moins dans l’esprit,  de ce fondement essentiel de la civilisation européenne qui s’appelle la démocratie.

Que va-t-il se passer désormais ? La France et l’Allemagne ont, sans surprise, annoncé conjointement que le processus de ratification devait se poursuivre comme s’il ne s’était encore une fois rien passé.  Les électeurs irlandais sont renvoyés aux  brumes d’Avallon.

Freud a expliqué que le mécanisme du refoulement permettait à l’homme de vive au quotidien, en « censurant » les vérités traumatiques qu’il  ne veut pas voir. Depuis plusieurs années les dirigeants européens censurent pour cette raison le refus profond des peuples d’Europe d’aliéner leur liberté ou à tous le moins d’approuver  des politiques européennes décidées sans qu’on  leur demande leur avis. 

Le plus probable dans l’immédiat  est qu’un nouveau mécanisme de refoulement - de forclusion disent aussi les psychanalystes - ,   quelques subterfuges juridiques aidant , se mette en place, pour que l’Europe  puisse croire reprendre le cours de  son long fleuve tranquille.  Le traumatisme passé, on fera comme s’il ne s’était rien passé. Mais l’amnésie aura un caractère plus artificiel que jamais.  Et comme le refoulé, nous dit encore Freud,  finit toujours par revenir à la surface, ce sera jusqu’au prochain débordement.

                                                    Roland HUREAUX

 
 

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18 mai 2008 7 18 /05 /mai /2008 18:10

PRESIDENTET PREMIER MINISTRE : LE JEU DE BASCULE

 

 

Même si elle est  aujourd’hui  orientée à la baisse, la cote de popularité de François Fillon se tient depuis plusieurs mois très au-dessus de celle de Nicolas Sarkozy.

Résultat  d’autant plus remarquable que le premier ministre n’a rien fait d’autre pour l’atteindre   que de rester calme et digne. On se souvient qu’au cours de l’été 2007, la position de Fillon était particulièrement délicate : tenu pour une sorte de directeur de cabinet du président (et les commentateurs de gloser sur  le modèle américain,  aboutissement logique de nos institutions), il voyait toute la communication et la coordination gouvernementales confisquées par le président et ses proches collaborateurs. Le premier ministre a assumé avec patience cette position dévalorisée.  Il n’est aucune action d’envergure qu’on puisse lui attribuer mais l’opinion a eu le sentiment que dans le tourbillon présidentiel, il maintenait  la dignité de l’Etat. Car les modernes l’ont trop oublié, exercer le pouvoir, n’est pas d’abord de l’ordre du faire, mais de l’  être.  Au début, on riait de Fillon ; aujourd’hui on ne rit plus.

La baisse dramatique de la popularité du président de la République a des causes diverses. Des raisons de fond d’abord : l’échec à relever le pouvoir d’achat et même à réaliser des réformes significatives, les atteintes à l’indépendance nationale (traité européen dit « simplifié »,  réintégration de l’OTAN) à laquelle les Français sont plus attachés qu’on ne croit, suffisaient à le précipiter des  cimes illusoires qui ont suivi son élection. Mais les formes  ont  aggravé les choses : une vie privée trop voyante, des accointances ostensibles avec les puissances d’argent et surtout un comportement virevoltant qui n’est pas celui que les Français attendent du chef de l’Etat.  Son attitude générale, faite de mouvement perpétuel et souvent stérile a été jugée  par beaucoup indigne d’un président.  

En empiétant largement sur le rôle du premier ministre, jusqu’à se rendre aux réunions du parti majoritaire, Nicolas Sarkozy ne s’est pas grandi mais au contraire dévalué. Surtout, il a assumé seul l’impopularité liée à des politiques  qui ne pouvaient être qu’  insatisfaisantes.

Il n’est pas certain que, face aux   empiètements  présidentiels, l’attitude de François Fillon ait été préméditée.  Du fait de  son tempérament et surtout parce qu’on ne lui laissait pas d’autre rôle,  il n’avait d’autre choix que   « la jouer calme ».

 

L’inversion des rôles

 

Et c’est ainsi qu’entre les deux  premiers personnages de l’Etat,  les rôles se sont inversés.

La hauteur, la distance qui sont généralement  l’apanage du chef de l’Etat se sont trouvés transférés sur le  premier ministre.

Etre sur la brèche, donner l’impression de se démener au quotidien,  qui est ce que l’on attend généralement du premier ministre, c’est le  chef de l’Etat qui l’a assumé.

Tout se passe comme si les deux  personnages se trouvaient aux deux extrémités d’une balançoire. En descendant  de sa hauteur  Sarkozy a, de façon automatique,  fait remonter le premier ministre.

Bernard de Fallois (1) avait comparé  de manière irrévérencieuse mais avec subtilité, la répartition   des rôles entre le président et le premier ministre sous la Ve République avec ceux  du clown blanc  et de l’Auguste : le premier dominateur et légèrement sadique vis-à-vis du second, ce dernier  à la fois victimaire et  courant partout. Tout se  passe comme si, sur la piste constitutionnelle française, il  y avait   deux costumes  et deux seulement.   Si l’un abandonne le sien pour usurper celui de l’autre, ce dernier n’a d’autre choix que d’endosser   le premier.

 

Lévi-Strauss aurait dit  qu’il y a là un « effet de structure » : les deux rôles se définissent  non en soi mais l’un par rapport à l’autre.

Le paradoxe de Sarkozy est qu’il a volontairement endossé le mauvis rôle, celui de l’Auguste !

Ce qui s’est passé au cours des derniers mois sur le plan  à la fois psychologique et constitutionnel   a été, à cet égard, d’autant plus  probant que  François Fillon n’est pas doté d’une personnalité exceptionnelle.  La stature qu’il a acquise  résulte principalement de la situation.

L’inversion des rôles est allée très loin : ainsi Fillon, plus qu’aucun de ses prédécesseurs,  multiplie les voyages à l’étranger,   ce qui  n’entre pas dans la fonction habituelle du premier ministre, tenu classiquement pour  une sorte de  super ministre de l’ intérieur -  disons des affaires intérieures.

Surtout,  l’inversion touche aussi  la cote de popularité. En s’économisant, le président de la République (Mitterrand sut le faire  mieux que personne)  préservait son prestige,  se tenait en position de  recours et, par là, maintenait mieux sa  popularité. Le premier ministre, tenu d’aller au front, se trouvait être, au contraire, plus vulnérable : il était, selon l’expression  consacrée,  le « fusible ». Il ne pouvait donc qu’être moins populaire que le président.   Si,  par exception, il le devançait dans les sondages, l’équilibre était menacé et le président devait assez rapidement s’en séparer. Mais  il ne fallait pas non plus qu’il tombe trop bas car alors il ne   jouait plus son rôle de paravent : dans ce cas aussi, il fallait le remplacer. Le Pompidou de juin 1968, Jacques Chaban-Delmas se rattachent  au premier cas  de figure, Michel Debré, Pierre Mauroy au second. Or dans l’inversion des rôles auquel nous assistons, non seulement le président essuie en première ligne l’impopularité de l’action gouvernementale  tandis que  le premier ministre demeure préservé, mais il se passe entre eux ce que les présidents craignaient autrefois : le président tombe si bas qu’aux dernières nouvelles, il  commence à entraîner dans sa chute le premier ministre !  

Commet finira cette affaire ?  Il est difficile de le dire. L’usage était qu’en début de septennat ou de quinquennat, le président choisisse un premier ministre politique ayant son poids propre,  et se replie ensuite sur une personnalité du sérail, tenue pour plus proche de lui : Couve de Murville après Pompidou, Messmer après Chaban, Barre après Chirac, Cresson et Bérégovoy après Rocard. Le second bénéficiait de la popularité préservée du premier. Il sera difficile à  Nicolas Sarkozy de jouer  le même jeu. Ou il gardera Fillon ou il sera tenu de choisir quelqu’un qui lui apporte quelque chose et qui ait donc un poids politique propre, deux perspectives également insatisfaisantes.

Quoi qu’il  en soit, ce qui se passe aujourd’hui  montre combien le  fonctionnement du binôme Président–Premier ministre  a dans la culture française un enracinement – et sans doute une raison d’être   profonds. Si le fauteuil présidentiel est laissé vacant par son titulaire, l’opinion y  installe quelqu’un d’autre !

 

Pas de régime présidentiel « à l’américaine »

 

De temps immémorial, les   fonctions de  chef de l’Etat et de  principal ministre ont opéré ce jeu de bascule. Les rois forts avaient des premiers ministres discrets. Les rois plus faibles, comme Louis XIII eurent un premier ministre fort. Le drame de Louis XVI fut de ne pas trouver son Richelieu ! Avec Louis XIV et Napoléon, le chef était  si fort qu’on ne savait plus qui était  premier ministre, mais à la différence de Sarkozy, l’un comme l’autre, quoique très actifs, surent garder leur dignité. Les IIIe et IVe Républiques ont inversé les rôles : le président s’efface – mais en demeurant cependant dans cette  réserve qui maintient  la popularité -, le président du conseil s’affirme et s’use. Un schéma que l’on retrouve aujourd’hui  en temps de cohabitation.
C’est dire toute la richesse à la fois symbolique et pratique du binôme gouvernemental français et par là l’erreur où se trouvent ceux  qui s’en vont répétant depuis des lustres   qu’ une évolution vers un régime présidentiel pur « à l’américaine » est  inéluctable. C’est dire aussi que   ceux qui préparent une révision  constitutionnelle, si réforme constitutionnelle il y a (2),   devront  impérativement prendre en compte le jeu de bascule qui s’offre à nous aujourd’hui. Il  se trouve en tout pays   des fondamentaux avec lesquels on ne joue pas impunément et  auxquels il ne faut toucher qu’avec crainte et tremblement : ainsi en France des relations entre le  président de la République et le Premier ministre. 

 

Roland HUREAUX

 

 

Commentaire n° 105- Printemps 2004, page 103

Le parti socialiste pourrait jouer un rôle utile en bloquant la révision constitutionnelle que projette le président. Il en a le pouvoir.  Mais il est, paraît-il, divisé sur le sujet...

 

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18 mai 2008 7 18 /05 /mai /2008 12:56

PRESIDENT ET PREMIER MINISTRE : LE JEU DE BASCULE

 

 

Même si elle est  aujourd’hui  orientée à la baisse, la cote de popularité de François Fillon se tient depuis plusieurs mois très au-dessus de celle de Nicolas Sarkozy.

Résultat  d’autant plus remarquable que le premier ministre n’a rien fait d’autre pour l’atteindre   que de rester calme et digne. On se souvient qu’au cours de l’été 2007, la position de Fillon était particulièrement délicate : tenu pour une sorte de directeur de cabinet du président (et les commentateurs de gloser sur  le modèle américain,  aboutissement logique de nos institutions), il voyait toute la communication et la coordination gouvernementales confisquées par le président et ses proches collaborateurs. Le premier ministre a assumé avec patience cette position dévalorisée.  Il n’est aucune action d’envergure qu’on puisse lui attribuer mais l’opinion a eu le sentiment que dans le tourbillon présidentiel, il maintenait  la dignité de l’Etat. Car les modernes l’ont trop oublié, exercer le pouvoir, n’est pas d’abord de l’ordre du faire, mais de l’  être.  Au début, on riait de Fillon ; aujourd’hui on ne rit plus.

La baisse dramatique de la popularité du président de la République a des causes diverses. Des raisons de fond d’abord : l’échec à relever le pouvoir d’achat et même à réaliser des réformes significatives, les atteintes à l’indépendance nationale (traité européen dit « simplifié »,  réintégration de l’OTAN) à laquelle les Français sont plus attachés qu’on ne croit, suffisaient à le précipiter des  cimes illusoires qui ont suivi son élection. Mais les formes  ont  aggravé les choses : une vie privée trop voyante, des accointances ostensibles avec les puissances d’argent et surtout un comportement virevoltant qui n’est pas celui que les Français attendent du chef de l’Etat.  Son attitude générale, faite de mouvement perpétuel et souvent stérile a été jugée  par beaucoup indigne d’un président.  

En empiétant largement sur le rôle du premier ministre, jusqu’à se rendre aux réunions du parti majoritaire, Nicolas Sarkozy ne s’est pas grandi mais au contraire dévalué. Surtout, il a assumé seul l’impopularité liée à des politiques  qui ne pouvaient être qu’  insatisfaisantes.

Il n’est pas certain que, face aux   empiètements  présidentiels, l’attitude de François Fillon ait été préméditée.  Du fait de  son tempérament et surtout parce qu’on ne lui laissait pas d’autre rôle,  il n’avait d’autre choix que   « la jouer calme ».

 

L’inversion des rôles

 

Et c’est ainsi qu’entre les deux  premiers personnages de l’Etat,  les rôles se sont inversés.

La hauteur, la distance qui sont généralement  l’apanage du chef de l’Etat se sont trouvés transférés sur le  premier ministre.

Etre sur la brèche, donner l’impression de se démener au quotidien,  qui est ce que l’on attend généralement du premier ministre, c’est le  chef de l’Etat qui l’a assumé.

Tout se passe comme si les deux  personnages se trouvaient aux deux extrémités d’une balançoire. En descendant  de sa hauteur  Sarkozy a, de façon automatique,  fait remonter le premier ministre.

Bernard de Fallois (1) avait comparé  de manière irrévérencieuse mais avec subtilité, la répartition   des rôles entre le président et le premier ministre sous la Ve République avec ceux  du clown blanc  et de l’Auguste : le premier dominateur et légèrement sadique vis-à-vis du second, ce dernier  à la fois victimaire et  courant partout. Tout se  passe comme si, sur la piste constitutionnelle française, il  y avait   deux costumes  et deux seulement.   Si l’un abandonne le sien pour usurper celui de l’autre, ce dernier n’a d’autre choix que d’endosser   le premier.

 

Lévi-Strauss aurait dit  qu’il y a là un « effet de structure » : les deux rôles se définissent  non en soi mais l’un par rapport à l’autre.

Le paradoxe de Sarkozy est qu’il a volontairement endossé le mauvis rôle, celui de l’Auguste !

Ce qui s’est passé au cours des derniers mois sur le plan  à la fois psychologique et constitutionnel   a été, à cet égard, d’autant plus  probant que  François Fillon n’est pas doté d’une personnalité exceptionnelle.  La stature qu’il a acquise  résulte principalement de la situation.

L’inversion des rôles est allée très loin : ainsi Fillon, plus qu’aucun de ses prédécesseurs,  multiplie les voyages à l’étranger,   ce qui  n’entre pas dans la fonction habituelle du premier ministre, tenu classiquement pour  une sorte de  super ministre de l’ intérieur -  disons des affaires intérieures.

Surtout,  l’inversion touche aussi  la cote de popularité. En s’économisant, le président de la République (Mitterrand sut le faire  mieux que personne)  préservait son prestige,  se tenait en position de  recours et, par là, maintenait mieux sa  popularité. Le premier ministre, tenu d’aller au front, se trouvait être, au contraire, plus vulnérable : il était, selon l’expression  consacrée,  le « fusible ». Il ne pouvait donc qu’être moins populaire que le président.   Si,  par exception, il le devançait dans les sondages, l’équilibre était menacé et le président devait assez rapidement s’en séparer. Mais  il ne fallait pas non plus qu’il tombe trop bas car alors il ne   jouait plus son rôle de paravent : dans ce cas aussi, il fallait le remplacer. Le Pompidou de juin 1968, Jacques Chaban-Delmas se rattachent  au premier cas  de figure, Michel Debré, Pierre Mauroy au second. Or dans l’inversion des rôles auquel nous assistons, non seulement le président essuie en première ligne l’impopularité de l’action gouvernementale  tandis que  le premier ministre demeure préservé, mais il se passe entre eux ce que les présidents craignaient autrefois : le président tombe si bas qu’aux dernières nouvelles, il  commence à entraîner dans sa chute le premier ministre !  

Commet finira cette affaire ?  Il est difficile de le dire. L’usage était qu’en début de septennat ou de quinquennat, le président choisisse un premier ministre politique ayant son poids propre,  et se replie ensuite sur une personnalité du sérail, tenue pour plus proche de lui : Couve de Murville après Pompidou, Messmer après Chaban, Barre après Chirac, Cresson et Bérégovoy après Rocard. Le second bénéficiait de la popularité préservée du premier. Il sera difficile à  Nicolas Sarkozy de jouer  le même jeu. Ou il gardera Fillon ou il sera tenu de choisir quelqu’un qui lui apporte quelque chose et qui ait donc un poids politique propre, deux perspectives également insatisfaisantes.

Quoi qu’il  en soit, ce qui se passe aujourd’hui  montre combien le  fonctionnement du binôme Président–Premier ministre  a dans la culture française un enracinement – et sans doute une raison d’être   profonds. Si le fauteuil présidentiel est laissé vacant par son titulaire, l’opinion y  installe quelqu’un d’autre !

 

Pas de régime présidentiel « à l’américaine »

 

De temps immémorial, les   fonctions de  chef de l’Etat et de  principal ministre ont opéré ce jeu de bascule. Les rois forts avaient des premiers ministres discrets. Les rois plus faibles, comme Louis XIII eurent un premier ministre fort. Le drame de Louis XVI fut de ne pas trouver son Richelieu ! Avec Louis XIV et Napoléon, le chef était  si fort qu’on ne savait plus qui était  premier ministre, mais à la différence de Sarkozy, l’un comme l’autre, quoique très actifs, surent garder leur dignité. Les IIIe et IVe Républiques ont inversé les rôles : le président s’efface – mais en demeurant cependant dans cette  réserve qui maintient  la popularité -, le président du conseil s’affirme et s’use. Un schéma que l’on retrouve aujourd’hui  en temps de cohabitation.
C’est dire toute la richesse à la fois symbolique et pratique du binôme gouvernemental français et par là l’erreur où se trouvent ceux  qui s’en vont répétant depuis des lustres   qu’ une évolution vers un régime présidentiel pur « à l’américaine » est  inéluctable. C’est dire aussi que   ceux qui préparent une révision  constitutionnelle, si réforme constitutionnelle il y a (2),   devront  impérativement prendre en compte le jeu de bascule qui s’offre à nous aujourd’hui. Il  se trouve en tout pays   des fondamentaux avec lesquels on ne joue pas impunément et  auxquels il ne faut toucher qu’avec crainte et tremblement : ainsi en France des relations entre le  président de la République et le Premier ministre. 

 

Roland HUREAUX

 

 

Commentaire n° 105- Printemps 2004, page 103

Le parti socialiste pourrait jouer un rôle utile en bloquant la révision constitutionnelle que projette le président. Il en a le pouvoir.  Mais il est, paraît-il, divisé sur le sujet...

 

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18 mai 2008 7 18 /05 /mai /2008 08:39


Même si elle est  aujourd’hui  orientée à la baisse, la cote de popularité de François Fillon se tient depuis plusieurs mois très au-dessus de celle de Nicolas Sarkozy.

Résultat  d’autant plus remarquable que le premier ministre n’a rien fait d’autre pour l’atteindre   que de rester calme et digne. On se souvient qu’au cours de l’été 2007, la position de Fillon était particulièrement délicate : tenu pour une sorte de directeur de cabinet du président (et les commentateurs de gloser sur  le modèle américain,  aboutissement logique de nos institutions), il voyait toute la communication et la coordination gouvernementales confisquées par le président et ses proches collaborateurs. Le premier ministre a assumé avec patience cette position dévalorisée.  Il n’est aucune action d’envergure qu’on puisse lui attribuer mais l’opinion a eu le sentiment que dans le tourbillon présidentiel, il maintenait  la dignité de l’Etat. Car les modernes l’ont trop oublié, exercer le pouvoir, n’est pas d’abord de l’ordre du faire, mais de l’  être.  Au début, on riait de Fillon ; aujourd’hui on ne rit plus.

La baisse dramatique de la popularité du président de la République a des causes diverses. Des raisons de fond d’abord : l’échec à relever le pouvoir d’achat et même à réaliser des réformes significatives, les atteintes à l’indépendance nationale (traité européen dit « simplifié »,  réintégration de l’OTAN) à laquelle les Français sont plus attachés qu’on ne croit, suffisaient à le précipiter des  cimes illusoires qui ont suivi son élection. Mais les formes  ont  aggravé les choses : une vie privée trop voyante, des accointances ostensibles avec les puissances d’argent et surtout un comportement virevoltant qui n’est pas celui que les Français attendent du chef de l’Etat.  Son attitude générale, faite de mouvement perpétuel et souvent stérile a été jugée  par beaucoup indigne d’un président.  

En empiétant largement sur le rôle du premier ministre, jusqu’à se rendre aux réunions du parti majoritaire, Nicolas Sarkozy ne s’est pas grandi mais au contraire dévalué. Surtout, il a assumé seul l’impopularité liée à des politiques  qui ne pouvaient être qu’  insatisfaisantes.

Il n’est pas certain que, face aux   empiètements  présidentiels, l’attitude de François Fillon ait été préméditée.  Du fait de  son tempérament et surtout parce qu’on ne lui laissait pas d’autre rôle,  il n’avait d’autre choix que   « la jouer calme ».

 

L’inversion des rôles

 

Et c’est ainsi qu’entre les deux  premiers personnages de l’Etat,  les rôles se sont inversés.

La hauteur, la distance qui sont généralement  l’apanage du chef de l’Etat se sont trouvés transférés sur le  premier ministre.

Etre sur la brèche, donner l’impression de se démener au quotidien,  qui est ce que l’on attend généralement du premier ministre, c’est le  chef de l’Etat qui l’a assumé.

Tout se passe comme si les deux  personnages se trouvaient aux deux extrémités d’une balançoire. En descendant  de sa hauteur  Sarkozy a, de façon automatique,  fait remonter le premier ministre.

Bernard de Fallois (1) avait comparé  de manière irrévérencieuse mais avec subtilité, la répartition   des rôles entre le président et le premier ministre sous la Ve République avec ceux  du clown blanc  et de l’Auguste : le premier dominateur et légèrement sadique vis-à-vis du second, ce dernier  à la fois victimaire et  courant partout. Tout se  passe comme si, sur la piste constitutionnelle française, il  y avait   deux costumes  et deux seulement.   Si l’un abandonne le sien pour usurper celui de l’autre, ce dernier n’a d’autre choix que d’endosser   le premier.

 

Lévi-Strauss aurait dit  qu’il y a là un « effet de structure » : les deux rôles se définissent  non en soi mais l’un par rapport à l’autre.

Le paradoxe de Sarkozy est qu’il a volontairement endossé le mauvis rôle, celui de l’Auguste !

Ce qui s’est passé au cours des derniers mois sur le plan  à la fois psychologique et constitutionnel   a été, à cet égard, d’autant plus  probant que  François Fillon n’est pas doté d’une personnalité exceptionnelle.  La stature qu’il a acquise  résulte principalement de la situation.

L’inversion des rôles est allée très loin : ainsi Fillon, plus qu’aucun de ses prédécesseurs,  multiplie les voyages à l’étranger,   ce qui  n’entre pas dans la fonction habituelle du premier ministre, tenu classiquement pour  une sorte de  super ministre de l’ intérieur -  disons des affaires intérieures.

Surtout,  l’inversion touche aussi  la cote de popularité. En s’économisant, le président de la République (Mitterrand sut le faire  mieux que personne)  préservait son prestige,  se tenait en position de  recours et, par là, maintenait mieux sa  popularité. Le premier ministre, tenu d’aller au front, se trouvait être, au contraire, plus vulnérable : il était, selon l’expression  consacrée,  le « fusible ». Il ne pouvait donc qu’être moins populaire que le président.   Si,  par exception, il le devançait dans les sondages, l’équilibre était menacé et le président devait assez rapidement s’en séparer. Mais  il ne fallait pas non plus qu’il tombe trop bas car alors il ne   jouait plus son rôle de paravent : dans ce cas aussi, il fallait le remplacer. Le Pompidou de juin 1968, Jacques Chaban-Delmas se rattachent  au premier cas  de figure, Michel Debré, Pierre Mauroy au second. Or dans l’inversion des rôles auquel nous assistons, non seulement le président essuie en première ligne l’impopularité de l’action gouvernementale  tandis que  le premier ministre demeure préservé, mais il se passe entre eux ce que les présidents craignaient autrefois : le président tombe si bas qu’aux dernières nouvelles, il  commence à entraîner dans sa chute le premier ministre !  

Commet finira cette affaire ?  Il est difficile de le dire. L’usage était qu’en début de septennat ou de quinquennat, le président choisisse un premier ministre politique ayant son poids propre,  et se replie ensuite sur une personnalité du sérail, tenue pour plus proche de lui : Couve de Murville après Pompidou, Messmer après Chaban, Barre après Chirac, Cresson et Bérégovoy après Rocard. Le second bénéficiait de la popularité préservée du premier. Il sera difficile à  Nicolas Sarkozy de jouer  le même jeu. Ou il gardera Fillon ou il sera tenu de choisir quelqu’un qui lui apporte quelque chose et qui ait donc un poids politique propre, deux perspectives également insatisfaisantes.

Quoi qu’il  en soit, ce qui se passe aujourd’hui  montre combien le  fonctionnement du binôme Président–Premier ministre  a dans la culture française un enracinement – et sans doute une raison d’être   profonds. Si le fauteuil présidentiel est laissé vacant par son titulaire, l’opinion y  installe quelqu’un d’autre !

 

Pas de régime présidentiel « à l’américaine »

 

De temps immémorial, les   fonctions de  chef de l’Etat et de  principal ministre ont opéré ce jeu de bascule. Les rois forts avaient des premiers ministres discrets. Les rois plus faibles, comme Louis XIII eurent un premier ministre fort. Le drame de Louis XVI fut de ne pas trouver son Richelieu ! Avec Louis XIV et Napoléon, le chef était  si fort qu’on ne savait plus qui était  premier ministre, mais à la différence de Sarkozy, l’un comme l’autre, quoique très actifs, surent garder leur dignité. Les IIIe et IVe Républiques ont inversé les rôles : le président s’efface – mais en demeurant cependant dans cette  réserve qui maintient  la popularité -, le président du conseil s’affirme et s’use. Un schéma que l’on retrouve aujourd’hui  en temps de cohabitation.

C’est dire toute la richesse à la fois symbolique et pratique du binôme gouvernemental français et par là l’erreur où se trouvent ceux  qui s’en vont répétant depuis des lustres   qu’ une évolution vers un régime présidentiel pur « à l’américaine » est  inéluctable. C’est dire aussi que   ceux qui préparent une révision  constitutionnelle, si réforme constitutionnelle il y a (2),   devront  impérativement prendre en compte le jeu de bascule qui s’offre à nous aujourd’hui. Il  se trouve en tout pays   des fondamentaux avec lesquels on ne joue pas impunément et  auxquels il ne faut toucher qu’avec crainte et tremblement : ainsi en France des relations entre le  président de la République et le Premier ministre.  

 

Roland HUREAUX

 

 

1.        Commentaire n° 105- Printemps 2004, page 103

2.        Le parti socialiste pourrait jouer un rôle utile en bloquant la révision constitutionnelle que projette le président. Il en a le pouvoir.  Mais il est, paraît-il, divisé sur le sujet...

 

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13 mai 2008 2 13 /05 /mai /2008 06:21

 

Il est remarquable de voir à quel point  la signification d’ événements aussi récents que ceux de Mai 68 a pu être travestie.

Le point fort  dont il semble qu’on ait perdu le souvenir  est que la rhétorique dominante  tout au long de ces événements  fut marxiste. Peut-être le marxisme a-t-il là jeté ses derniers feux ? Il reste que les  principaux groupes  qui impulsèrent le mouvement, les maoïstes ( appelés alors « Union des jeunesses marxistes-léninistes » et plus tard « Gauche prolétarienne »), les trois mouvements trotskystes, le PSU (où les chrétiens étaient pourtant nombreux),  l’UNEF et même le « Mouvement du 22 mars » qui, plus ou moins les fédérait, se référaient d’abord à Marx et à Lénine, puis, qui à Trotski, qui à Mao, qui à Che Guevara. Pas à Freud (1). Il n’était question dans les couloirs des universités en grève que de la lutte des classes, de la Révolution,  de l’injustice faite aux ouvriers ou  aux fils d’ouvriers,   ou au Tiers monde : Bourdieu venait de publier Les héritiers que le théâtre de l’Ecole normale supérieure avait mis en scène au cours de l’hiver.  La  voisinage, invraisemblable aujourd’hui,  d’un immense bidonville n’avait pas fait peu pour alimenter la mauvaise conscience des étudiants de Nanterre où a débuté le mouvement.  Les manifestations contre l’intervention des Etats-Unis  au Vietnam et pour le Vietcong  avaient tout au long de l’hiver 1967-1968 servi de répétition  au mouvement  de mai. 

 

La lutte des clases avant le sexe

 

Certes quelques uns des initiateurs du mouvement, comme  Cohn-Bendit  connaissaient  les théoriciens de l’école de Francfort, Marcuse et Reich, dont la mode venait de   Californie, et qui avaient mêlé le thème sexuel à la lutte des classes,  mais l’austère Althusser eut bien plus d’influence.  Certes  encore le premier incident fut lié à la revendication des  étudiants du droit d’entrer dans les bâtiments des étudiantes à la cité universitaire de Nanterre, ce qui fit dire au  général de Gaulle, goguenard : « ils voulaient des locaux et des maîtres, ils veulent à présent des lits et des maîtresses ! » (2). Mais tout cela est anecdotique ; les romans de Françoise Sagan,  les films de Louis Malle, les dessins de Kiraz  étaient  déjà là pour nous rappeler que les filles de la bonne société n’avaient pas attendu mai 68 pour jeter leur gourme. La pilule était légale depuis 1967, le concile avait précipité la crise de  l’Eglise  quatre ou cinq ans plus tôt. Sur les barricades, il ne fut jamais question des droits des homosexuels. Qui peut douter que la « révolution sexuelle » aurait eu de toutes façons  lieu sans Mai 68 ? L’évolution parallèle des pays étrangers le démontre. Moins que la morale sexuelle, c’est en fait  la morale tout court qui fut atteinte : les leçons de morale héritées  de Jules Ferry,  qui n’avaient rien de sexuel, furent à ce moment là supprimées à  l’école élémentaire sans qu’aucune circulaire l’ait formalisé.

Mouvement de jeunesse sans doute, Mais 68 fut-il un mouvement des étudiants ? Moins qu’on croit. La manifestation du 13 mais 1968 rassembla près d’un million de personnes mais l’essentiel était composé de salariés répondant à l’appel des organisations syndicales, CGT en tête. Quand  les syndicats ouvriers n’y participaient  pas, les manifestations parisiennes  ne dépassèrent  guère les 50 000 personnes, dont une moitié de lycéens et, de plus en plus  de jeunes qui n’étaient pas étudiants. Or il y avait plus de  250 000 étudiants en région parisienne.  La proportion des étudiants manifestants  semble avoir été un peu plus forte en province.

La prégnance du discours marxiste explique certains dessins diffusés par l’Ecole des Beaux-Arts comme celui, odieux, qui montrait Hitler sous le masque de De Gaulle. Ce n’était là rien d’autre que l’illustration de la théorie marxiste selon laquelle tous les régimes bourgeois se valent, le régime hitlérien détenant  par sa radicalité la vérité cachée des autres.  Le thème « CRS-SS » est de la même eau. A cet égard, mai 68 fut moins une rupture que le prolongement  et la radicalisation de l’opposition de gauche au général de Gaulle qui s’était exprimée tout au long des années soixante. Opposition où  le marxisme (la « philosophie indépassable de notre temps » disait Jean-Paul Sartre), au moins  au lycée et  à l’Université,  était hégémonique.  Mai 68 : révolte contre les maîtres  ou   leçon trop  bien apprise ?  On peut se poser la question. Le fait nouveau en 1968 fut que malgré la forte présence de l’Union des étudiants communistes (UEC), le Parti communiste  avait  perdu son leadership  dans le monde étudiant au bénéfice des « gauchistes » (expression  inventée par Lénine et reprise par le PCF).  Pour ce dernier, c’était la conséquence du ralliement de trop de jeunes  bourgeois à la cause de la  Révolution. Même si les « fils du peuple » furent plus nombreux qu’on ne  l’a dit chez les  gauchistes, il n’avait sans doute  pas entièrement tort.

Il reste que  le marxisme-léninisme de ces derniers était en peau de lapin. L’auteur de ces lignes se souvient d’avoir un jour poussé dans ces retranchements un maoïste qui n’avait que la Révolution à la bouche:   « si vous  êtes  logique, ce n’est pas la Sorbonne qu’il faut prendre, c’est l’Elysée ». Il n’en fut pas  question. Il était entendu, sans que personne l’avoue,   que  cette révolution devait   être un coïtus interruptus. C’est sans doute là que la psychanalyse reprend ses droits. Tuer le Père (le général ?) d’accord,  mais seulement sur le plan symbolique.

A cette impuissance des soi-disant révolutionnaires répondait d’ailleurs celle du chef de l’Etat qui multipliait les consignes de fermeté, sans qu’on sache bien si lui aussi les prenait tout à fait  au sérieux. Si elles avaient été appliquées, le sang aurait  coulé et sa mémoire en eut été ternie. Mais ni ses ministres, ni le préfet de police, l’admirable Maurice Grimaud, ne prirent ces consignes à la lettre. D’où ce miracle d’une « révolution » où, au moins à Paris, personne n’a laissé la vie. 

 

Vers la fin de l’exception française

 

Mais il faut encore considérer  les conséquences paradoxales de Mai 68.

Le premier bénéficiaire de ce mouvement né dans la protestation contre l’impérialisme américain au Vietnam, fut  le dollar qui vit, grâce à la crise du franc,  sa dévaluation retardée de trois ans. Le monde anglo-saxon se réjouit dans l’ensemble d’événements  dans lesquels il vit la juste punition de la morgue du général de Gaulle à son encontre. Hasard ? Mai 68 suivit de peu les retournements spectaculaires de  la politique étrangère de la France : retrait  de l’Otan, attaques contre le dollar, visite en URSS, discours de Pnom-Penh, voyage au  Québec, condamnation d’Israël. La retraite du général de Gaulle en 1969, conséquence retardée du mouvement de mai fut leur  revanche. Les Américains n’ont sans doute pas provoqué le mouvement. En ont-ils soufflé sur  les braises ? Rien n’est exclu. L’évolution ultra-atlantiste de beaucoup de fils de mai,  en France et à l’étranger (3),  n’est en tous les cas un paradoxe qu’en apparence.

A l’intérieur, le grand vainqueur  fut  Georges Pompidou. Non seulement il gagna les élections : les législatives  de 1968 puis  les présidentielles  de 1969, mais la hausse importante des salaires qu’il concéda aux  accords de Grenelle, pour calmer le mouvement,   fut le plus beau coup de fouet keynésien qu’ait jamais  reçu l’économie française. Les cinq années qui suivirent connurent taux de croissance les plus élevés  de l’après-guerre. La contestation de la société de consommation déboucha sur l’  industrialisation à outrance. Autre paradoxe.

L’autre vainqueur fut François Mitterrand. Paradoxe aussi parce que s’il y avait un homme politique détesté par toutes les composantes du mouvement sans exception, c’était bien lui. Quelque part  de Gaulle était respecté, un Mendès-France apparaissait même comme le recours des franges les  plus modérées du mouvement de mai. Mais Mitterrand était alors le symbole abhorré de la gauche archaïque et de la Quatrième République. Il réussit pourtant à remonter le courant. Sa victoire de 1981 s’inscrit, qu’on le veuille ou non,   dans le sillage de Mai 68.  

Pompidou (et aussi Giscard), Mitterrand : chaque fois un pas fut accompli vers la normalisation de la France, mais les fondamentaux de la politique gaullienne d’indépendance nationale n’étaient pas encore remis en cause. Pas davantage la Constitution dans laquelle, Mitterrand, qui l’avait tant combattue, se déclara  même très à l’aise.

C’est pourquoi on peut se demander si l’avènement de Nicolas Sarkozy ne représente pas l’aboutissement ultime  de la trajectoire. La réintégration de l’OTAN, les revirements au Proche-Orient, vis-à-vis de la Russie,  du Québec même, marquent, comme à dessein,  la fin de l’exception française, laquelle ne s’était jamais exprimée avec autant d’éclat que dans les mois qui ont précédé les évènements de mai. Qu’un soixante-huitard comme Bernard Kouchner soit l’exécuteur de ces révisions est logique. Le projet de réviser la Constitution  - sans doute de la liquider – va dans le même sens. Ne parlons pas de la volonté ostensible du président de « jouir sans entrave » : là aussi c’est l’anecdote.

Quitte à choquer quelques  militants nostalgiques, il faut regarder les géopolitiques en face. Ce que Nicolas Sarkozy se propose de liquider, c’est très précisément ce qui s’est trouvé ébranlé en mai 68.  Le président  a beau dire à son électorat  de droite qu’il veut  « tourner la page de mai 68 », le véritable héritier, c’est lui.

 

Roland HUREAUX

 


 

1.                       Gille Deleuze (G.Deleuze & F.Guattari, L’Anti-Œdipe, 1972) a bien compris à quel point le freudisme se situait aux antipodes de la thématique de mai 68. C’était particulièrement vrai dans l’interprétation  qu’en fit à l’époque Jacques Lacan, sous une forme suffisamment cryptée pour que personne ne s’en aperçoive. 

 

2.                       On n‘a d’ailleurs jamais dit le calvaire que vécurent, cette revendication satisfaite,  certaines boursières de provinces logées dans la cité, à une époque où le délit de harcèlement sexuel n’existait pas encore.

 

3.   Cf. Marianne , 12 juillet 1999, Roland Hureaux , « Kosovo : une guerre soixante-huitarde ? »                             

 

 

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13 mai 2008 2 13 /05 /mai /2008 06:18

Quand un gouvernement peu inspiré est sommé de réformer à tout va, il consulte son administration. Celle-ci a toujours des idées en réserve mais il faut s’en méfier. Généralement, les bonnes ont déjà été appliquées.  Les premières qu’elle trouve dans ses cartons sont celles qu’elle a déjà proposées dix fois aux ministres et qui n’ont jamais marché, soit que des hommes ( ou des femmes) politiques  de bon sens les aient écartées d’eux-mêmes, soit qu’elle se soient heurtées à une forte résistance de l’opinion, pas nécessairement injustifiée.  


« Purger » les HLM des familles à revenu conséquent : une fausse bonne idée

 

Sommé de faire faire des économies à  la Sécurité sociale, Bercy proposera de mettre les allocations familiales sous conditions de ressources même si   Juppé et  Jospin y ont successivement échoué.   Sommé de résoudre le problème du logement,  la technostructure propose immanquablement depuis vingt ans de faire sortir du parc HLM les centaines de milliers  de foyers qui étaient en dessous du plafond de revenu quand ils y sont rentrés mais qui, gagnant plus  au fil des ans, sont passés au-dessus.  Cela fera, pense-t-on, de la place pour les sans logis.

Sur le papier, l’idée est impeccable :  il y a, dit-on,  des gens que l’Etat aide et qui n’en ont pas ou plus besoin et d’autres qu’il ne peut pas  aider faute de moyens : il suffit d’opérer un transfert.

C’est ce que les vieux fonctionnaires appelaient autrefois les « fausses bonnes idées », séduisantes sur le papier mais  inapplicables – et même nocives. Cela pour plusieurs raisons.

D’abord, il n’est pas sûr que le problème des sans-logis soit seulement une question d’offre quantitative de logements :   beaucoup de sans logis  n’ont tout simplement pas les moyens et parfois pas la volonté d’accéder à un logement même à bon marché. Comme tous les bailleurs, les sociétés HLM préfèrent les locataires solvables et suffisamment stables pour ne pas dégrader les appartements ou créer des troubles de voisinage. Au demeurant, s’il ne s’agissait que d’un problème  d’offre,   comment un grand pays comme la France n’aurait-il pas  les moyens  d’y pourvoir   en lançant de nouveaux programmes aux effets, on le sait, stimulants pur l’économie ? Une des principales raisons de l’actuelle pénurie de logements, rappelle justement Jean-Paul Lacaze, c’est la décentralisation de l’urbanisme qui empêche l’Etat d’avoir comme autrefois une grande politique volontariste.

Ensuite, pousser dehors les  revenus moyens  ne ferait qu’aggraver le caractère de ghetto de certaines cités en évinçant les locataires disposant on ne dira pas d’une certaine aisance (au vu du niveau de ces  plafonds, c’est loin d’être le cas) mais d’un  revenu normal (soit dit entre parenthèses, tous ceux qui vivent de trafics ou de travail au noir pourront, eux, rester, ce qui ne manquera pas de faire jaser ). La mixité sociale s’en trouverait  encore affaiblie.

Mais à ces arguments  techniques, on ajoutera des considérations non seulement  morales mais  politiques.

Considérations morales : il n’est pas nécessaire d’être un expert en morale sociale   pour comprendre que le logement, la « demeure » comme dit la Bible, a pour tout foyer quelque chose de sacré. Que des hauts fonctionnaires veuillent faire partir un ménage dont le chef a gagné quelques échelons en milieu de carrière, comment le faire admettre à une famille en chair et en os  qui a  ses habitudes là où elle habite, qui  se trouve bien dans le quartier, à des  enfants pour qui chaque coin de l’appartement est devenu l’ univers familier : celui   ils rangent les jouets, celui où dort le chat, où ils se cachent quand on veut les gronder ? Quelle aberration d’imaginer de leur faire quitter tout à coup, au nom d’un barème technocratique,   le petit espace qui, depuis leur naissance,  constitue leur univers.

De cette dimension morale,  le droit, qui protège le locataire aussi longtemps qu’il s’acquitte de son loyer – et quelque temps encore s’il ne s’en acquitte pas - , en tient compte. Cela seul fera  obstacle à l’application d’une  politique inhumaine.

A la rigueur  pourrait-on  revaloriser un peu les surloyers pour faire rentrer d’avantage d’argent dans les caisses publiques, mais espérer  faire déménager en masse tous les bénéficiaires de la situation actuelle relève de l’utopie.

Cela nous amène au raisons politiques qui condamnent un tel projet .

Compte tenu des ce que l’on vient de dire, tout le monde sait que cette politique ne marchera pas, pas plus qu’elle n’a marché quand Alain  Juppé ou d’autres ont voulu la mettre en œuvre dans le passé.  Dans deux ans, dans dix ans, la plupart de ceux qu’on aura voulu faire déménager seront, pour la plupart, n’en doutons pas, toujours là.

Mais  entre temps, un gouvernement « de droite » aura, et cela sans  résultat aucun,  réussi l’exploit  de se mettre à dos les classes moyennes ou   moyennes inférieures en voulant leur imposer une politique de type socialiste, basée, comme le plafonnement des allocations familiales dont il est question plus haut, sur la concentration des aides sociales vers les plus nécessiteux – avec tous les effets de ghetto géographique ou psychologique qui s’en suivent. Cela, tout homme politique de  bon sens le sait, mais en existe-t-il encore ?

 

Pour une politique vraiment libérale

 

Le pseudo-libéralisme brouillon à la française apparaît à cet égard bien maladroit si on le compare au libéralisme véritable  qui fut mis en œuvre il y a vingt ans  par Margaret Thatcher de l’autre côté de la Manche.  Beaucoup des réformes  libérales  lancées  par cette dernière furent hautement impopulaires,  mais  une lui valut au contraire une grande popularité et ce n’était pas moins libérale :   la mise en vente systématique des logements sociaux à des prix avantageux à leurs occupants.

Cela est aussi dans l’air du temps en France, mais de manière velléitaire. Toute la technostructure nationale et surtout locale qui encadre le logement social en France  freine des quatre fers : n’est-ce pas  le pain qu’on veut lui enlever de la bouche ?  A-t-on jamais vu une féodalité se faire hara-kiri ?

Régulièrement – et récemment encore au congrès de Lyon - ,  les sociétés HLM sont sommées par le ministre de mettre en vente une partie de leur parc. Mais on comprend qu’elles  ne le font que de mauvais gré et  que l’affaire avance peu : comme par hasard, on ne trouve que peu  de candidats.

La solution serait d’instituer un droit de rachat des logements HLM quels qu’ils soient par leurs locataires,  à des conditions assez avantageuses pour être attractives et qui ne seraient donc pas fixées par les organismes bailleurs.  A la différence du droit au logement instauré par Jacques Chirac, qui ne    pouvait être qu’un coup d’épée dans l’eau , un système obligeant les HLM à vendre quand le locataire le demande, aurait une tout autre portée.  Il y  faudrait naturellement quelques aménagements juridiques : sans doute un statut de copropriété spécifique  associant les nouveaux propriétaires aux sociétés HLM pour les immeubles – la plupart sans doute - où l’opération ne se serait faite qu’en partie,  une association étroite  du secteur bancaire pour monter des prêts  aux acheteurs ( prévoyant le cas échéant un retour au patrimoine HLM en cas de défaillance). Dans un contexte où,  à l’instar des Etats-Unis,  les banques cherchent désespérément de nouveaux emprunteurs solvables ou présentant des garanties, il y aurait là une magnifique occasion à saisir.  Et naturellement les sociétés HLM trouveraient par ce biais  une partie de  l’argent frais qui leur manque pour construire de nouveaux programmes afin de réduire la crise du logement.  

Cette opération a très bien marché en Angleterre où il est vrai une grande partie du patrimoine social était composé,  non de collectifs comme chez nous, mais de maisons juxtaposées de  type coron, plus faciles à « débiter en tranches ».

 

Aménager le RMI pour instaurer un « tiers payant »

 

Reste la difficulté de loger la clientèle insolvable ou tous ceux qui ont du mal à  gérer leur budget. Une solution serait d’étendre les possibilités juridiques  de tiers payant. Elle existe pour les allocations familiales mais au terme d’une procédure lourde par laquelle  un juge  décide  leur mise ne tutelle ; et cette procédure n’est elle-même applicable que s’il y a plus de deux enfants au foyer, sinon les prestations ne suffisent pas à payer un loyer.  Le dogme humanitaire  totalement contre-productif : « le RMI est insaisissable » empêche d’effectuer ce prélèvement d’office  pour ce dernier ou pour les allocations de chômage. Résultat absurde de cette proclamation grandiloquente de grands principes: beaucoup de  Rmistes n’ont pas accès au parc HLM, ils vont dans des meublés  à 30 € la nuit jusqu’au jusqu'au 10 du mois  et sont à la rue ensuite !

Nul doute au contraire que si les titulaires des minima sociaux constituaient une clientèle solvable, les constructeurs de programmes adaptés ( avec de petits loyers évidemment) seraient au rendez-vous.

 

La question du logement des jeunes

 

Reste cependant une  question très mal prise en compte par les politiques publiques : celle du logement des jeunes. Une grande partie des  problèmes de  délinquance serait réglée,  au dire de beaucoup de  travailleurs sociaux,  si  les jeunes en période de crise  avaient la possibilité   d’échapper à l’alternative désespérante  de la rue  ( où règnent les caïds)   et de  l’appartement  des « vieux » - avec lesquels ils sont, âge oblige, généralement en mauvais termes - ,    s’ils avaient la possibilité d’avoir une « piaule » à eux. Des foyers de jeunes travailleurs ? ça existe dira-t-on. Oui, mais ils ne touchent qu’une population déjà stabilisée. La cible dont nous parlons est une  population plus mouvante que les jeunes  travailleurs  proprement  dit ayant déjà un travail, un bulletin de paye etc.  Ce qu’il faudrait  dans ou hors des cités : quelque  chose de moins cher et de moins institutionnel que les foyers, des  sortes de logements étudiants accessibles aux non étudiants. Sachons en tous les cas que dans l’état actuel du droit, qui ne considère que la famille et très peu l’individu, si un jeune veut avoir son chez soi, il paiera le m2 dix fois plus cher que la chambre qu’il a  en HLM chez sa mère  (on sait que le père est rarement là dans certaines banlieues) . « Tu quitteras son père et ta mère » dit la Genèse : dans notre société c’est bien difficile. 

Bien conçu en effet,  le  logement ne saurait être  seulement un problème mais la solution à des problèmes : un véritable instrument de responsabilisation, un véritable moyen d’accéder ou de développer  la citoyenneté : pour l’adulte en devenant propriétaire, pour le chômeur en pouvant se loger avec ses allocations, pour le jeunes en ayant au moins son chez soi. Et gageons que si de telles politiques  étaient entreprises avec audace,  nos cités, stabilisées par un noyau stable de propriétaires,  auraient  meilleure allure.

 
Roland HUREAUX

 

 

 

 

 

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13 mai 2008 2 13 /05 /mai /2008 06:14


 

De plus en plus de ministres, on l’aura remarqué, ne sont pas passés devant le suffrage universel.

C’est le cas de Martin Hirsch, haut-commissaire aux solidarités actives contre la pauvreté, qui a rang de ministre.

Cela se voit.

Tous ceux qui ont fait  une campagne électorale  au cours des  vingt dernières années savent que le thème qui suscite le plus de réactions de l’auditoire, quel qu’il soit,  est celui   des abus du social. L’idée qu’au bas de l’échelle sociale, « on a intérêt à ne pas travailler car en utilisant bien les dispositifs sociaux, on gagne autant qu’en travaillant » est répandue dans toutes les classes de la société, mais surtout  les plus modestes. La rancœur de ce qu’il est convenu d’appeler les « travailleurs pauvres », de plus en plus nombreux vis-à-vis à mesure que  le pourcentage de salariés smicards s’élève,  vis-à-vis  des «assistés »,    est une des données essentielles de la société française actuelle, peut-être une des explications à certaines dérives extrémistes. Les cités peuplées autrefois par une classe ouvrière solidaire sont aujourd’hui  profondément divisées entre ceux qui travaillent et les autres, les plus amers  étant les premiers.

L’auteur de cet article,  à qui il est arrivé de se lancer dans l’arène électorale,  se souvient d’une réunion  « tupperware » dans un appartement HLM où se trouvaient ne majorité de travailleurs immigrés (nous disons bien travailleurs) : la conversation ne s’anima vraiment que quand un maçon maghrébin dénonça, avec l’approbation générale, « tous ceux qui vivent au crochet de la société ». Dans une mairie rurale, dans un dîner bourgeois, même antienne.  

Il est très difficile de faire comprendre cette immense frustration dans la nomenklatura administrative  ou médiatique, qui ne compte, il est vrai,  guère les smicards.

Il doit être clair qu’en disant cela, nous ne faisons pas de l’ idéologie ni ne portons un quelconque jugement, nous répétons seulement ce que nous entendons. 

D’ailleurs personne ne prétend aujourd’hui remettre en cause ni  le RMI ni aucun des dispositifs existants en France.

Le candidat Sarkozy semblait avoir eu une bonne intuition du problème quand il lança     le thème de la « réhabilitation du travail ». Les travailleurs pauvres eurent enfin le sentiment d’avoir été compris. Parce qu’ils pensaient qu’il mettrait fin aux abus de l’assistanat, il eut le succès populaire que l’on sait.

La faible différence de revenu réel  entre les titulaires de revenus sociaux et les travailleurs « normaux » proches du Smic est, qu’on le veuille ou non, un vrai problème. Mais il  n’apparaît pas complètement si l’on se réfère aux chiffres bruts ( même sans prendre en compte les cas de fraude ) ;   à côté des revenus sociaux institutionnels ( RMI, API, AAH auxquels on peut ajouter l’allocation-logement),  il y a en effet  plusieurs autres choses : la possibilité de garder soi-même les enfants sans avoir à  payer une crèche, les  transports gratuits au motif de recherche d’emploi, la CMU, l’ accès aux œuvres caritatives (Emmaüs, Secours catholique, Secours populaire) où  beaucoup de travailleurs, même pauvres, n’osent passe pas se présenter etc.  Il ne fait pas de doute qu’une judicieuse combinaison de l’ensemble   de ces dispositifs  fait que beaucoup de   chômeurs de longue n’ont guère d’intérêt à retravailler. D’autant plus grand est  le mérite de ceux, nombreux,  qui retravaillent quand même tout en sachant qu’ils y perdent.   

C’est pourquoi le revenu de solidarité active ne part pas d’une mauvaise intention : son but affiché est de neutraliser les  « les effets de seuil » que nous venons de décrire afin que ceux  qui reprennent un travail y trouvent un intérêt.

Mais le dispositif envisagé a plusieurs défauts. Le premier est que les rapports administratifs sur les quels il est basé ne  prennent guère en compte les avantages annexes que l’on vient d’évoquer.

Surtout le RSA ne fait que déplacer l’effet de seuil: aujourd’hui  un actif  à temps complet au niveau du SMIC  gagne 65 % de plus que celui qui ne fait que 14  heures par semaine ; dans le nouveau dispositif, le gain ne devrait être que de 25 % (1).  Si certains chômeurs sont incités par le RSA à  travailler à temps partiel,  tant mieux,  mais le risque est  que beaucoup préfèrent désormais  le temps partiel au temps complet.

Les expériences menées dans certains départements sont positives, dit-on, mais sur des groupes restreints et au prix  d’un encadrement social lourd.

 

Le risque d’aggraver la frustration des « travailleurs pauvres »

 

Il est pourtant  aisé de comprendre que ce dispositif ne saurait qu’aggraver  la frustration des « travailleurs pauvres », d’autant qu’ils  voient en même  temps leur pouvoir d’achat s’éroder. Cela  d’autant plus que  le RSA doit être principalement financé par un « redéploiement »  de la prime à l’emploi qui est, rappelons-le,  une  sorte d’impôt négatif destiné à améliorer les revenus des petits salariés.

Dominique Medea, une spécialiste qui n’a pas une vue seulement technocratique de la pauvreté, écrit : « Si le RSA devait être mis en place seul, a fortiori dans un cadre budgétaire étriqué, plusieurs conséquences seraient à redouter. La première et la plus simple serait qu'il ne touche finalement qu'une maigre fraction du public des minima sociaux. La seconde porterait certainement sur les représentations sociales : loin d'endiguer la pauvreté, un RSA peu efficace en confirmerait beaucoup dans l'idée que, décidément, les pauvres ont un poil dans la main. »

A la fois technocrate et humanitaire, M.Hirsch a bonne presse: il donne à tous bonne conscience. Il est pour la droite l’alibi social commode d’une politique à prétention  libérale ; et pour  la gauche, le moyen de dénoncer un gouvernement qui se refuse par mesquinerie financière à appliquer le remède supposé miracle à  la pauvreté. 

La vérité est que le problème de la pauvreté n’est pas si facile à résoudre. La question des seuils est en particulier un casse-tête. Sauf à abolir tout « filet de sécurité » social, ce à quoi personne ne songe, il se posera toujours. Seul le « dividende universel », une idée  un moment lancée par Christine Boutin,  place le chômeur qui reprend le travail dans une logique gagnante et sans qu’il y ait besoin de multiplier les contrôles (puisque en tant que citoyen il conservera son allocation ) mais à  quel prix !

Martin Hirsch a tout pour plaire aux bien-pensants mais n’imaginons pas qu’il a inventé la panacée.  Encore heureux si son projet n’aggrave pas certains clivages  qui se trouvèrent au cœur de la dernière campagne présidentielle.  

 
Roland HUREAUX

 

 

 

 

1.      Martin Hirsch, Au possible nous sommes tenus, rapport du 20/09/1987

2.      Alternatives économiques, septembre 2007

 

 

 

 

 

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8 mai 2008 4 08 /05 /mai /2008 07:18

 

Il est remarquable de voir à quel point  des événements aussi récents que ceux de Mai 68 ont  pu être en quelques années  profondément déformés

Le point fort  dont il semble qu’on ait perdu le souvenir  est que la rhétorique dominante  tout au long de ces événements  fut marxiste. Peut-être le marxisme a-t-il là jeté ses derniers feux ? Il reste que les  principaux groupes  qui impulsèrent le mouvement, les maoïstes ( appelés  alors « Union des jeunesses marxistes-léninistes » et plus tard « Gauche prolétarienne »), les trois mouvements trotskystes, le PSU (où les chrétiens étaient pourtant nombreux),  l’UNEF et même le « Mouvement du 22 mars » qui, plus ou moins les fédérait, se référaient d’abord à Marx et à Lénine, puis, qui à Trotski, qui à Mao, qui à Che Guevara. Pas à Freud (1). Il n’était question dans les couloirs des universités en grève que de la lutte des classes, de la Révolution,  de l’injustice faite aux ouvriers ou  aux fils d’ouvriers,   ou au Tiers monde : Bourdieu venait de publier Les héritiers que le théâtre de l’Ecole normale supérieure avait mis en scène au cours de l’hiver.  La  voisinage, invraisemblable aujourd’hui,  d’un immense bidonville n’avait pas fait peu pour alimenter la mauvaise conscience des étudiants de Nanterre où a débuté le mouvement.  Les manifestations contre l’intervention des Etats-Unis  au Vietnam et pour le Vietcong  avaient tout au long de l’hiver 1967-1968 servi de répétition  au mouvement  de mai. 

 

La lutte des clases avant le sexe

 

Certes quelques uns des initiateurs du mouvement, comme  Cohn-Bendit  connaissaient  Marcuse et Reich,  mis à la mode en Californie l’année précédente et qui avaient mêlé le thème sexuel à la lutte des classes,  mais l’austère Althusser eut bien plus d’influence.  Certes  encore le premier incident fut lié à la revendication des  étudiants du droit d’entrer dans les bâtiments des étudiantes à la cité universitaire de Nanterre, ce qui fit dire au  général de Gaulle, goguenard : « ils voulaient des locaux et des maîtres, ils veulent à présent des lits et des maîtresses ! » (2). Mais tout cela est anecdotique ; les romans de Françoise Sagan,  les films de Louis Malle, les dessins de Kiraz  étaient  déjà là pour nous rappeler que les filles de la bonne société n’avaient pas attendu mai 68 pour jeter leur gourme. La pilule était légale depuis 1967, le concile avait précipité la crise de  l’Eglise  quatre ou cinq ans plus tôt. Sur les barricades, il ne fut jamais question à notre connaissance des droits des homosexuels. Qui peut douter que la « révolution sexuelle » aurait eu de toutes façons  lieu sans Mai 68 ? L’évolution parallèle des pays étrangers le démontre. Moins que la morale sexuelle, c’est en fait  la morale tout court qui fut atteinte : les leçons de morale héritées  de Jules Ferry,  qui n’avaient rien de sexuel, furent à ce moment là supprimées à  l’école élémentaire sans qu’aucune circulaire l’ait formalisé.

Mouvement de jeunesse sans doute, Mais 68 fut-il un mouvement des étudiants ? Moins qu’on croit. La manifestation du 13 mais 1968 rassembla près d’un million de personnes mais l’essentiel était composé de salariés répondant à l’appel des organisations syndicales, CGT en tête. Quand  les syndicats ouvriers n’y participaient  pas, les manifestations parisiennes  ne dépassèrent  guère les 50 000 personnes, dont une moitié de lycéens et, de plus en plus  de jeunes qui n’étaient pas étudiants. Or il y avait plus de  250 000 étudiants en région parisienne.  La proportion des étudiants manifestants  semble avoir été un peu plus forte en province.

La prégnance du discours marxiste explique certains dessins diffusés par l’Ecole des Beaux-Arts comme celui, odieux, qui montrait Hitler sous le masque de De Gaulle. Ce n’était là rien d’autre que l’illustration de la théorie marxiste selon laquelle tous les régimes bourgeois se valent, le régime hitlérien détenant  par sa radicalité la vérité cachée des autres.  Le thème « CRS-SS » est de la même eau. A cet égard, mai 68 fut moins une rupture que le prolongement  et la radicalisation de l’opposition de gauche au général de Gaulle qui s’était exprimée tout au long des années soixante. Opposition où  le marxisme (la « philosophie indépassable de notre temps » disait Jean-Paul Sartre), au moins  au lycée et  à l’Université,  était hégémonique.  Mai 68 : révolte contre les maîtres  ou   leçon trop  bien apprise ?  On peut se poser la question. Le fait nouveau en 1968 fut que le Parti communiste  avait, au moins dans le monde étudiant, perdu son leadership  au bénéfice des « gauchistes » (expression  inventée par Lénine et reprise par le PCF).  Pour ce dernier, c’était la conséquence du ralliement de trop de jeunes  bourgeois à la cause de la  Révolution. Même si les « fils du peuple » furent plus nombreux qu’on ne  l’a dit chez les  gauchistes, il n’avait sans doute  pas entièrement tort.

Il reste que  le marxisme-léninisme de ces derniers était en peau de lapin. L’auteur de ces lignes se souvient d’avoir un jour poussé dans ces retranchements un maoïste qui n’avait que la Révolution à la bouche:   « si vous êtes  logique, ce n’est pas la Sorbonne qu’il faut prendre, c’est l’Elysée ». Il n’en fut pas  question. Il était entendu, sans que personne l’avoue,   que  cette révolution devait   être un coïtus interruptus. C’est sans doute là que la psychanalyse reprend ses droits. Tuer le Père (le général ?) d’accord,  mais seulement sur le plan symbolique.

A cette impuissance des soi-disant révolutionnaires répondait d’ailleurs celle du chef de l’Etat qui multipliait les consignes de fermeté, sans qu’on sache bien si lui aussi les prenait  au sérieux. Si elles avaient été appliquées, le sang aurait  coulé et sa mémoire en eut été ternie. Mais ni ses ministres, ni le préfet de police, l’admirable Maurice Grimaud, ne prirent ces consignes à la lettre. D’où ce miracle d’une « révolution » où, au moins à Paris, personne n’a laissé la vie. 

 

Trois paradoxes

 

L’histoire est pleine de paradoxes.

Le premier vainqueur de ce mouvement né dans la protestation contre l’impérialisme américain au Vietnam, fut  le dollar qui vit, grâce à la crise du franc,  sa dévaluation retardée de trois ans. Il est vrai que le monde anglo-saxon se réjouit dans l’ensemble d’événements  dans lesquels il vit la juste punition de la morgue du général de Gaulle à son encontre. Hasard ? Mai 68 suivit de peu les retournements spectaculaires de  la politique étrangère de la France : retrait  de l’Otan, attaques contre le dollar, voyage en URSS, au Québec, discours de Pnom-Penh,  condamnation d’Israël. La retraite du général de Gaulle en 1969, conséquence retardée du mouvement de mai fut leur  revanche. Les Américains n’ont sans doute pas provoqué le mouvement. En ont-ils soufflé   les braises ? Rien n’est exclu. L’évolution ultra-atlantiste de beaucoup de fils de mai,  en France et à l’étranger,  n’est en tous les cas un paradoxe qu’en apparence.

L’autre vainqueur fut  Georges Pompidou. Non seulement il gagna les élections : les législatives  de 1968 puis  les présidentielles  de 1969, mais la hausse importante des salaires qu’il concéda aux  accords de Grenelle, pour calmer le mouvement,   fut le plus beau coup de fouet keynésien qu’ait jamais  reçu l’économie française. Les cinq années qui suivirent connurent taux de croissance les plus élevés  de l’après-guerre. La contestation de la société de consommation déboucha sur l’  industrialisation à outrance. Autre paradoxe.

Le troisième vainqueur fut François Mitterrand. Paradoxe aussi parce que s’il y avait un homme politique détesté par toutes les composantes du mouvement sans exception, c’était bien lui. Quelque part  de Gaulle était respecté, un Mendès-France apparaissait même comme le recours des franges les  plus modérées du mouvement de mai. Mais Mitterrand était alors le symbole abhorré de la gauche archaïque et de la Quatrième République. Il réussit pourtant à remonter le courant. Sa victoire de 1981 s’inscrit, qu’on le veuille ou non,   dans le sillage de Mai 68. Non seulement parce que c’est alors qu’aboutit le long travail d’usure mené par toutes les gauches à  l‘encontre de la Ve République  mais aussi parce que l’essentiel de ses troupes, au moins la partie la plus jeune,  était   culturellement  héritière de mai.

Et  il est bien vrai enfin que si la rhétorique marxiste fut  dominante dans tous les discours de ce printemps fou, ce fut pour elle  – et pour son principal porte-parole  le PCF - l’été de la Saint-Martin,  le commencement de la fin. Mais cela, nous ne le savions pas encore.

 

 

Roland HUREAUX 

 

1.                       Gille Deleuze (G.Deleuze & F.Guattari, L’Anti-Œdipe, 1972) a bien compris à quel point le freudisme se situait aux antipodes de la thématique de mai 68. C’était particulièrement vrai dans l’interprétation  qu’en fit à l’époque Jacques Lacan, sous une forme suffisamment cryptée pour que personne ne s’en aperçoive. 

 

2.                       On n‘a d’ailleurs jamais dit le calvaire que vécurent, cette revendication satisfaite,  certaines boursières de provinces logées dans la cité, à une époque où le délit de harcèlement sexuel n’existait pas encore.

 

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4 mai 2008 7 04 /05 /mai /2008 20:09

Après la carte famille nombreuse,

 

IL Y AURA D'AUTRES DERAPAGES

 

Après l'affaire de la carte famille nombreuse et celle du remboursement des lunettes, le président a prévenu qu'il ne devait pas y avoir de nouveau dérapages.

Il y en aura pourtant.

Cela en raison de la  méthode de gouvernement suivie depuis un an – et davantage.

Quand des ministres peu inspirés sont sommés de produire des projets de réforme à tout va – ou tout simplement de faire des économies -, ils pressent leurs services de leur faire des propositions.

Ceux-ci ont tous dans les tiroirs des projets en réserve, généralement depuis plusieurs années. Mais si ces projets en réserve étaient bons, cela se saurait et  il y a longtemps qu’on les aurait appliqués.

La méthode  Sarkozy s’est traduite par un raffinement   supplémentaire  de la démarche : la « révision générale des politiques publiques » fait appel à des consultants privés, au départ peu au fait des spécificités des organisations  publiques,  et qui sont allés eux aussi chercher des idées dans les cartons des ministères. On croit savoir que même Jacques Attali a  fait  appel à un grand consultant.

Le rapport Attali propose de plafonner les prestations familiales en fonction du revenu. Juppé s’y était essayé, puis Jospin. L’un et l’autre avaient échoué. Et voilà à nouveau l’idée sur le tapis.

Pour ce qui est de la Sécurité sociale, après l’abandon de l’idée saugrenue, chère  à  Raffarin, de travailler le  lundi de Pentecôte, la restriction aux remboursements des frais dentaires ou  optiques font partie des projets toujours prêts à ressortir en cas de nécessité, de pair avec la hausse de la franchise  ou la fermeture des petits hôpitaux.

Egalité ou équité ? Les Français préfèrent l’égalité

En matière sociale, ces projets reprennent une vieille antienne de l’Inspection des finances – et de tout ce qui depuis trente ans est supposé penser réformes, si pensée il y a, l’idée de mieux « cibler » (une expression technocratique qui fait florès) les aides sociales en direction des plus nécessiteux, manière de paraître à la fois plus juste et plus économe. Alain Minc avait formulé cette idée en proposant de substituer l’ « équité » à l’ « égalité » (qu’en termes élégants ces choses là sont dites !). Les allocations familiales ? Pour les plus pauvres seulement. En matière d’assurance maladie  ou d’allocations de chômage, voire de retraites, on s’efforcera, dit-on, de mieux distinguer la  logique dite « assurancielle » – que l’on peut éventuellement privatiser - de la logique de solidarité – qui doit rester au secteur public. En matière de logement, on proposera d’expulser des HLM les classes moyennes indûment incrustées dans les cités. En matière universitaire, le relèvement des droits d’inscription pour tous doit être compensé (du moins on le suppose) par l’allocation de bourses plus conséquentes aux étudiants nécessiteux  etc.

Ces  logiques technocratiques sont impeccables. Le problème est qu’elles  heurtent de front la mentalité  française : n’en déplaise aux  grands augures, nos concitoyens préfèrent l’égalité à l’ équité ( si tant est que cette dernière soit vraiment équitable !) et on n’est pas prêt de les faire changer d’avis car ils ont de bonnes raisons pour  cela. La logique dite de l’ « équité » contribue en effet  à enfermer un peu plus dans des ghettos les catégories que l’on voudrait privilégier, à commencer par les immigrés; surtout  elle frappe  en premier lieu  les classes moyennes inférieures qui   s’estiment déjà lésées par des impôts lourds dont elles voudraient voir le retour. Elles en ressentent d’autant plus le poids qu’elles ne bénéficient, elles, à la différence des vrais riches, ni du bouclier fiscal,  ni de possibilités  d’évasion.  

C’est pourquoi la plupart des tentatives tendant  à substituer l’équité à l’égalité ont jusqu’ici échoué. S’agissant des droits d’inscription universitaires, nos   dirigeants,  échaudés par les événements de 1987, savent qu’il ne faut pas y revenir. Pour d’autres sujets, par exemple  pousser hors des HLM ceux qui dépassent le revenu plafond (ce qui figure dans le projet de loi sur le logement en préparation), il y a fort à parier que l’idée aura  les mêmes effets que précédemment: levée de bouclier, recul du gouvernement, bref de nouveaux couacs en perspective.

Services publics : haro sur les petites structures

En matière de services publics, les poncifs  proposés par nos grands cerveaux sont aussi peu inspirés : s’agissant de l’Etat, de  La Poste, des préfectures, des hôpitaux, il n’est que rarement  question de réduire les effectifs dans les grandes structures où chacun soupçonne pourtant  qu’il y a bien des économies à faire ;  ce sont toujours les bouts de chaîne : sous-préfectures, petits tribunaux, petits centres de tri,   hôpitaux ruraux, jugés à tort ou à raison peu rentables,  que l’on se propose de supprimer. La réforme de la carte  judiciaire présentée comme la pierre angulaire  de la remise en ordre de la justice, s’inspirait de cette optique sans que les bénéfices financiers  en  soient encore avérés. En  fermant la caserne, le tribunal, l’hôpital et demain la sous-préfecture, c’est  notre réseau de petites et moyennes villes, celles qui ont fait pendant  longtemps la spécificité de la géographie et de la civilisation française que l’on mine. Si la DATAR existait encore, elle nous expliquerait qu’en poussant ainsi   la population vers les  grandes métropoles, on induit des surcoûts collectifs considérables qu’il faudrait aussi mesurer.  Curieusement, la France   du milieu du  XXe siècle, pourtant beaucoup moins  riche,  pouvait s’offrir  tous ces services de proximité. A quoi sert le « progrès », se demande légitimement la population, s’il conduit à appauvrir systématiquement l’offre de  services publics ?  La volonté réitérée, malgré plusieurs échecs, de réduire  les  petites brigades de gendarmerie fut une des causes de la révolte des gendarmes de la fin 2001. Comme dans le cas de la carte familles nombreuses, les mesures que l’on dut prendre pour apaiser l’incendie coûtèrent beaucoup plus cher que les économies prévues au départ.    

Les idées de réforme ou d’économies ainsi tirées des placards ont en commun de s’en prendre à des fondamentaux de la politique française au sortir de la guerre, comme la politique familiale et l’aménagement du territoire. N’est-ce pas parce qu ’il avait quelques remords sur ces sujets aujourd’hui délaissés que le président a nommé lors du dernier remaniement  Nadine Moreno secrétaire d’Etat à la famille et Hubert Falco à l’aménagement du territoire ? Mais à quoi bon si   toutes  ces politiques demeurent inchangées ?

La « fusion-acquisition » n’a pas sa place dans l’Etat

Si l’on voulait dresser un tableau complet des marottes de la haute fonction publique, reprises par les cabinet d’audits ou les grands experts de type Camdessus ou Attali, il faudrait ajouter les regroupements de services de l’Etat sur le modèle propre au secteur privé de la  « fusion-acquisition » : Impôts-Trésor, Police-Gendarmerie, Agriculture-Equipement, Patrimoine-Archives etc.  Le but est « un Etat stratège et efficient », répètent nos hauts fonctionnaires sans se rendre compte du ridicule d’une formule déjà usée. Là aussi beaucoup de bruit, un « coût de transition », comme disent les spécialistes, très élevé, pour des économies finalement problématiques. Surtout l’oubli de cette donnée élémentaire que l’on ne peut faire fondre les structures publiques, à la différence des entreprises, que par la base  et non par le sommet - et aussi de cette autre que  dans le secteur public, la productivité diminue la plupart du temps avec la taille des organismes. Caricatural est le fait que  les mêmes qui proposent ces mesures de simplification des structures proposent en même temps de créer toujours plus de nouvelles agences, offices etc. : ainsi le rapport Attali   lance l’idée d’  agences de services publics, d’agences de  formalités pour les  PME etc. Le plan Sarkozy d’avril 2008: « 250 mesures pour économiser 7 milliards d’euros », après avoir annoncé « la suppression d'une trentaine de structures d'administration centrale ou d'organismes divers » (sans dire lesquels) propose dans la foulée  sans sourciller « la  création d'une Haute autorité chargée de garantir l'indépendance du système statistique », la « création d'une Haute autorité de la concurrence », la  « création d'un centre national d'appels pour les consommateurs» etc !  

M.Sarkozy voulait réformer l’Etat de fond  en comble. Il ne décolère pas, paraît-il, sur l’incompétence de ses équipes. Il a raison. Malheureusement pour lui, elles reposent sur les mêmes hommes, les mêmes idées, généralement éculées,  la même culture qui ont si bien assuré l’échec des tentatives de réforme précédentes. Faute d’un vrai  renouvellement de la pensée réformatrice – et sans doute du personnel  chargé de proposer et mettre en œuvre les réformes - ,  sa politique aboutira aux mêmes échecs que précédemment, alors que la situation est plus grave. Dans certains cas  comme la réforme de la carte judiciaire, le pouvoir peut encore  passer en force -  pour quel bénéfice et à quel coût politique ?  Gageons que dans bien d’autres cas,  il sera contrait de reculer comme il vient de le faire sur la carte famille nombreuse.

 
Roland HUREAUX

 

 

 

 

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28 avril 2008 1 28 /04 /avril /2008 21:03

      

Il fut un temps où la France était connue pour la qualité de ses fonctionnaires, un peu trop nombreux certes,  mais généralement tenus  pour compétents, désintéressés, consciencieux. Cette époque est-elle révolue ?

Une  révolution, à la fois peu  médiatisée et porteuse de graves périls,  est en train de se produire: la profonde démoralisation  de la fonction publique française. Elle touche  la plupart de ces piliers de l’Etat que sont les fonctionnaires des finances, des préfectures,  des hôpitaux, les policiers et les gendarmes, sans parler des  enseignants ou des juges etc. 

On l’imputera au libéralisme ambiant qui cultive la méfiance systématique vis-à-vis de la sphère publique. Mais ne dire que cela, c’est  rester dans la généralité, mettre sur le problème une étiquette facile. Les orientations du gouvernement Sarkozy ne sont pas seules en cause non plus car la dérive  avait commencé  avant lui. Ni la réduction des effectifs, proclamée fort  mais très peu effective, ni la stagnation du pouvoir d’achat qui ne frappe pas davantage les fonctionnaires que les autres salariés,   ne suffisent non plus par eux-mêmes à expliquer ce qui est en tain de se passer.

La vérité est que ce  sont  les réformes internes du fonctionnement  des services qui se trouvent  d’abord en cause.

Un des volets  importants est l’introduction de la supposée « culture du résultat » généralisée par la « LOLF ». De quoi s’agit-il ? Ce terme barbare  désigne la  « loi organique sur les lois des finances »  votée sous le gouvernement Jospin  et  qui est depuis bientôt huit ans   la bible de la réforme de l’Etat  ( un député socialiste, Didier Migaud, a même fondé  un « club des amis de la LOLF »). Outre une réforme profonde de la comptabilité publique – dans le sens de la complication,  bien sûr -  elle institue  un « pilotage par objectifs » des services fondé sur des résultats chiffrés ayant l’ambition de « mesurer la performance ». Ces résultats peuvent être  le taux de dépistage positif d’alcoolémie  ou le nombre annuel de déplacement des escadrons mobiles pour la gendarmerie,   le nombre  de  reconduites à la frontière d’étrangers en situation irrégulière  ou le taux global d’élucidation des crimes et délits pour les policiers,  le taux de troupeaux de poules pondeuses d’œufs pour lesquels un germe de salmonella a été identifié pour certains services du ministère de l’agriculture, le nombre de retombées de presse pour la maison de France à l’étranger, le nombre de dossiers traités pour les services    de l’environnement etc.  

Présentée ainsi, la « culture du résultat » paraît un excellent principe. La vérité est qu’elle ne porte remède à aucun vrai problème et au contraire en crée beaucoup.

Cette réforme  qui fait illusion aux yeux de l’opinion  repose en effet  sur plusieurs  erreurs.

D’abord la plupart de ces indices de résultats peuvent être manipulés et, n’en doutons pas, le sont déjà. Les gendarmes savent depuis belle lurette comment se placer au bord des routes pour faire le plus de PV possible tout en laissant à découvert des endroits plus dangereux mais où il est difficile de « coincer » les automobilistes. On peut   reconduire dix fois par an à la frontière les irréguliers les plus faciles à intercepter, par exemple les Roms de Roumanie ; ils reviennent  aussitôt et, à nouveau expulsés, compteront plusieurs fois dans la statistique alors que des flux plus importants et plus déstabilisateurs resteront hors de contrôle. Un conducteur en excès de vitesse reconnu par un  radar viendra améliorer les statistiques des faits de  délinquance « élucidés ». On dissuadera les plaintes des particuliers ou on ne  les enregistrera pas si elles risquent de peser sur les statistiques. Les dossiers d’installations classées  seront bâclés etc.

On ne saurait comparer l’activité de l’Etat dont les finalités sont multiples et dont l’efficacité ne peut  se juger que par des critères complexes  pas toujours quantifiables et celle d’une entreprise dont  un indicateur unique, le profit , dit si elle marche bien ou mal.

Au demeurant, il est erroné d’assimiler l’Etat à une série de programmes ou à des « actions » : il est d’abord le garant de la stabilité, de l’ordre et de la justice : à quel « programme » se rattachait saint Louis rendant la justice sous un chêne, prototype il est vrai bien lointain,  de la puissance  régalienne ...et de la justice de proximité ?   

Réduite à quelques  indicateurs, l’activité d’un  organisme sera infléchie en fonction de ceux-ci :    par exemple un commissariat de police laissera tomber les multiples petits services qui assurent ses bonnes relations avec la population parce qu’ils ne sont pas pris en compte dans les statistiques. Les directeurs  intelligents qui voudront  piloter leur service en fonction d’une conception globale de leur mission, et en ne se polarisant pas sur les seuls indicateurs,  seront mal considérés par leur hiérarchie. « On ne nous demande plus de faire un travail intelligent, il n’y a plus que le chiffre qui compte », entend-on de plus en plus.  La culture du résultat est, en matière publique, nécessairement réductrice. Inutile de dire combien était absurde et dégradante l’idée de juger à partir d’indicateurs chiffrés  des ministres dont l’action s’inscrit nécessairement sur le long terme. Les ministres de l’éducation nationale qui se sont succédés entre 1965 et 1968 ont vu les effectifs universitaires croître à grande vitesse : sans doute eussent-ils été très bien notés !

Le corollaire de la mise en place d’indicateurs est le développement des primes de résultat ou de rendement. Partant de l’idée discutable que les fonctionnaires ne travaillaient pas assez, on a  étendu le principe de la rémunération au mérite.

Une partie de ces primes est  indexée sur les résultats, mais généralement à l’échelle du service dans son ensemble et non pas des individus, ce qui  accroît un peu partout  les tensions.

Surtout le pouvoir discrétionnaire de  la  hiérarchie, jusque là limité par les règles d’ancienneté ou le contrôle des commissions paritaires, est élargi. Les   fonctionnaires ont le sentiment d’être livrés pieds et poings liés à l’arbitraire de leurs  chefs, petits ou moyens, cela  à une époque où bien peu de gens apprennent encore dans leur famille ou à l’école ce  principe éthique élémentaire que l’exercice d’un  pouvoir quel qu’il soit est subordonné à un souci de justice, cette ascèse dont on sait combien elle est difficile, selon laquelle il faut savoir faire abstraction de ses sentiments personnels.  La multiplication des affaires de harcèlement moral ou autres ( et les arrêts de maladie à répétition qui vont avec),  sont un « indicateur » parmi d’autres de la dégradation de l’atmosphère de travail dans la plupart  des services publics.  

L’introduction de cette forme  d’intéressement  aux supposés  résultats  témoigne surtout d’une ignorance profonde de la culture du fonctionnaire français : à côté de 20 % de tire-au-flanc, de toute les façons irrécupérables, culture du résultat ou pas,   80 % étaient jusqu’à une date récente, des gens consciencieux et motivés qui n’avaient pas besoin d’incitations financières pour bien faire leur travail.  Qui n’a pas vu le zèle d’une jeune attachée sortie des IRA ou   de certains vieux commis de préfecture, l’esprit serviable de certains secrétaires de mairie, ne sait pas ce qu’est le servie public à la française. Quel contribuable s’est d’ailleurs jamais plaint du manque de zèle des agents des impôts affectés au contrôle ? Quel chef d’entreprise déplore que les inspecteurs du travail ne fassent pas assez de   « chiffre » quand ils dressent des contraventions ? Ce zèle généralement spontané de nos agents publics  est aux antipodes de la mentalité anglo-saxonne où l’intérêt est culturellement  le   moteur principal des individus. Plus que de qualités nationales propres,  il résulte  du   mode de sélection des fonctionnaires par des concours qui attiraient généralement les meilleurs élèves, les plus sages en tous cas, les plus consciencieux, une tendance que la féminisation a encore accentuée.

Il faut le savoir : tous ces gens là sont aujourd’hui profondément découragés. Les réformes en cours sont en train de détruire le meilleur de nos traditions administratives.  

Le découragement  se trouve aggravé par une réformite tout azimut,  fondée sur l’idée  qu’une  structure dynamique  se doit de  bouger pour bouger, sans considération de la nécessité réelle des réformes. Après la « rationalisation des choix budgétaires », la déconcentration, l’évaluation,  le dernier gadget à la mode est la « révision générale des politiques publiques » :    des cabinets d’audit privés, très peu au fait de la culture et des spécificités du secteur public mais  payés très chers, déstabilisent les uns après les autres les services en remettant systématiquement en cause leur utilité (alors qu’un décorticage empirique des procédures eut suffi à faire des économies). L’idée sommaire que l’on réforme l’administration par  des fusions et des regroupements comme  le monde économique se restructure par des « fusions-acquisitions » est un autre élément de déstabilisation. Deux grandes directions des finances ont fusionné après des années d’efforts,  pour des bénéfices encore incertains.

Les récriminations de la base, assommée de réunions stériles où elle a l’impression qu’on lui fait perdre du temps sans vraiment l’écouter, sont mises par une haute administration autiste sur le compte du seul conservatisme, le péché mortel de l’époque.

Et ce n’est pas la loi en préparation,  destinée à favoriser la mobilité  des fonctionnaires,   rendue nécessaire par les nombreuses restructurations que l’on prévoit,   qui va  apaiser les esprits, déjà au bord de la rupture. Beaucoup y voient non sans raison une remise en cause grave des garanties du statut de la fonction publique et donc un signe supplémentaire de méfiance.

A ce jeu, il est douteux que le seul bénéfice qu’un vrai libéral pourrait attendre  de telles réformes, l’allègement des effectifs,  soit au rendez-vous. Toutes les  procédures de réforme consomment du temps. Moins les services ont le moral, plus ils demandent  à être renforcés. Au début, on leur dit non : il est au contraire question de ne pas remplacer un fonctionnaire sur deux partant en retraite ( un objectif affiché depuis quinze ans et jamais atteint). Mais  quand la crise éclate, la seule réponse de l’Etat paniqué est  l’accroissement des effectifs et des budgets. Quand les gendarmes se révoltèrent en 2001, exaspérés par beaucoup de choses mais d’abord par l’excès de réformes brouillonnes, c’est ce qui arriva. 

Cette dérive résulte d’une erreur d’analyse fondamentale. Il y avait bien, il y a toujours un problème de la fonction publique française : non point sa qualité ou  l’efficacité de ses agents pris individuellement, plutôt meilleurs qu’ailleurs :  d’abord son poids global et la complexité des procédures qu’elle gère.   Mais ce ne sont pas les fonctionnaires de base, ni même ceux des échelons intermédiaires qui déterminent les effectifs (même si leurs syndicats en réclament toujours davantage, on n’était pas obligé de les suivre comme on l’a fait par exemple au fil de ans pour la police). Ce ne sont pas eux non plus  qui déterminent l’organisation, puisque pour l’essentiel, les procédures qu’ils appliquent ont une origine législative ou réglementaire et sont donc décidées au plus haut niveau.  Un effort global de rationalisation et de simplification des procès est sans nul doute nécessaire mais ce n’est pas en donnant des primes de rendement aux fonctionnaires qui font les meilleurs chiffres qu’on y arrivera !  Ce serait déjà bien que chaque année qui passe n’amène pas son lot de complications, d’institutions nouvelles ou de procédures supplémentaires : on croit rêver en apprenant  que  le projet de loi Borloo , produit final    du « Grenelle de l’environnement », fait  plus de cent pages !

Erreur totale de conception, ignorance profonde de la spécificité de l’organisation de l’Etat, de la culture propre à la fonction publique française, inefficacité par  rapport au principal objectif qu’une politique authentiquement libérale  doit d’abord s’assigner,   la diminution de la charge fiscale : tels sont les ressorts de la dérive inquiétante à laquelle nous assistons. Tous les penseurs libéraux ont dit que l’économie de marché exige un Etat sobre mais solide garantissant au moindre coût  les règles du jeu. C’est en sens inverse  que l’on va : un Etat  mou et démotivé, toujours obèse et de moins en moins efficace.  Voilà à quoi mène le pseudo-libéralisme brouillon de nos  élites politico-admistratives.

 
Roland HUREAUX

 

Article publié dans www.marianne2.fr

 

 

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