Communication au Colloque franco-allemand sur l’euro – Chambre de commerce et d’indistrie de Paris le 9 avril 2013
Sachons-le : ce qui nous réunit aujourd’hui, c’est d’abord le souci commun de l’Europe et des Européens. Des Européens massivement frappés par la récession, ce qui signifie pour beaucoup d’entre eux le chômage, pour presque tous la perte du pouvoir d’achat, souvent la misère. Pour tous ceux qui sont frappés par ces effets de la récession, en particulier les jeunes, c’est aujourd’hui l’absence de toute perspective que les choses s’amélioreront, c’est au lieu de l’espoir, le désespoir.
Oui, ce sont d’abord ces immenses souffrances que nous voulons conjurer, car elles ne nous paraissent pas inévitables. Il est donc clair que nous ne faisons pas de l’économie en chambre.
La récession actuelle, c’est aussi le recul de l’Europe dans le monde, de sa part sur le marché mondial (sauf l’Allemagne). De 8 à 6,2 % pour la France depuis 2000 avec un déficit aggravé par rapport à l’Union européenne.
C’est même le recul du monde car l’Europe demeure le premier marché mondial et sa mauvaise santé affecte le monde entier.
Or je le dis : nous sommes, entre nous, tous d’accord pour penser que, loin d’apporter une solution à ces problèmes, l’euro, en tous les cas l’euro tel qu’il a été géré depuis sa fondation, les complique et les aggrave.
Sa mise en œuvre illustre, de manière exemplaire, ce que Hayek appelait « la loi des effets contraires aux buts poursuivis ».
L’idée qui avait prévalu lors de sa création était simple (trop simple comme toutes les idées qui sont au départ des idéologies) : « L’union fait la force » ; « Mettons nos ressources en commun et nous serons les plus forts », « Ayons un marché unique le plus grand possible et nous aurons la plus grande prospérité, les échanges entre nous seront multipliés ». Un rapport produit sous les auspices de Jacques Delors en 1991 affirmait que la monnaie unique apporterait 1 % de croissance de plus par an à tous les pays adhérents, qui s’en souvient encore ?
A cette idée majeure, s’en ajoutaient deux autres : en utilisant tous la même monnaie, nous serons, au sein du continent européen, plus proches, nous nous aimerons davantage et donc consoliderons la paix qui règne entre nous.
Et encore celle-ci : les comportements des différents Etats seront rendus plus homogènes. En tous domaines, les Européens se ressembleront davantage, notamment au regard des phénomènes monétaires ; on savait d’ailleurs que cette harmonisation des comportements sur laquelle on pariait, était en même temps la condition du bon fonctionnement de la monnaie unique.
Comme par une ironie du sort (mais n’est-ce pas le même phénomène que nous voyons à l’œuvre chaque fois que l’homme transgresse les règles fondamentales de sa condition pour vouloir faire avancer trop vite l’histoire ? ), ce que à quoi nous assistons aujourd’hui en Europe se situe à l’opposé de toutes ces espérances.
Au lieu d’être plus prospères, nous nous enfonçons dans une récession, qui est la pire que le continent européen ait connue depuis 1930.
Au lieu d’être plus forts, nous pesons de moins en moins dans le monde, en particulier sur le plan industriel, et cela même l’Allemagne.
Puisque il est question de puissance, ajoutons que sous les contraintes budgétaires drastiques qui s’appliquent à tous, les budgets militaires qui étaient déjà les plus faibles du monde vont se réduire à presque rien sous l’effet des mesures d’austérité que le maintien de l’euro exige. Plus que jamais l’Europe sera la Vénus offerte sans défense à la domination de Mars, selon l’expression crue de de Robert Kagan.
En France, on veut s’attaquer aux prestations familiales qui avaient permis jusqu’ici que nous soyons encore le seul pays ( avec l’Irlande) proche du seuil de renouvellement de la population.
Et au lieu que nous soyons plus homogènes, nous constatons une divergence croissante des économies des pays de la zone euro au regard des variables les plus fondamentales : l’évolution des coûts de production donc la compétitivité, les déficits – et donc l’endettement public, la situation des banques, la balance du commerce.
Cette divergence est un phénomène plus large que l’économie : en dépit d’une constante rhétorique de rapprochement, de moins en moins de Français savent l’Allemand de moins en moins d’Allemands savent le Français, au risque de graves malentendus, car, ignorant la langue, c’est la civilisation, les mentalités qu’on va bientôt méconnaitre. Si nous avons engagé, au cours de ce colloque, les frais d’un système de traduction simultanée, c’est pour éviter la solution de facilité qui aurait été de communiquer en mauvais anglais.
Nous espérions un rapprochement des peuples d’Europe. Le carcan de la monnaie unique, comment l’ignorer ? aigrit les rapports entre les états membres. Je ne sais combien d’Allemands vont en vacances en Grèce, mais si j’étais allemand, je ne m’y risquerais pas. Les récentes élections italiennes se sont faites sur l’excitation du sentiment antiallemand. Beaucoup de nordiques sont exaspérés par l’indiscipline de ceux qu’on appelait le Club Méditerranée et qu'on appelle aujourd’hui d’un terme moins plaisant, frôlant le racisme, que je ne répéterai pas. Témoin de cet état d’esprit : la déclaration récente de Mme Jutta Urpilainen, ministre des finances de Finlande.
Les relations entre la France et l’Allemagne ne sont plus ce qu’elles étaient, dit-on un peu partout, mais quand on regarde point par point les motifs de divergence, on voit qu’ils sont causés par l’existence de l’euro et qu’ils n’auraient pas, pour la plupart, lieu d’être si l’euro n’existait pas ! Vous pouvez avoir les meilleures relations avec votre voisin de palier ; si vous décidez d’abattre les cloisons pour faire une famille unique, un phalanstère, il n’est pas sûr que les relations continueront d’être bonnes.
L’amitié franco-allemande suppose, je le pense, une certaine égalité. S’il est vrai que sur le plan démographique, les deux pays se rapprochent, sur le plan industriel ils s’éloignent ; on a parlé hier de l’inclination plus faible de la France vers l’industrie. Quand j’étais au lycée, on me disait que l’industrie française pesait la moitié de l’industrie allemande, à l’université, pareil, en 1990, lors d’une conférence de M.Strauss-Kahn, même chose. Puis est venue la réunification qui n’a pas bouleversé ce rapport. Aujourd’hui, la position de la France se dégrade ; elle représente moins de la moitié de l’industrie allemande. Depuis quand ? Depuis l’entrée dans l’euro.
On nous a dit que l’euro, contrôlé par une Banque centrale européenne dont le souci premier serait d'éviter l’inflation, marquerait un progrès de la vertu monétaire en Europe. Or nous voyons que depuis quelques mois, la solution des crises à répétition a été trouvée dans ce qu’on s’était au départ interdit de faire : la monétisation des dettes des banques – et même, de manière déguisée, des Etats, ce à quoi l’opinion allemande est particulièrement sensible. Le remplacement de Trichet par Draghi a constitué un tournant qui a donné l’impression fallacieuse que la crise de l’euro était terminée, que le malade était rétabli, alors que le nouveau médecin avait seulement la morphine plus facile.
L’euro a été fondé sur le postulat, largement répandu dans les élites européennes, que la fin de l’inflation n’entraverait nullement la croissance, bien au contraire (on répétait que la courbe de Philips établissant une relation inverse entre le taux de chômage et l’inflation relative qui s’appliquait si bien à la France des années 50 et 60 était démodée !), mais aujourd’hui nous avons au contraire à la fois la récession et l’inflation - même si l’inflation de la masse monétaire ne se traduit pas encore par la hausse des prix de détail.
Je ne m’étendrai pas sur les conséquences de cette situation sur la démocratie, à la fois parce qu’en plusieurs pays, notamment la France, des décisions ont été prises à l’inverse de la volonté exprimée par les peuples, des gouvernements ont été imposés en dehors des logiques parlementaires, des décisions ont été forcées par la pression internationale, mais aussi parce que la légitimité des institutions démocratiques se trouve un peu partout affaiblie. Tandis que la classe gouvernante se trouve discréditée.
J’ai évoqué Hayek et les autres théoriciens de ce virus de la pensée qu’est l ’idéologie. La racine de ce processus peut être analysée sur la plan moral : l’euro, ce fut, pour se référer à la Bible, la tour de Babel, une entreprise destinée, elle aussi, à rapprocher les peuples et qui, comme vous le savez, se termina mal ! L’euro, c’est aussi un vice de raisonnement : dire que si vous donnez une monnaie unique à différents peuples, vous aurez des économies convergentes, c’est aussi simpliste que de dire, comme on le disait dans le régime soviétique, que les hommes sont mauvais parce que la propriété privée existe, que si vous supprimez la propriété privée, vous les rendrez meilleurs ! On sait ce qui est arrivé dans les pays qui avaient fait ce calcul.
J’aime le cyclisme. Imaginez l’entraineur d’une équipe cycliste qui dirait : qu’est-ce que ce désordre ? Vous, les membres de l’équipe, vous roulez en ordre dispersé ; je veux que vous arriviez tous groupés en haut du col ; pour cela vous aurez tous le même développement, le même braquet. On imagine la suite…
Cette idée simpliste qu’en appliquant le même cadre à des partenaires intrinsèquement inégaux, on les rendrait égaux, aussi stupide que de penser qu’en multipliant une série de nombres tous par 2 on les rapprocherait, est une erreur commune qui ne s’applique pas seulement à la monnaie. Elle fait partie de ce que les Allemands appellent, je crois, le zeitgeist. Par exemple en pédagogie prévaut l’idée qu’un tronc d’éducation unique, le plus long possible, sans redoublement, va accroitre l’égalité des chances alors que c’est le contraire que l’on observe partout.
S’il est vrai , comme Alain Cotta nous l’a dit si bien dit, que l’euro correspondait aux intérêts égoïstes de certains, notamment des rentiers, une conception aussi erronée n’aurait pas prospéré comme elle l’a fait dans les élites, ou soi-disant telles, si elle n’avait coïncidé avec une grave ignorance de l’influence du fait culturel au sens large dans l’économie ; tant l’héritage de l’histoire que la sociologie font qu’on ne change pas les comportements d’un peuple du jour au lendemain, en particulier ce paramètre fondamental que j’appelle la propension relative à l’inflation. La France n’a pas à rougir de la sienne ; elle est la meilleure du monde à l’exception de l’Allemagne, au moins parmi les grands pays ; sur 60 ans, elle est strictement parallèle à celle des Etats-Unis. Je ne l’aurais pas souhaité pour des raisons politiques mais, sur le plan économique, si la France avait rejoint la zone dollar, elle s’en porterait très bien. L’Allemagne pour des raisons historiques que je ne détaillerai pas (et non par un supplément de vertu) a une propension particulièrement faible à l’inflation. Ces divergences « naturelles » s’étaient toujours réglées par des ajustements monétaires et ça se passait, contrairement à une lecture rétrospective tendant à diaboliser ces ajustements, très bien. On a créé un espace artificiel où ces ajustements ne sont plus possibles ; cet espace éclate de toutes parts.
Dans cet espace, l’Allemagne semble s’en tirer mieux que les autres.
Il est vrai qu’ elle a fait le choix de maintenir la croissance par l’exportation, d’abord en direction des autres pays de l’Union européenne. Sa balance commerciale est ainsi de plus en plus excédentaire (y compris, ce qui est sans précédent, en matière agricole). Cette politique s'appelle le mercantilisme. Nous, Français, ne saurions la lui reprocher puisque c’est nous qui avons inventé le mercantilisme sous Louis XIV ! Mais il faut bien dire que dans un espace économique donné, tout le monde ne peut pas avoir une telle politique ; si les uns sont excédentaires, les autres sont nécessairement déficitaires. Nous sortons ainsi clairement du cadre de la morale de Kant pour qui une règle n’est bonne que si elle peut être érigée en principe universel !
En outre, les cigales ne sont jamais devenues fourmis, ni l’inverse. Les créances allemandes et les dettes corrélatives de ses partenaires ne pourront donc que s’accumuler aussi longtemps que l’euro continuera d’exister. Les Allemands peuvent donc craindre de tout perdre un jour. Cet argent qu’ils prêtent à leurs clients est détourné de l'investissement productif. Surtout, la récession que les politiques de rigueur entrainent chez les pays déficitaires rétrécit le marché ouvert aux Allemands ; c’est déjà ce qui se passe, et l’Allemagne entre aujourd’hui, à son tour, en récession.
Ces mécanismes expliquent ce que les Français ont du mal à comprendre : que des Allemands puissent être contre l’euro. Je le dis parce que cela va à l’encontre des préjugés français selon lesquels les Allemands sont pour l’euro et que les Français sont comme de mauvais élèves qui renâclent à suivre le bon exemple allemand. Ce n’est évidemment pas du tout comme cela que les choses se passent. Bien au contraire, beaucoup d’Allemands ont le sentiment que l’économie allemande souffre de l’euro autant que les autres, quoique d’une autre manière.
Jusques à quand la situation actuelle ?
Que l’on soit pour ou contre l’euro, personne ne peut penser que ses jours ne sont pas comptés.
Un exemple significatif : Chypre représente 1/300 de l’économie européenne. Presque rien. Et pourtant la crise de Chypre ébranle tout le système et on ne l’a surmontée qu’en allant à l’encontre d’un des dogmes fondamentaux de la zone euro, en établissant le contrôle des changes, de même qu’on n’a résolu la crise irlandaise qu’en monétisant de manière déguisée la dette publique. Aujourd’hui la zone euro va ainsi de subterfuge en subterfuge, de bricolage en bricolage.
Pourquoi le moribond est-il ainsi maintenu en survie ?
Je passe sur les raisons proprement politiques : on comprend qu’une classe politique continentale qui s’est trompée aussi massivement ne soit pas prête à reconnaitre facilement ses erreurs. Sa crédibilité est déjà si faible !
Il y a aussi des raisons économiques : on craint, peut-être avec raison, que l’éclatement de l’euro n’aboutisse à une déflagration qui pourrait aggraver encore la crise mondiale. Ce n’est pas sûr, mais le contraire n’est pas sûr non plus. Des trois grands déséquilibres qui menacent la stabilité mondiale : la balance extérieure des Etats-Unis, celle de la Chine, le déséquilibre interne à la zone euro, ce dernier est sans doute le plus facile à résoudre. Surtout, on peut légitiment penser qu'arrivera un moment où, quels que soient ces risques, la certitude de détruire entièrement l’économie européenne si on continue, devrait nous contraindre à trouver un autre système.
J’ajouterai que de plus en plus se répand la conviction que la question n’est pas : faut-il mettre fin à l’euro ou le garder ; mais préfère-t-on qu’il se termine par une conflagration cataclysmique, ou veut-on une mutation maîtrisée vers un autre système ?
Un autre système ? L’abbé Sieyès, un homme important de la Révolution française, disait qu’ « on ne détruit que ce qu’ on remplace ». Pour conjurer la crainte, il faut donc réfléchir, de manière positive, à ce qu’on fera après. Et plus on réfléchira, plus la crainte sera conjurée.
Il faut aussi abandonner cet optique franco-française de « sortir de l’euro » : un grand pays comme la France, pas plus que l‘Allemagne, ne sort pas par la porte de derrière en se lavant les mains sur ce qui va se passer ou en disant : « les amis, continuez sans moi, je me tire ». Nous sommes responsables, non seulement du destin national, mais de celui de l’Europe.
D’où l’idée de réfléchir à un système alternatif avec d’autres Européens et pourquoi pas ? d’abord avec les Allemands qui sont, depuis le traité signé par Charles de Gaulle et Konrad Adenauer signé il y a cinquante ans juste et que nous avons fêté il y a deux mois, nos partenaires naturels.
C’est M. Robatel qui a eu le premier l’idée de chercher des interlocuteurs de l’autre côté du Rhin et je suis heureux de les avoir trouvés. Je dirai aussi que nous nous sommes trouvés très vite en relation de confiance. Nous avons eu ainsi le témoignage direct qu’en Allemagne, l’opinion n’était pas unanime en faveur l’Euro.
Notre premier colloque a eu lieu à l’Institut d’études politiques de Lyon le 8 octobre 2012, il été suivi d’un séminaire à l’Industrie Club de Düsseldorf, lieu emblématique de l’histoire de la grande industrie allemande le 11 avril 2012 et nous nous retrouvons cette fois à la Chambre de commerce et d’industrie de Paris pour une troisième rencontre.
Le colloque que nous organisons était d’abord, comme ceux qui l’avaient précédé, un colloque d’experts. Certains des universitaires allemands, qui sont nos partenaires ont rejoint Altenative fur Deutschland, un nouveau parti politique qui s’est constitué récemment hors du mainstream, en particulier Bernt Lucke qui s’apprête à le présider et que nous sommes heureux d’accueillir ; il nous en parlera.
Ces Allemands ne sont pas hostiles à l’Europe ni, comme on dit, tentés par le repli national, mais ils souhaitent sortir l’Europe de l’impasse où l’euro l’a conduite et chercher un autre système de coopération européenne. Le public français qui les connait mal est curieux de savoir ce qu’ils sont, c’est pourquoi, je vais bientôt leur passer la parole.
Roland HUREAUX