Il est difficile de comprendre le rétrécissement de la liberté de penser et d’expression auquel nous assistons aujourd’hui en Occident, sous la forme de la « pensée unique », du « politiquement correct », sans se référer à la notion d’idéologie.
Face aux désastres totalitaires du XXe siècle, le communisme principalement, et aussi le socialisme national (nazisme), nous pensions savoir ce qu’était l’idéologie.
Toute une série de penseurs libéraux : Souvarine, Orwell, Arendt, Popper, Hayek, Aron, Kriegel, Papaioannou, Besançon, Baechler, etc. avaient analysé le fait idéologique dans sa version totalitaire, à l’origine des tyrannies et des crimes que nous savons.
L’utopie au pouvoir
Retenons en deux définitions : « l’utopie (notion proche de l’idéologie) se caractérise par la volonté d’organiser les activités sociales jusque dans leur détail à partir d’un principe unique » (Jean Baechler) « les idéologies sont des ismes qui peuvent tout expliquer en le déduisant d’une seule prémisse » (Hannah Arendt). Une ou deux ou trois prémisses : l’universalité de la lutte des classes, la suppression de la propriété privée et de la religion, le primat de la race etc.
Hannah Arendt dit aussi que l’idéologie est la « logique d’une idée ». Le mot important, c’est « une ». Là où un esprit bien conformé analysera une partie du réel en tentant d’y vérifier une ou deux hypothèses , et, une fois transplanté dans une autre partie du réel, refera l’opération avec des hypothèses différentes, l’idéologue, lui, part d’une idée, parfois opérationnelle dans un segment limité de la réalité, et encore pas toujours, et, une fois qu’il l’a transplantée ailleurs, ne regarde plus la réalité : il continue de lui appliquer l’idée unique choisie une fois pour toutes ou les déductions faites à partir de cette idée unique.
Le savoir, comme l’action, ont certes besoin de principes simples ; mais il ne faut pas confondre la fausse science qui détermine ces principes a priori et la vraie qui les tire laborieusement du réel par une série d’essais et d’erreurs, considérant que toute généralisation n’est pas a priori opérationnelle, seulement celles que l’expérience vérifie. Et encore, avons-nous le cas de la théorie quantique qui explique tout ce qui se passe au niveau des particules élémentaires, mais sans jamais se réduire à des principes simples aisément formulables.
L’autre caractère d l’idéologie est le messianisme, appelé dans sa forme tempérée le progressisme, l’idée, religieuse, qu’il y a un sens d’histoire, généralement vers le meilleur et que tenter de s’y opposer est criminel.
Nous avons longtemps pensé que les régimes libéraux, les Etats-Unis en tête, qui luttèrent contre les utopies totalitaires, étaient, eux, exempts de cette folie de l’idéologie, qu’ils faisaient droit, au contraire, à la politique empirique, à la nature, à la complexité du monde et donc à la liberté.
L’emprise qui s’est exercée de plus en plus au sein de la sphère dite libérale par la pensée « politiquement correcte » amène à considérer qu’elle aussi pourrait être tombée dans l’ornière idéologique qu’elle se targuait d’éviter. De fait, une série de prémisses simples dictent aujourd’hui l’essentiel de la politique au niveau international, européen et national : la liberté du commerce tenue pour un absolu, la suprématie du marché, l’idéal de la concurrence pure et parfaite, la péremption du fait national conçu comme une menace totalitaire (cette péremption ne valant que pour l’Europe de l’Ouest) etc.
Du fait que cette idéologie ne pratique pas l’emprisonnement arbitraire (sauf à Guantanamo), n’ouvre pas de camps de concentration, ne pratique pas la terreur de masse, il faut la considérer comme différente des idéologies totalitaires. Si l’on assimile l’idéologie à une forme de folie, il ne s’agit plus de folie furieuse, seulement de folie douce (disons relativement douce puisqu’il lui arrive de plus en plus de trainer en justice des citoyens en raison de leur seule opinion). L’idéologie douce qui nous submerge peu à peu exerce son empire de manière plus sournoise mais non moins efficace que l’idéologie totalitaire : ceux qui lui résistent sont menacés de marginalisation, de diabolisation ; tels les partisans de la nation qui subsistent dans l’espace européen ou ceux qui clament leur refus de l’islamisation de l’Europe. A la pression violente, s’est substituée la pression indolore. C’est donc à une tout autre sorte de régime idéologique que nous avons affaire mais la plupart des traits de l’idéologie n’en sont pas moins présents dans cette nouvelle forme de normalisation de la pensée.
Le point de départ est le même : la simplification, le fait de reconstruire toute une politique sur des principes généraux tenus pour des absolus, tels ceux que nous venons d’évoquer.
Le point d’arrivée est dans les deux cas l’intolérance et la contrainte qui s’exerce sur la pensée, même si elle n’use pas des mêmes méthodes et n’atteint pas le même degré.
Quel est le rapport entre le principe de l’idéologie, la simplification, et son effet, l’intolérance ?
De la simplification à l’intolérance
Il est loin d’être évident. Seule une analyse approfondie du fait idéologique permet de comprendre ce lien.
En simplifiant la réalité politique par le recours à des principes simples, trop simples et donc faux, la démarche idéologique ne trahit pas seulement la complexité du réel, elle va à l’encontre de toute une histoire antérieure qui prenait au contraire en compte cette complexité.
En disant que la clef du progrès économique est la généralisation du libre échange – telle est la doctrine officielle de l’Organisation Mondiale du Commerce –, l’idéologie ne se contente pas de simplifier une réalité où le libre échange est non pas mauvais en soi (être aussi systématique relèverait aussi de l’idéologie !) – mais tantôt bon, tantôt mauvais. Elle tend à considérer tous ceux qui, dans le passé, ont fait une autre politique que celle du libre échange comme des barbares, des hommes dépassés. Plus l’idée qui inspire les politiques idéologiques est simpliste, plus elle apparaît en rupture avec un passé de civilisation où était préservé le sens de la complexité.
L’idéologie est ainsi non seulement un rapport au réel, extraordinairement biaisé puisqu’il tend à en ignorer la complexité, mais encore un rapport au temps, désormais divisé entre l’avant – où l’humanité n’avait pas encore conçu l’idée géniale et simplificatrice qui doit faire son bonheur -, et l’avenir qui s’organisera sur la base de cette idée. Marx lui-même disait que la préhistoire de l’humanité ne cesserait qu’avec le socialisme.
Ce n’est pas seulement tel ou tel trait du passé qui se trouve ainsi disqualifié dans le mode de pensée idéologique, mais le passé en général. A partir du moment où elle prétend organiser l’Europe en gommant le fait national, la démarche européenne tend à considérer les siècles où les nations existaient comme des siècles barbares, où presque tout était mauvais : des siècles de guerre, d’obscurantisme, de haine, marqués par la traite des noirs, le colonialisme, le racisme, l’intolérance etc. C’est pourquoi, pour l’idéologue, la mémoire ou les racines – en particulier les racines chrétiennes – sont toujours disqualifiées puisqu’elles renvoient à une époque où la politique n’était pas encore animée par l’idée formidable qui désormais l’inspire : la suppression de la propriété privée et de la religion pour le communisme, la suppression des nations et l’ universalité du marché pour l’idéologie moderne.
Il est probable que l’idéologue pressent au fond de lui, même s’il ne veut pas se l'avouer ou l’avouer, que son idée est fausse, fausse parce que trop simple et, quelque part, en porte à faux avec le réel. Il a l’intuition qu’à cause de cette fausseté, il rencontrera des oppositions de toutes sortes, en particulier dans cette partie de la population qui est moins sensible à la logique des idées qu’est le peuple.
En même temps, il a le sentiment de tenir une idée si neuve, si radicale qu’elle ne peut être que salvatrice, qu’elle doit permettre à l’humanité de franchir une nouvelle étape.
Porteur d’une idée extraordinaire, salvatrice mais qui rencontre des résistances, qui ne « passe » pas, l’idéologue sera nécessairement à cran. Et c’est ce qui le rend méchant : non seulement il n’a pas raison, mais il le sent confusément.
La simplification opère en tant que vision du réel, offrant une vision du monde à bon marché qui permet de le réduire à quelque principe simple.
La simplification opère aussi en tant que doctrine du salut. Puisqu’elle est entièrement nouvelle, l’idée géniale qui inspire l'idéologie, par exemple la suppression de la propriété, est supposée porteuse d'un immense progrès, d’une forme de rédemption de l’humanité, ce qui place l’enjeu du combat contre les adversaires tellement haut qu’ils ne méritent aucune mansuétude.
La simplification répond ainsi à un besoin ancestral : celui de distinguer facilement le bien et le mal, les bons et les méchants. Les bons seront ceux qui adoptent l’idée, les méchants ceux qui y résistent, autre forme de simplification, et ils sont nombreux puisque cette idée viole la nature, ce que l'idéologue se refuse à reconnaitre mais qu’en son for intérieur, il sait.
Le clivage entre les bons et les mauvais ne résulte pas seulement des résistances à l’idéologie. Le plus souvent, il est déterminé à l’avance par l’idéologie elle-même : dans le marxisme léninisme, les mauvais sont d’emblée les bourgeois et fils de bourgeois, les prêtres, les paysans, même s’ils n’opposent aucune résistance au régime, dans le nazisme, ce sont les Juifs, les Gitans même s’ils ne font rien de subversif.
Rapport au réel, rapport à l’histoire, rapport au salut, l’idéologie est aussi, la plupart du temps, porteuse d’une histoire mythique, également simplifiée. L’expérience de la Seconde guerre mondiale a laissé croire à une partie des élites européennes, persuadée à juste titre que la cause de la guerre était l’idéologie nazie, que le nazisme n’était qu’une forme exagérée du fascisme, ce qui était déjà en partie faux, que le fascisme était une forme exacerbée du nationalisme, le nationalisme, une hypertrophie de l’esprit national et donc du patriotisme. C’est sur ce raisonnement, dont à peu près tous les maillons sont contestables, qu’a été pourtant entreprise la construction européenne. Pour les porteurs de l’idéologie européiste, ou du mondialisme qui en est difficilement séparable, ou encore des formes les plus frénétiques de l’antiracisme, une fois qu’ils ont admis que la cause de toutes les guerres c’est la nation, aimer sa patrie, un sentiment qui, dans toutes les civilisations est, ainsi que le rappelle Léo Strauss, le plus moral qui soit, c’est être nationaliste, donc fasciste, donc nazi, donc, en puissance, kapo dans un camp de concentration. D’où la haine qui anime ces gens là vis-à-vis de toute affirmation identitaire, pour timide quelle soit. Pour eux, elle ne saurait être que la manifestation des forces du mal, forces d’autant plus puissantes que, fondées dans la nature, elles résistent de toute part à l’Idée
Et c’est ainsi que l’idéologie, partie d’une opération intellectuelle de simplification, conduit à l’intolérance, au refus absolu du dialogue et à la haine.
Les porteurs de l’Idée trop simple qui va bouleverser l’humanité ne se trouvent pas seulement en rupture avec le passé ; ils sont aussi en rupture avec la majorité de leurs contemporains qui résistent à la puissance lumineuse de l’Idée.
Le principal motif de cette résistance tient au caractère artificiel de l’Idée : quoi qu'en pensent les idéologues, le sens de la propriété existe, le fait religieux existe, le marché (sans en faire un absolu) existe, le fait national existe , la division des sexes existe ; et ils résistent sourdement à ceux qui voudraient les abolir.
Parmi ceux qui résistent plus particulièrement, les classes populaires en tout temps et en tous lieux : elles résistent parce qu’elles sont plus près des réalités, parce qu’elles sont plus près des sentiments naturels, parce qu’elles éprouvent moins le besoin d’une vision logique des choses ou de la politique. Même si, la propagande aidant, le peuple peut se laisser séduire un moment par l’idéologie, il s’en détache vite. La haine des idéologues pour le peuple, au nom de la lutte contre les « koulaks » ou contre le « populisme » est une constante de l’idéologie.
L’autre motif de résistance peut être à l’inverse une grande culture et donc la conscience d’une dimension historique qui interdit de dévaloriser sommairement le passé. Une culture approfondie conduit à éprouver la complexité des choses et donc à se méfier d’une simplification exagérée du réel telle que l’opèrent les idéologues.
L’idéologie prospère, dit Jean Baechler, chez les demi-intellectuels, assez évolués pour subir la séduction de la logique, mais pas assez pour avoir développé le sens de la complexité et le sens critique.
Les résistances populaires qu’ils rencontrent conduisent les idéologues à se considérer comme une élite, plus éclairée, plus lucide, une avant-garde, voire une secte d’initiés. Lénine a fait la théorie du parti avant-garde. Les SS se voulaient aussi une avant-garde idéologique. La Commission européenne se veut explicitement une avant-garde destinée à détruire peu à peu chez les peuples le sens national et son expression économique, le protectionnisme, et à faire entrer les nations d’Europe dans ses schémas nolens volens. Les idéologues s’impatientent d’autant plus des résistances qu’ils rencontrent qu’elles ne rentrent pas dans leurs schémas a priori. Au terme de cette démarche, le viol de la volonté populaire tel qu’il a eu lieu par exemple à la suite du référendum du 29 mai 2005 au travers de l’adoption d’un traité par les Parlements (l’élite éclairée), reprenant point par point ce qui avait été refusé par le peuple.
Les idéologues sont d’autant plus intraitables que l’idée qu’ils véhiculent est porteuse d’une perspective de salut : le socialisme, le dépassement des nations, la paix universelle, la prospérité générale.
Ainsi imbus de certitudes salvatrices, ils remplacent le débat par une démonologie. Ceux qui leur résistent sont les prisonniers ou les complices des forces du mal.
La haine antiraciste qui prospère aujourd’hui n’a ainsi rien à voir avec la volonté d’aider les minorités que l’on prétend défendre, Noirs, Arabes, Roms, elle est la haine d’idéologues ayant décrété que le sentiment d’identité était dépassé, qu’il faut à tout prix l’extirper comme on extirpait autrefois la sorcellerie et qui sentent confusément combien leur doctrine est artificielle.
De la même manière, on se tromperait lourdement en réduisant la barbarie nazie à l’antisémitisme ancestral, même exacerbé : pour en comprendre la dimension apocalyptique, il faut faire entrer dans l’équation le fantastique multiplicateur de l’idéologie.
La haine de soi
On n’aurait pas fait le tour de la dimension idéologique de l’intolérance contemproaine si on ne faisait sa part à la haine de soi. Celui qui s’accommode du monde tel qu’il est et qu’à bien des égards il a toujours été, n’éprouve pas le besoin de trouver une clef qui permettra sa transformation radicale. Cette philosophie simpliste qui doit permettre de transformer le monde existant en un monde meilleur implique un regard largement négatif sur le monde tel qu’il est. Il implique la haine du réel, la haine de la société et même, à bien des égards, la haine de soi puisque c’est non seulement le monde mais l’homme, tous les hommes, y compris lui-même, que l’idéologue veut transformer en éradiquant le sens de la propriété ou le sens national.
Qui dit haine de soi, dit haine des autres. Comment aimer autrui comme soi-même si on se hait et si on hait le monde ? C’est pourquoi les idéologues ont si souvent le cœur rempli de haine, ils voient partout des « vipères lubriques ». Ils en voient d’autant plus qu’ils en portent en eux-mêmes. Observons un procès pour « incitation à la haine raciale » et regardons le ton des parties en présence : qui, généralement sue le plus la haine sinon les antiracistes ? Ce n’est pas sans raison que le regretté Philippe Murray a décrit, dans son style inimitable, les « parties civiles » (les parties civiles de profession, organisées en associations, pas les victimes de crimes ou d’accidents) comme des chacals agressifs désireux de dépecer un cadavre. En face, les prétendus supposés racistes sont souvent des gens gentils, amoureux de la vérité, de bonne compagnie. Etonnant renversement des valeurs !
La haine précède-t-elle ou suit elle la posture idéologique ? Les deux sans doute. Il est vrai que pour devenir un idéologue, il ne suffit pas d’être inculte, il faut aussi avoir un tempérament aigri ou frustré. Mais on a vu bien des honnêtes gens entrés en religion idéologique sous l’effet de la générosité et s’y dévoyer. On a vu des amis de l’humanité entrer au parti communiste par amour des « damnés de la terre » et finir par approuver les pires crimes du stalinisme. Céline commença sa carrière comme médecin des pauvres, philanthrope donc. Par quels cheminements en est-il arrivé aux pires invectives antisémites, voir aux appels au meurtre ? C’est sans doute là le mystère de l’idéologie.
Idéologie et intérêts
Bien entendu les idéologies sont sous-tendues par des intérêts. Il est probable que l’intérêt et l’idéologie sont aussi inséparables que l’onde et la particule dans la mécanique quantique. Là où il y a l’un, il y a l’autre. Le communisme était sous-tendu par les intérêts de la nouvelle classe bureaucratique dont parlait Milovan Djilas. Le mondialisme sert de manière tellement évidente les intérêts les plus étroits de l’oligarchie financière internationale, en élargissant partout l’échelle des revenus et de la richesse, qu’on comprendra qu'elle soit soutenue avec force par les grands médias qui appartiennent presque tous à cette oligarchie. Mais ce serait une grave erreur de réduire les attitudes idéologiques à des logiques d’intérêt. L’idéologie prolonge et sert les intérêts, mais elle a sa rigidité, sa logique propre. Il n’est pas vraiment besoin d’une eschatologie intolérante pour défendre des intérêts. Or, une fois déchaînée, la logique idéologique dépasse largement les intérêts qu’elle prétend servir. Le communisme ne servait que jusqu'à un certain point ceux de la nouvelle bourgeoisie russe ; il était en même temps une terrible contrainte pour elle et un frein au développement de l’économie russe. Cette bourgeoisie a fini par s’en apercevoir mais avec plusieurs dizaines d’années de retard qui furent du temps perdu. Le nazisme fut une catastrophe autant pour la grande industrie allemande, qui, paraît-il, l’avait favorisé, que pour le peuple allemand. Le mondialisme est, au dire de la plupart des experts, la cause de la crise mondiale qui sévit depuis 2008.
Non seulement les idéologies n’ont pas disparu avec la chute des régimes totalitaires, mais elles sont revenues sous d’autres formes. Comme dans un feu d’artifice, après une explosion initiale, on assiste à la retombée d’une gerbe d’étincelles, après l’explosion fantastique du régime totalitaire, l’idéologie revient sous une forme édulcorée et dispersée comme retombent de toutes parts des brandons. Même s’il n’y a plus ni terreur, ni système global, le mode de pensée idéologique pénètre partout. Un de ses effets est de réformer à partir de schémas simples, dans le seul but de mise aux normes, des matières qui n’avaient pas besoin de l’être et où donc, au lieu de résoudre des problèmes, elle en crée. Les exemples foisonnent. Il faudrait tout un ouvrage pour les passer en revue. Deux ou trois cas : lors d’un hiver récent , la neige a posé un problème grave, alors qu’elle n’en avait presque jamais été un dans notre pays ; que l’application mécanique de la décentralisation ait conduit à démanteler les directions départementales de l’équipement, services d’Etat qui fonctionnaient parfaitement, n’est pas sans responsabilité dans cette désorganisation. Des voyageurs ont été bloqués pendant plus de 12 heures à Belfort : le démantèlement de la SNCF, prescrit par Bruxelles au nom de la libre concurrence, n’y est pas étranger. De la même manière, on veut fusionner la police et la gendarmerie au nom de la théorie, ô combien simpliste, que la concentration accroît l’efficacité. Un officier de gendarmerie qui avait exprimé son désaccord dans un article s’est vu infliger immédiatement la sanction la plus lourde qui soit : la révocation. Ce n’est certes pas le goulag, mais la violence de cette réaction est dans la ligne de ce que nous disions des idéologues qui, sachant confusément qu’ils ont tort, sont à cran.
Il y aurait beaucoup à dire encore sur les racines idéologiques de l’intolérance contemporaine. Il y aurait encore plus à dire sur les moyens de lui résister. A ce stade, nous nous sommes contentés d’appeler l’attention sur un de ses ressorts les plus fondamentaux. Cette approche ne saurait nous conduire à baisser les bras, au contraire. La seule issue est la résistance. Mais pour résister, la première chose à faire est de bien connaître l’adversaire, de bien comprendre la manière dont il fonctionne. Les victimes des procès de Moscou, en 1937, furent complètement décontenancées par une mécanique dont elles ne comprenaient pas les ressorts. Si Zinoviev avait lu Hannah Arendt, peut-être eut-il été mieux à même, sinon de sauver sa peau, du moins de résister à la machine infernale qui l’avait pris entre ses griffes ; mais le travail de compréhension et d’analyse du phénomène totalitaire commençait alors à peine. Nous sommes aujourd’hui déroutés par la nouvelle intolérance – qui, répétons-le , n’est pas une nouvelle forme de totalitarisme, mais un phénomène sui generis, à analyser en tant que tel. Quand ses ressorts cachés seront entièrement démontés et mis sur la place publique, alors serons nous mieux à même de gagner le combat glorieux que tant d’entre nous ont engagé pour la liberté.
Roland HUREAUX